XV

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Sans m’en parler, Garin avait inscrit le film au Festival de Cannes, en France, et finalement celui-ci avait été sélectionné.

Alors, je m’étais renseignée et j’avais découvert que c’était un des principaux festivals de cinéma du monde !

Petit à petit, la possibilité d’une récompense s’était infiltrée dans mon esprit. Mais à aucun moment je n’avais imaginé devoir faire une tournée de promotion.

C’est pourtant ce qui arriva, car cela figurait en toutes lettres (petites, il est vrai), dans une des clauses de mon contrat.

Je dus donc m’y plier, bien que cela ne m’enchantât pas trop de délaisser ma famille et m’absenter à nouveau du restaurant.

Deux jours avant la remise des prix, des rumeurs insistantes avaient averti Garin d’une possible récompense et, en urgence, nous nous étions envolés tous les deux pour Paris et Cannes, via Dubai, puisque je ne pouvais faire escale à Singapour.

Auparavant, il avait fallu aller choisir une robe pour la soirée de remise des prix. C’est ainsi que je me retrouvai dans les salons jakartanais de Didit Hediprasetyo, l’étoile montante de la haute couture indonésienne, en train de passer une sélection de ses récentes créations.

En quelques heures, ses retoucheuses ramenèrent à ma taille une robe longue sublime ! Je n’avais pas mauvais goût : c’était le clou de sa dernière collection. Son prix équivalait à dix ans de notre indigent salaire minimum !

Elle était blanc écru, en dentelle de soie aux motifs floraux stylisés et aux transparences osées.

Il fallut toute la persuasion de Garin et du couturier pour me convaincre que c’était LA robe qu’il fallait porter dans un Festival comme Cannes, où il convenait d’être remarqué autant pour son vestiaire que pour son travail !

Certes, c’était un lourd investissement pour une soirée, mais selon Garin, cela pouvait rapporter gros, si les clichés étaient suffisamment repris par la presse.

Je me laissai convaincre, car l’audace de la dentelle était compensée par un col sage et des manches courtes, inspirés des tenues asiatiques traditionnelles, et une blancheur discrète de bon aloi. Le reste n’était pas de ma compétence. Mon contrat prévoyait que ces frais de représentation étaient pris en charge par la production.

L’heure du départ approchait. Lia était un peu envieuse de ce voyage exotique, John un peu déçu de ne pouvoir m’accompagner ; seul Bagus paraissait sincèrement content pour moi.

Le vol, en classe affaires, une nouveauté dont le luxe me parut insolent, se passa sans incident.

La ruée médiatique commença dès l’aéroport de Cannes-Mandelieu ; des indiscrétions avaient filtré ou des paris avaient été lancés ; toujours est-il qu’une meute de caméras, en priorité asiatiques, mais aussi européennes, nous attendait à la sortie du tarmac.

Garin, prudent et avisé, avait prévu la chose et nous avions répété dans l’avion une petite interview, pour le cas où..

« Oui, c’était mon premier rôle au cinéma et j’avais trouvé ce métier passionnant, mais difficile » ;

« Oui, j’étais fière de pouvoir par ce film contribuer à faire connaître au grand public, la condition dificile et méconnue des « maids » asiatiques.

« Oui, je mesurais avec incrédulité le chemin parcouru depuis mon renvoi de Singapour, et je tenais à remercier mon réalisateur de m’avoir fait confiance pour tenir ce rôle »...

Nous répondîmes brièvement aux questions posées avec les quelques platitudes d’usage.

Du fond de notre taxi aux vitres teintées, je découvris le rivage qui fait rêver toutes les starlettes du monde : la Croisette et sa large promenade piétonne sous les pins !

À défaut du Martinez, complet et trop cher de toute façon, nous avions obtenu, je ne sais comment, deux chambres supérieures au Majestic, un autre des hôtels de luxe de la Croisette : 240 € la nuit en temps normal, plus du double pendant le Festival ! Pour moi, c’était énorme.

Rendez-vous compte : vingt mètres carrés à moi toute seule, qui pendant un an avais dormi dans moins de six !

Grande baie vitrée, écran plat, minibar, salle de bains luxueuse, j’étais comme une petite fille dans un magasin de poupées : j’allais de la fenêtre au lit, du bar à la coiffeuse, du fauteuil au bureau, de la baignoire au lavabo, j’essayais le peignoir, allumais le sèche-cheveux, je m’allongeais sur le lit king size, testais ses ressorts… Une vraie gamine, je vous jure !

