XXV

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Je ne sais comment j’ai survécu à toute cette histoire ! Vous savez, j’ai déjà passé un peu plus de deux ans et demi derrière des barreaux pour un crime dont je suis innocente. C’est très très dur à avaler.

J’avais déjà la perte de John à encaisser. Le rapatriement de son corps et son inhumation dans son Australie natale, à l’initiative de sa famille, sans que j’aie pu lui dire adieu, avaient été un déchirement sans nom.

Mais combien je regrettais aussi qu’il ne m’ait pas présentée à sa famille, là-bas, dans la banlieue de Sydney, pendant le court laps de temps qu’il nous a été donné de vivre ensemble ! Nous avions évoqué la possibilité de ce voyage pour le printemps suivant (l’automne là-bas, dans l’hémisphère sud).

Il m’avait déjà parlé de tout un tas de merveilles qu’il voulait me faire découvrir, dans son immense pays : The Twelve Apostles et les baleines de la mer de Tasmanie, Ayers Rock et le désert, Bondi Beach et ses surfeurs, la barrière de corail et ses poissons multicolores, Kakadu et le bush… Il faudra beaucoup de temps pour que j’aie le courage d’aller voir tout cela sans lui, si j’y parviens un jour.

Ce premier deuil, celui d’un amour brisé alors qu’il venait de naître, m’avait épuisée physiquement et moralement. Alors, celui de ma liberté a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Je ne l’ai pas supporté et suis tombée dans une profonde dépression.

Dans mon malheur, j’ai néanmoins eu la chance d’être bien soignée et, grâce à deux médecins, le Dr. Philipps et le Dr. Moore, que je veux ici remercier du fond du cœur, je suis aujourd’hui capable de témoigner de tout cela. Peut-être mon état a-t-il rendu plus « supportable » la première des mes deux années d’enfermement : les psychotropes m’ont isolée d’une partie de la réalité du monde carcéral et en ont gommé les aspérités les plus rudes.

Ensuite, lorsque je suis sortie de ma léthargie et ai repris « du poil de la bête », comme on dit, je crois que ce sont les études que j’ai entreprises qui m’ont aidée à tenir. Oh, ce n’est pas une première, loin de là. Bien des prisonniers, de par le monde, sont passés en détention de l’autre côté de la barrière, de délinquant ou criminel à défenseur.

C’est logique. On est amené à s’intéresser au droit pour comprendre ce qui vous arrive, on cherche à en percer les arcanes pour mieux se défendre, puis un jour on se dit qu’il y a peut-être là une voie de rédemption. En tous cas, je suis fière aujourd’hui de m’apprêter à rejoindre les rangs de la profession d’avocat. Je viens d’obtenir par correspondance mon diplôme de premier cycle en droit.

Dans un an, lorsque je serai rentrée dans mon pays, je pourrai m’inscrire à l’examen, puis faire mes deux ans de stage dans un cabinet. Ensuite, j’aurai la possibilité de m’inscrire au barreau de Jakarta. En effet, là-bas je n’ai commis aucun crime. Et ici, j’entends bien œuvrer pour retrouver mon honneur perdu. J’ai déjà songé à engager un détective privé pour remonter la piste de ce cambrioleur qui sévit depuis plusieurs années sans qu’on réussisse à l’attraper. La police envisage de classer son dossier dans les « cold cases ». Elle a bien d’autres chats à fouetter avec le terrorisme, la drogue et la guerre des gangs ! Mais il faudra bien qu’un jour la chance abandonne ce chien galeux ! Et ce jour-là, je veux être partie prenante.

Tous mes droits et les bénéfices du restaurant risquent d’y passer, car je devrai le payer en dollars et la roupie indonésienne convertie en monnaie de l’Oncle Sam, ne vaut pas grand-chose. Mais Lia et ma mère sont d’accord.

Finalement, Lia et Bagus ont pris goût à la gestion du Sundoro Sunshine. Elle, se débrouille très bien à l’accueil et Bagus est à l’aise dans la gestion de l’affaire qu’il mène de pair avec une petite activité de conseil pour TPE. Ma mère est toujours avec eux, mais ses jambes ne la portent plus ; elle se contente d’une présence discrète, assise dans un fauteuil roulant près de la caisse, paraît-il. Je crois qu’ils ont licencié le cuisinier malais qui en avait pris à son aise, en détournant des marchandises qui lui servaient à alimenter un second restaurant tenu par son épouse ! Chaque matin, depuis que John n’était plus là pour vérifier bons de livraison et factures, une partie des achats partait dans une autre voiture que la nôtre ! Ce manège a quand même duré près d’un an !

Le nouvel embauché rentre d’une expérience de cinq ans à Singapour. Il semble satisfait des conditions qui lui sont accordées au Sundoro Sunshine, plus douces sans aucun doute que là-bas.

Pour ma part, je ne compte pas reprendre la cuisine ; c’est un pan de ma vie dont j’ai tourné la page. Maintenant que les enfants ont pris l’établissement en charge avec succès, je me vois mal leur dire quand je sortirai : « Bon, merci beaucoup, je redeviens la patronne, trouvez-vous d’autres occupations, s’il vous plaît... ».

Et puis, là-bas, tout me rappelle John : ce que lui avait mis en place tout seul, ce que nous avions créé ensemble. Ce serait trop dur d’avoir cela sous les yeux en permanence.

Garin vient me voir quelquefois, en fonction de ses déplacements. Il y a trois mois, il m’a annoncé qu’Ulla l’avait quitté. Après mon arrestation, il a poursuivi seul la tournée de présentation du film. Le scandale a sans doute contribué à la promotion ; en tous cas, la diffusion a bien marché et il a commencé à rapporter de l’argent, m’a-t-il dit, lors de sa dernière visite. J’en suis heureuse pour lui et pour moi aussi, puisque je touche un petit pourcentage. Dans six mois, l’exploitation à la télévision et la vente des DVD et VOD va commencer.

À quelque chose malheur est bon, dit la sagesse des nations. Je veux le croire.

La sonnerie d’extinction des feux vient de retentir. Les lumières passent en mode veilleuse. Une nouvelle nuit commence. Il m’en reste trois cent soixante-quatre, si j’ai bien compté, si je me conduis bien, si je n’écope pas d’une rallonge, si… tellement de si !

Cellule 1066, Section F, Rose M. Singer Center, Rykers Island, New York, décembre 2018.


F I N

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

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