XXIV

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Depuis le 11 septembre 2001 et l’attentat contre les Twin Towers de Manhattan, le contexte sécuritaire avait renforcé un sentiment xénophobe diffus, en particulier parmi les WASP de la population américaine.

Pour eux, si vous étiez d’une couleur de peau, d’une religion, d’une culture différente de la leur, vous étiez déjà suspect, par nature. Si, en plus, vous vous étiez rendu coupable d’un délit ou d’un crime quelconque, alors vous méritiez la peine la plus sévère prévue par la loi.

Les avocats de Ratih ne s’attendaient donc à aucune clémence de la part de cette fraction du jury. Restaient ses autres composantes : Afroaméricains, Latinoaméricains et Asiatiques.

Curieusement, les premiers – encore discriminés, en particulier dans les États du Sud – avaient tendance à se comporter comme les Blancs, par un réflexe de repli identitaire.

Les deux autres groupes, principalement issus de vagues migratoires plus récentes, étaient réputés plus « ouverts » aux problèmes rencontrés par leurs « frères ».

Étant donné sa composition, les avocats de Ratih nourrissaient encore un petit espoir de voir le jury rejeter la culpabilité de leur cliente.

Hélas, en dépit de la légèreté des preuves présentées, il déclara Ratih « coupable » et, conformément à la procédure, le procès fut alors ajourné jusqu’au prononcé ultérieur de la sentence.

La requête en annulation pour insuffisance de preuve, présentée par son avocate fut rejetée et toutes les parties se retrouvèrent donc, une semaine plus tard, pour l’audience fatidique qui allait décider du sort de Ratih pour des années !

Pour le crime dont elle avait été à tort reconnue coupable, elle encourait une peine maximale de vingt ans et là où une citoyenne américaine aurait pu avoir accès à la probation ou même à une libération sur parole (1), sa condition d’étrangère la contraignait à la prison ferme sur place. En effet, il n’existait pas de convention d’extradition entre son pays et les États-Unis !

Mais, finalement, le juge Connolly fit preuve d’une certaine clémence, puisqu’elle ne fut condamnée qu’à cinq ans d’emprisonnement, la peine minimum. Les attendus du jugement prenaient en compte sa condition de primo-délinquante, ses charges familiales, la non-préméditation et l’attitude menaçante de John au moment des faits.

Fallait-il interjeter appel de cette sentence, avec le risque que le second procès accouche d’une peine plus lourde que la première ?

Son avocate n’en était pas partisane, estimant qu’elle ne s’en tirait pas si mal et, abattue par la rude nouvelle, Ratih finit par se ranger à son avis.

« D’autant plus, lui dit Lisbeth Jones, que vous devriez pouvoir bénéficier d’une remise de peine lorsque vous passerez de plein droit, à mi-condamnation, devant la Commission des libertés conditionnelles de l’État de New York. Les remises dépendent en général de trois facteurs : la bonne conduite en prison, la participation à des activités pénitentiaires et l’absence de condamnation antérieure. Vous remplissez déjà une condition. Dans votre cas, je pense que nous pouvons espérer une libération au bout de trois ans. »

Pour l’instant, Ratih voyait cet espoir bien mince, réduit à un point minuscule sur un horizon lointain, qu’elle peinait même à se représenter.

Pour l’instant, elle ne voyait autour d’elle que les quatre murs de sa cellule, n’entendait que les multiples bruits agressifs de la détention, ne percevait que le rythme assourdi des jours et les secondes, minutes et heures interminables de ses nuits d’insomnie.

Pour l’instant, toute foi en la vie l’avait abandonnée.

Lia avait prolongé son séjour jusqu’au délibéré, mais, pour des raisons de budget comme de travail, elle ne pouvait s’attarder plus longtemps. La douleur de la séparation d’avec sa fille vint s’ajouter à celle du poids de la condamnation.

Garin, lui, était rentré à Jakarta, aussitôt libéré de ses obligations de témoin.

C’est donc dans une solitude sans autre visite que celle de son avocate que Ratih affronta ses premiers jours de condamnée.

Des jours sombres, d’abattement et de prostration.

Du matin au soir et du soir au matin, elle ressassait les événements qui l’avaient amenée dans cette cellule 1066 de la section F du Rose Maria Singer Center, sur l’île newyorkaise de Rykers. Jusqu’à ce que sa conscience s’obscurcisse.

Bientôt, elle refusa de manger, de participer aux ateliers, d’aller en cour de promenade ou en salle de sport.

Lorsqu’elle ne fit plus sa toilette et voulut cesser de boire, on la transféra à l’hôpital de la prison, on la sangla sur un lit, un traitement anti-dépresseur et une alimentation par perfusion furent mis en place.

Pauvre Ratih !

Sur sa table de nuit, les lettres de Lia s’empilaient sans être ouvertes.

Tout un hiver se passa ainsi.

Après l’abrutissement immobile des premiers temps, puis une période transitoire où elle ne se levait que pour prendre de minuscules repas, elle fut transférée dans une petite unité contigüe à l’hôpital, où l’on pouvait surveiller un peu mieux les malades convalescents.

Un matin du mois de mars, sans qu’elle sache comment ni pourquoi, elle se réveilla avec dans la bouche le goût des putu (2) de sa mère.

C’est à partir de ce jour qu’elle sortit de sa léthargie et retrouva peu à peu l’appétit et le goût de vivre.

Elle avait maigri de dix kilos, n’en pesait plus que quarante et ses cheveux avaient subi une attaque en règle de ciseaux qui l’avaient laissée coiffée à la Jeanne d’Arc. Par chance, elle n’avait pu se regarder dans un miroir depuis bien longtemps.

(1) Alternatives à l’incarcération, gérées état par état, comté par comté et ville par ville, par un « Office of Probation and Correctional Alternatives ».

(2) Gâteaux de riz cuits à la vapeur, enrobés de noix de coco râpée.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2016.

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