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Lorsque je suis tombée amoureuse de Li Tsou, jamais je n’aurais imaginé que cela aurait pu entraîner mon renvoi aussi rapide, même si je savais, dès le départ, que ce sentiment me faisait prendre des risques.

C’est l’attirance de Mme Chang, ma patronne, pour le chauffeur qui a tout compliqué. Lorsque je les ai surpris dans le garage, j’ai su que j’allais avoir des ennuis. J’ai menti comme j’ai pu, mais la « tigresse » ne m’a pas crue et, à partir de ce moment, elle a cherché le moindre prétexte pour me renvoyer. Et elle a fini par le trouver. Et à se venger, du même coup, de l’infidélité chronique de son mari qui tenait comme à la prunelle de ses yeux à cette jarre qu’elle a brisée pour me faire accuser.

Moi contre elle, c’était l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, je n’avais aucune chance de m’en tirer. Je m’en veux tellement ! Jamais je n’aurais dû descendre au garage ce matin-là. Je savais ce que j’allais y voir, mais je voulais en avoir confirmation.

Ma jalousie de femme amoureuse m’a perdue, c’est sûr. Je n’avais jamais connu ce sentiment auparavant – enfin si, dans les yeux de mon mari, avant qu’il ne me trompe avec une autre. Mais l’éprouver dans sa chair, ça n’a rien à voir ! C’est tellement violent.

Si la surprise ne m’avait pas amenée à lâcher ces bouteilles, en chutant dans l’escalier, et à me blesser du même coup, je crois que j’aurais été capable de l’étrangler, la « tigresse », pardon, Madame Chang.

Je suis certaine que c’est elle qui lui a sauté dessus. Et Li Tsou ne pouvait rien lui refuser sans risquer de perdre sa place, lui aussi. Ce qui est finalement arrivé après que son mari les ait vus sortir ensemble d’un hôtel.

M. Chang aurait peut-être accepté de me garder – à condition que je travaille pour rien le temps de rembourser les prétendus 50 000 dollars de la jarre cassée. Autrement dit, dix ans ! C’était impossible, de toute façon.

Mais la tigresse voulait obtenir mon renvoi et m’interdire à jamais de revenir travailler à Singapour. Alors, elle a révélé à son mari l’incident de la piscine – leur fils était tombé dedans en jouant au ballon – et dit que je l’avais mal surveillé. Le tour était joué.

Voilà comment j’ai été renvoyée.

En moins de quarante-huit heures, je me suis retrouvée dans un avion en partance pour Jakarta, avec sur mon passeport la mention infamante : « NOT ALLOWED TO RETURN TO SINGAPORE (1) »

J’étais tellement fatiguée par ce bouleversement que j’ai dormi presque tout le temps du voyage en autobus de Jakarta à ma ville natale. Ce n’est qu’à l’approche des deux volcans tutélaires de la contrée que j’ai repris contact avec la réalité.

J’espérais trouver en arrivant le réconfort de ma famille. Ce fut tout autrement.

Mon père sut immédiatement à quoi s’en tenir et, à peine passé le moment heureux des retrouvailles, n’eut de cesse de me pousser aux aveux. Ce que je dus me résoudre à accomplir, pour ma plus grande honte.

Ma mère essaya bien de l’amadouer, mais le verdict du patriarche ne tarda pas à tomber : j’étais chassée de la maison, avec un petit délai d’une semaine pour me retourner.

Finalement, ils étaient d’accord entre eux : par mon comportement inconséquent, j’avais ruiné les finances familiales et, suprême offense, attiré l’opprobre sur eux et moi.

Mes maigres économies me permettaient tout juste de louer une chambre minable en ville pendant quelques semaines, mais je fis front et ne laissai rien paraître.

Une dernière épreuve m’attendait et pas des moindres : quel accueil allait me réserver ma fille adolescente ? Comment pourrais-je désormais payer la pension de la madrasah assez chère qu’elle fréquentait ?

Elle devait normalement rentrer chez mes parents pour le week-end. Je décidai d’aller la chercher à la sortie des cours, ce samedi-là.

Je pensais naïvement que nous nous serions précipitées chacune dans les bras de l’autre, après une aussi longue absence.

Et j’allai d’étonnement en mauvaise surprise et amère déception : tout d’abord, Lia avait beaucoup changé ; j’avais quitté une adolescente, je retrouvais une jeune fille ! Et tout ce qui va avec : maquillage, petit ami… Je n’osai imaginer le reste.

C’est ce jour-là que je vis Bagus pour la première fois. De loin. Lorsque Lia m’aperçut, sur un signe qu’elle lui adressa, celui-ci lui tendit le sac qu’il portait à l’épaule, alors qu’il s’apprêtait à la raccompagner sur un scooter jaune fluo, sans casque évidemment !

Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Lorsque je révélai à ma fille le motif de mon retour, elle le prit très mal et finit par claquer la porte du café où nous étions allées boire un verre.

Elle non plus n’acceptait pas que j’aie ainsi mis à mal l’économie familiale et compromis la poursuite de ses études.

C’est donc complètement abattue que j’ai réintégré ma misérable chambre en ville. J’avais oublié les conditions de vie de bien des gens d’ici – après douze mois passés dans le luxe de Singapour !

Et ce qui suit, un sentiment inconnu m’a empêchée jusqu’à présent de le révéler à quiconque. Ce soir-là, en effet, oppressée dans ma soupente comme je ne l’avais jamais été dans ma chambrette singapourienne, je suis ressortie traîner du côté des hôtels à touristes proches de la gare. J’avais besoin de parler à quelqu’un. Malgré ma tenue défraîchie, on n’a pas tardé à m’aborder, à me payer un verre, à m’inviter à dîner… et plus si affinités. J’ai accepté.

J’ai bu deux bières, oublié pour un moment tous mes soucis dans cet alcool auquel je n’étais pas habituée et gagné en un soir, dans les bras d’un Européen pas trop mal de sa personne, de quoi payer un mois de la pension de Lia.

Dégrisée, après un trop court moment d’oubli, et l’argent de la honte en poche, j’ai quitté la chambre en pleine nuit et me suis enfuie par l’escalier de secours de l’hôtel.

J’avais atteint le fond. Ou je remontais, d’une manière ou d’une autre, ou je coulais définitivement.

C’est le lendemain matin, en découvrant au-dessus de la brume, la silhouette du mont Sundoro dans l’encadrement de ma fenêtre que j’ai pris la décision d’en tenter l’ascension, en guise de pénitence et, peut-être, de châtiment…

J’ignorais que j’allais vivre des moments bien plus durs encore. Jusqu’à quand, mon Dieu ?

(1) Non autorisée à revenir à Singapour.

(à suivre)

© Pierre-Alain GASSE, 2017.

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