La cérémonie de clôture et de remise des prix était prévue à 19 heures. Il fallait être prête une heure avant, commander une limousine, s’insérer dans le ballet bien réglé des véhicules qui s’arrêtent au pied du tapis rouge et ne pas rater sa sortie de voiture ni sa montée des marches.

Pour les hommes, c’est plus simple. Il est rare qu’un smoking se déchire, qu’un mocassin verni casse ou qu’un nœud papillon s’envole ! Mais, nous les femmes, craignons sans cesse qu’un objectif surprenne un début de culotte, un sein échappé, une mèche sur l’œil, que sais-je encore qui viendrait choquer et ridiculiser, ternir une image toujours fragile.

Je parle comme si j’étais une star, c’est consternant !

Bref, Garin était un peu plus détendu que moi.

Ayant réalisé deux essais à l’hôtel, avant le départ, je m’extirpai assez élégamment de la voiture et, au crépitement des flashes, je sus que ma robe produisait son petit effet.

Tout cela était plus qu’agréable.

Bras dessus bras dessous, nous montâmes les marches, en nous arrêtant deux ou trois fois à la demande des photographes et caméras.

J’arborais mon plus joli sourire.

C’est un moment qui restera gravé à jamais dans ma mémoire. Je ne pense pas le revivre.

La cérémonie commença. Les places qui nous étaient attribuées se trouvaient dans la rangée centrale, assez loin dans la salle, mais assez près du bord, heureusement pour moi, qui suis un peu claustrophobe.

Puis, ce fut le lent égrènement des prix. Énoncé de noms parfois difficiles à prononcer, applaudissements, montée sur scène, embrassades et poignées de main, remise du trophée, discours ému ou maîtrisé, remerciements minutés.

Une boule grossissait dans mon ventre. Les jointures de mes doigts blanchissaient sous la pression. J’échangeais des regards interrogateurs et inquiets avec Garin, à mesure que le palmarès s’avançait sans que « L’Indonésienne » ait été cité.

Les prix du scénario, de la mise en scène, d’interprétation féminine et masculine avaient été décernés ; celui du Jury aussi. Ne restaient plus que le Grand Prix et la Palme d’Or !

Je nous voyais déjà repartir les bras vides lorsqu’enfin, dans un brouillard visuel et sonore, je discernai les consonances de nos deux noms au bout d’une phrase : c’était nous ! C’était moi !

Garin s’était levé. Je l’imitai et, main dans la main, nous progressâmes vers la scène du Palais des Festivals.

Le maître de cérémonie, Jean Dujardin, me fit la bise et serra la main de Garin, puis le Président du Jury lui remit le Diplôme du Grand Prix avec une phrase sobre. Ensuite, ce furent les discours de remerciement, tandis que crépitaient les flashes.

Garin fut bref, et moi plus encore. Je crois que j’ai simplement dit, en anglais, que je me sentais très heureuse pour lui, pour le film et pour moi, que cela me coupait le souffle et que j’étais très reconnaissante envers le jury. Mais je me souviens très bien qu’une salve d’applaudissements a salué cette banale déclaration.

Il y eut cette nuit-là trop de coupes de champagne, de multiples interviews et sollicitations, quelques courtes heures de sommeil toute habillée et, au réveil, dans la chambre et sur le lit de Garin, un horrible trou noir de quelques heures.

Si je ne m’étais trouvée seule, dans ma robe de cérémonie, j’aurais pu croire que j’avais couché avec Garin.

Mais, non, il reposait dans le canapé voisin, le nœud papillon dégrafé et les mocassins déchaussés, impénétrable dans son sommeil comme dans la vie.

Je nous revoyais descendre de la limousine qui nous ramenait à l’hôtel, je nous visualisais même devant le liftier, puis plus rien jusqu’à ce réveil.

C’est alors que j’avisai mon téléphone, sorti de mon sac, à mes pieds.

Quatre appels en absence clignotaient : trois de John, un de Lia. Et deux messages : le premier de ma fille, pour me féliciter, le second de mon chéri pour s’étonner de ne pouvoir me joindre !

Six heures du matin ici. Il était onze heures à Temanggung. Il fallait que je les appelle !

(à suivre)

© Pierre-Alain GASSE, 2017.

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