XIV

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Le mois d’avril était déjà entamé lorsque Garin reçut le mail lui annonçant que son film L’Indonésienne, Singapore maid était retenu pour le 69e Festival du Cinéma de Cannes, dans la Sélection Officielle.

De joie, il en tomba de sa chaise, mais, prudent, garda la bonne nouvelle pour lui jusqu’à l’annonce publique.

Quelques jours plus tard, il assista en direct sur Internet à la conférence de presse qui confirmait ce choix et put alors communiquer l’information à tous les intéressés parmi lesquels figurait, au premier chef, Ratih.

Celle-ci, complètement béotienne en la matière, accueillit la bonne nouvelle avec un enthousiasme poli, mais sans plus. Elle méconnaissait encore le retentissement de cette manifestation

Garin, lui, refusa de pavoiser, car il savait que la concurrence s’annonçait rude : pas moins de vingt titres en compétition et seuls sept prix seraient décernés.

L’année précédente, c’était le film de Jacques Audiard, Dheepan, qui avait remporté la palme. Avec l’histoire d’un ancien « tigre tamoul » ayant fui le Sri-Lanka en compagnie d’une jeune femme et d’une petite fille pour obtenir plus facilement l’asile en France. Échouée dans une banlieue sensible, cette « fausse famille » allait être rattrapée par la violence.

Son scénario à lui, de maid indonésienne expulsée de Singapour, présenté sous pavillon du Vietnam, son principal financeur extérieur, saurait-il séduire un jury encore inconnu, mais à coup sûr exigeant ?

Passer après Dheepan ne serait pas facile ! Il craignait fort que son film manque de deux ingrédients dont les doses augmentent d’année en année dans le cinéma actuel : le sexe et la violence.

Les derniers succès du cinéma vietnamien remontaient à 2002 et 2004 avec Bar Girls et sa suite Street Cinderella de son confrère Le Hoang et encore n’avaient-ils obtenu que des récompenses décernées dans l’orbite asiatique.

De toute façon, le seul fait d’être retenu et projeté à Cannes vaudrait au film une notoriété sans égale. Le retour sur investissement serait énorme. Autant dire que cette sélection était déjà une grande victoire.

Elle fut célébrée au champagne français avec toute l’équipe de production, en présence de Ratih et de sa famille. La presse relaya l’événement et un petit tourbillon médiatique prit corps en Indonésie.

Un envoyé du Gouvernement indonésien vint même trouver Garin pour l’assurer que le refus de l’autorisation de tournage n’était dû qu’à des considérations de maintien de l’ordre public en des temps troublés par la montée de l’intégrisme islamique et non à une censure de son scénario.

L’année passée, la présidence du jury était assurée par le réalisateur australien Georges Miller et comprenait un Canadien, une Iranienne, deux Français, un Hongrois, un Danois, une Américaine et une Italienne.

L’Asie aurait-elle un représentant cette année ? Rien de moins sûr. Depuis sa création, le Festival n’avait récompensé que cinq réalisations asiatiques et la composition des jurys reflétait cette faiblesse.

Le cofinancement partiel de son film par l’Oncle Sam lui apporterait-il un soutien de ce côté-là ? C’était une conjecture de plus, parmi toutes celles qui s’agitaient dans la tête de Garin.

Dans la seconde quinzaine de mai, le 69e Festival Inernational du Film s’ouvrit enfin. Les limousines aux vitres teintées entamèrent un ballet bien réglé devant le Palais cannois.

Les stars féminines, moulées dans des robes d’un soir, adoptèrent sur le fameux tapis rouge leur pose la plus étudiée, tentant de monter les marches sans faux-pas et arborant des sourires étincelants de blancheur. Leurs holomogues masculins, sanglés dans un smoking ou en débraillé chic, jouaient les princes consorts.

Tous sacrifiaient, avec plus ou moins de bonheur, aux exigences des caméras et des photographes de presse, protégés par une armée de gros bras et un rempart de barrières, des chasseurs d’autographes et selfies de tout poil.

À plus de onze mille kilomètres à vol d’oiseau, Garin regardait cela avec un certain détachement, car il avait déjà remporté des prix, monté des marches et subi les flashes. S’y ajoutait pourtant une appréhension croissante : l’Europe, c’était autre chose, tout comme l’Amérique d’ailleurs, et la France et son Festival de Cannes restaient un Graal convoité par tous.

Le dimanche 22 mai, le palmarès tomba enfin.

L’avant-veille, prévenu par le Président du Festival que son film avait reçu un accueil excellent du public et bon de la critique, il s’était résolu à prendre l’avion pour Paris, puis Cannes, en compagnie de Ratih.

Finalement, la Palme d’Or fut remportée par le film Moi, Daniel Blake, de Ken Loach, mais Garin se sentit néanmoins comblé lorsqu’il entendit son nom pour le Grand Prix ! Un peu moins prestigieux, certes, mais également assorti d’une distribution en France, qu’il n’aurait pu se payer autrement.

Ses objectifs étaient atteints et même plus : une Mecque du cinéma avait reconnu la qualité de son travail et de cette histoire. Il se sentait à la fois reconnu et honoré.

Ratih à son bras, dans une robe longue d’inspiration asiatique revisitée par le couturier Didit Hediprasetyo, il sentit les projecteurs de poursuite se poser sur eux tandis qu’ils progressaient vers la scène où le Jury les attendait.

Les jambes un peu flageolantes et la voix incertaine, il prononça les quelques mots de remerciements de rigueur, avant de se tourner vers Ratih pour lui passer le micro, mais elle ne sut que bafouiller, dans un anglais certes excellent, qu’elle était « so happy for Garin, the movie and her that she was breathless, but very thankful for the Jury ».

Prestation minimale qui parut suffire et fut copieusement applaudie.

En regagnant sa place, Garin pensa qu’à présent, il fallait assurer la promotion de l’œuvre à l’international et que c’était une autre paire de manches !

Ses agents savaient faire pour le continent asiatique, mais l’Europe et l’Amérique, c’était nouveau pour lui comme pour eux.

La France disposait d’une société dédiée, UniFrance, mais l’Indonésie avait du retard dans ce domaine comme dans bien d’autres encore.

Cette distinction lui ouvrirait des portes, certes, mais trouverait-il les financements nécessaires à une tournée de promotion digne de ce nom pour le film ?

Autant dire que l’euphorie de la récompense fut moins longue que les observateurs extérieurs n’auraient pu le penser.

(à suivre)

© Pierre-Alain GASSE, 2017.


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