IX

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John insista pour que Ratih fasse étudier ce contrat par un avocat spécialisé dans le domaine audiovisuel avant de signer. Moyennant une centaine de dollars, l’homme assura à celle-ci que les conditions proposées étaient honnêtes.

Ratih cédait l’exclusivité de la mise en images de son histoire contre dix mille dollars cash, plus un pourcentage de dix pour cent sur les recettes du film, pour le temps de son exploitation en salles ainsi qu’en vidéo et VOD. Un contrat d’édition du scénario romancé l’assurait également de dix pour cent des recettes générées par ce biais.

Ratih donna donc son accord un mois plus tard, dans les bureaux de la société de production de Garin, à Jakarta.

Le lieu, le décor et l’objet de sa présence, lui rappelèrent ce jour de janvier, dix-huit mois plus tôt, lorsque, dans son bureau singapourien, M. Wu lui avait fait lecture de son contrat de travail, avant de la mettre en présence de M. & Mme Chang, ses nouveaux employeurs.

Elle eut un pincement au cœur, en se remémorant cet instant crucial de sa vie passée. Quel chemin parcouru en fin de compte ! Ratih devait se forcer pour y croire. Ce n’était pas encore la fortune, mais cela y ressemblait déjà beaucoup.

John et elle investirent aussitôt son petit pactole dans une mise aux normes de la cuisine de leur restaurant, un renouvellement du mobilier et de la décoration. Sur la totalité du seul mur plein de la salle, une peinture à la fresque vint reproduire le logo qu’ils avaient retenu pour l’établissement : ce soleil rouge se profilant derrière la silhouette du mont Sundoro. Avec quelques plantes vertes devant, c’était du plus bel effet.

Cependant, la nuit, parfois, Ratih se demandait en silence si elle n’aurait pas mieux fait de mettre cet argent de côté pour assurer des jours moins fastes. Elle voyait le projet de Garin capoter, faute de financement, ou son film disparaître de l’affiche au bout d’une semaine, faute de public. Le réalisateur l’avait bien prévenue que les deux risques existaient, même s’il pensait être en mesure de les conjurer, le premier grâce au succès commercial de son précédent film, le second, par le caractère même de son histoire à elle.

Puis, Ratih se raisonnait en se disant que le pire n’est jamais sûr et, se pelotonnant contre John, se rendormait d’un sommeil apaisé.

Trois mois plus tard, alors qu’elle commençait à se demander si le projet n’était pas tombé aux oubliettes, elle reçut par la poste la version provisoire du scénario.

Elle dut attendre le soir, sa journée finie, pour se plonger dedans, le cœur rempli d’appréhension.

C’est une sensation très étrange que de lire sa propre histoire dans les mots d’une autre personne. Ratih, qui était plutôt lectrice de revues, magazines et romans-photos sentimentaux, eut tout d’abord de la difficulté à appréhender tant de texte. Puis, très rapidement, son esprit plaqua des images sur les mots du scénario. Elle se revit débarquant du ferry à Tanah Merah, signant son contrat dans les bureaux de M. Wu, découvrant l’immense Villa Paradise… Karin avait su recréer son vécu avec assez de fidélité pour qu’elle s’y reconnaisse.

Prenant des notes au vol, elle put à la fin de sa lecture préciser divers détails, pour la forme et par acquit de conscience plutôt que par réel désaccord, avant de donner son approbation.

Garin qui, de son côté, avait bouclé son financement, organisa un premier casting pour dénicher l’héroïne du film.

Diverses actrices indonésiennes de renom avaient été présélectionnées par l’intermédiaire de leurs agents, des débutantes aussi.

C’est ainsi que le matin de la première séance, dans des locaux des Jakarta Studios de Rempoa, loués par Garin pour l’occasion, l’on vit côte à côte sur les banquettes de la salle d’attente, des actrices indonésiennes comme Julie Estelle, Karina Salim, Sigi Wimela, Imelda Therinne, Tara Basro, ou Stefanny M. Sugiharto.

Garin commença par auditionner les plus jeunes. Julie Estelle, La « Fille aux marteaux » du long métrage The Raid 2, encore auréolée de ses deux scènes d’action d’anthologie et Karina Salim, dernièrement apparue dans un film de genre plus confidentiel, étaient de celles-là, avec leurs 27 et 24 ans respectifs. C’était aussi le cas de Stefanny Marcelina Sugiharto et de Tara Basro, jeune étoile montante, venue d’Australie. Mais, toutes présentaient des traits un peu trop européanisés, de par leurs origines métisses.

Restaient Sigi Wimela et Imelda Therinne, qui avaient l’âge du rôle, c’est-à-dire la trentaine. Venues comme la plupart des actrices indonésiennes, de l’univers du mannequinat, chez Élite ou ses consœurs, elles présentèrent au réalisateur une image trop sophistiquée qui lui déplut. Cependant, la dernière, auréolée de sa couronne de meilleure actrice aux Indonesian Movie Awards de 2013 défendit chèrement ses chances.

Arguant de sa condition de mère, elle affirma être la seule en mesure de comprendre et restituer les angoisses de Ratih dans le rôle.

Chacune des candidates tourna les deux mêmes bouts d’essai : la scène, muette, de l’arrivée à Tanah Merah, sur le ferry, toute en introspection, et celle de l’embauche dans les bureaux de M. Wu.

Certaines se laissèrent aller à un expressionnisme qui n’avait aucune chance d’être retenu. D’autres, trop habituées à mettre en valeur leur physique, ne surent pas restituer la beauté discrète que Garin recherchait.

Finalement, aucune ne lui convint. Elles furent donc congédiées avec la phrase rituelle : « On vous écrira » ou sa variante actuelle : « On vous rappellera ».

Faute de ressource adaptée dans le vivier des actrices patentées, Garin entreprit alors de rechercher son héroïne dans la rue. Il commença à insérer des avis de casting dans les journaux, à placarder les bars, les marchés, les commerces…

Inutile de dire qu’un flot de filles et de femmes, dépourvues de moyens de subsistance ou en mal de notoriété, déferla aussitôt sur les Jakarta Studios.

Une assistante de Garin, pendant plusieurs jours, opéra un premier tri sur l’apparence, pour ne retenir que le dessus du panier : une centaine de filles au total.

Hélas, la plupart n’avaient pas l’âge du rôle. Et le dixième restant s’avéra aussi décevant que les professionnelles, mais pour d’autres raisons. Authentiques dans leurs gestes et attitudes, elles manquaient cruellement de charisme et « passaient mal » à l’image. D’autres présentaient une élocution trop populaire ou un niveau d’anglais bien insuffisant.

Au bout d’un mois de recherches infructueuses, Garin s’arrachait les cheveux. L’argent filait et cela ne pouvait durer plus longtemps. C’est son épouse qui lui souffla un soir la solution :

— Pourquoi tu ne demanderais pas à Ratih de jouer son propre rôle ? Commercialement, ce serait porteur, non ?

— Elle n’acceptera jamais. Et en serait-elle capable ?

— Qui ne tente rien…

(à suivre)

© Pierre-Alain GASSE, 2017.

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