III

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Ça y est. Temps libre. La promenade est finie. Deux heures à tuer avant la douche et le repas du soir. Je peux ressortir mon cahier et mon stylo. Et si je reprenais tout depuis le début ? Enfin, pas exactement, non, je veux dire depuis le commencement des ennuis.

C’est un peu par Lia que c’est arrivé. Un jour, John et moi avons fini par rencontrer le père de Bagus avec sa compagne d’alors. Cela semblait juste et équilibré : deux couples recomposés qui se voient pour faire connaissance afin d’envisager l’avenir de leurs enfants.

Ulla était une mannequin suédoise, grande liane blonde, que Garin, le père de Bagus, veuf depuis quatre années, avait rencontrée sur un tournage, deux ans plus tôt. Ils ne s’étaient plus quittés.

À nous voir tous les quatre, rétrospectivement, on aurait pu croire qu’il y avait eu maldonne : physiquement Garin et moi aurions été mieux assortis et c’était la même chose pour John et Ulla. Mais je m’égare, le cœur a ses raisons… etc., c’est bien connu.

Cette première rencontre, en terrain neutre, dans un autre restaurant que le nôtre et avec les enfants, s’était très bien passée. La soirée était gaie et chaque famille avait pu juger de l’attachement réciproque des jeunes gens : leurs regards et leurs mains parlaient pour eux. Cela me mettait mal à l’aise, moi qui suis si pudique que je n’ai jamais osé un geste en public à l’adresse de John.

Comme le veut la politesse, il n’était pas question que nous abordions le fond du problème qui nous importait, à savoir la relation de nos deux enfants, avant d’avoir exploré tout un tas d’autres sujets.

C’est ainsi que j’ai été amenée, à la fois par Garin et John, à raconter mon expérience singapourienne, relativement en détail, sans toutefois mentionner ceux qui auraient pu me faire rougir.

J’ai aussitôt perçu un grand intérêt de sa part. Il n’arrêtait pas de poser des questions.

Et, à un moment donné, il a dit, je me souviens de tous ses mots :

« Cette histoire, il faut la tourner ! Ce néo-esclavagisme est révoltant. »

Puis, un ton plus bas :

« Ratih, est-ce que vous accepteriez que j’en fasse un film ? Moyennant finances, bien entendu, avec un contrat de cession de droits en bonne et due forme. »

J’ai ouvert la bouche comme un poisson qui tente de gober un moucheron, ou plutôt comme une fille qui se noie et cherche de l’air !

John m’a regardée et a surenchéri, avec son esprit aventureux d’Australien :

Il a raison, chérie, et avec les droits, on pourra agrandir le restaurant.

Ce futur ne m’a plu qu’à moitié ; un gros conditionnel trottait dans ma tête. Au bout d’un temps qui m’a paru très long, mais qui, d’après les assistants, n’a pas dépassé les limites du raisonnable, je me suis entendue dire :

Je ne sais pas, j’ai besoin de réfléchir. C’est si… étrange pour moi, tout ça !

Garin a aussitôt saisi la perche que je lui tendais :

Mais bien sûr, réfléchissez-y avec John et Lia, Ratih. De mon côté, je vais demander à une scénariste de recueillir votre histoire et à mon assistante de préparer un projet de contrat, pour que vous voyiez à quoi ça ressemble et ce que ça implique.

Tout cela a été trop rapide.

Deux semaines plus tard, Garin est revenu accompagné d’une jeune femme à peu près mon âge et nous nous sommes mis tous les trois autour d’une table. J’ai servi le thé. La scénariste a sorti un petit magnétophone de son sac. John aurait voulu assister à l’entretien, mais cela me gênait davantage de raconter mon histoire devant lui que devant ces deux quasi inconnus. Je lui ai fait signe que non. Il n’a pas insisté. Lia, pour sa part était à la madrasah (1).

Garin a dit : Ratih, il s’agit d’enregistrements préparatoires. Nous souhaiterions que vous repreniez votre parcours de l’an dernier depuis le début, tel que vous vous en souvenez. Nous vous interromprons le moins possible et nous nous arrêterons quand vous le voudrez. Ne vous pressez pas, nous ferons autant de séances que nécessaire.

J’ai acquiescé sans rien dire. J’étais tendue. J’ai avalé une gorgée de thé. La jeune femme a appuyé sur le bouton « enregistrement » du magnétophone. On m’a fait un signe comme à la radio et je crois que j’ai commencé ainsi :

« Je m’appelle Ratih Suharto. Je suis née dans la ville de Temanggung dans la province de Central Java. J’ai trente-quatre ans, je suis divorcée avec une fille de seize ans. Mes parents étaient de petits planteurs de tabac. J’adore cuisiner, j’ai appris sur le tas et je travaillais dans un “food court” de Bandung Pinang depuis près de deux ans, loin de ma famille déjà, quand, pour subvenir aux frais de scolarité de ma fille – son père ne paie que rarement sa pension alimentaire –, je me suis décidée à solliciter un permis de travail comme “maid” pour Singapour.

Mon âge, ma nationalité et mon niveau d’éducation remplissaient les critères requis. Je l’ai donc assez rapidement obtenu. J’ai même été dispensée du programme de formation pour les primoarrivants en raison de mon expérience.

L’avion, c’était trop cher pour moi, vu mon salaire au food court, alors c’est en ferry que j’ai fait la traversée, fin décembre, il y a un an et demi. Mon contrat prenait effet le premier janvier suivant… »

J’ai parlé longtemps ce premier soir. De mon arrivée. De ma découverte de la ville. De la rencontre avec mes patrons chinois. De leur énorme maison. De mes conditions de travail. Je me suis arrêtée, je crois, à l’arrivée de Li Tsou, le nouveau chauffeur. Là, j’ai eu comme un petit blocage.

Garin l’a senti. Il a fait signe à la scénariste, qui a coupé le magnétophone, et a dit :

Bon, je pense que ça suffit comme ça pour aujourd’hui. Karin va transcrire le tout et préparer ses questions pour ébaucher le décor. Elle vous les posera en début de séance prochaine avant que vous ne poursuiviez votre récit. D’accord, Ratih ?

J’ai dit oui.

Je vais arrêter là. Tout cela fait si mal encore. Comme si je cautérisais une blessure au fer rouge !

(à suivre)

(1) École coranique.

©Pierre-Alain GASSE, 2017.

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