IV

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Bagus et Lia se fréquentaient – chastement encore – depuis près d’un an, de manière non officielle.

L’éloignement des parents de Lia, son père à la capitale et sa mère à Singapour, la tutelle légère des grands-parents, son statut d’interne externée – elle se rendait dans sa famille chaque mercredi, chaque week-end et à toutes les vacances – avaient favorisé le développement de leurs relations.

Après le retour de Ratih en début d’année, à la rentrée, Bagus était entré à l’Université. En Sciences économiques. Ses parents, qui vivaient dans l’aisance, lui avaient acheté un studio pas très loin de la faculté, dans un nouveau quartier à l’européenne.

Lia, pour sa part, était en première, et se voyait plutôt faite pour la mode, le journalisme ou le commerce, sans avoir tout à fait les moyens – intellectuels comme financiers – de ses ambitions.

Chaque fois qu’ils le pouvaient, les deux jeunes gens se retrouvaient dans une salle de cinéma et, l’obscurité aidant, Lia, peu à peu, avait concédé du terrain à Bagus, le laissant même à quelques occasions lui donner du plaisir qu’elle lui rendit bientôt.

Mais l’indépendance et le statut tout neufs de Bagus amenaient celui-ci à désirer davantage.

La scène avait eu lieu un samedi après-midi au sortir d’une séance dont une bonne partie leur était restée inconnue. Bagus venait d’enfourcher son scooter, avec Lia en croupe. Avant de démarrer, il se retourna vers elle :

— J’ai une surprise ! Je viens d’emménager dans le studio que mes parents ont acheté dans le quartier de l’Université. On y va ?

— Et comment ! Je suis curieuse de voir ton petit chez-toi. Combien de mètres carrés ?

— Vingt-cinq. Mais, il y a tout ce qu’il faut, je te jure.

Bien entendu, une fois achevée la visite de la studette – kitchenette, bureau, canapé-lit, w.c., douche – Bagus avait tenté de faire voir à Lia le ciel à l’envers, mais allongée sur le lit, dans les bras de son amoureux, elle l’avait stoppé d’un geste tendre, alors qu’il entreprenait de la déshabiller :

— Arrête, Bagus, je ne prends pas encore la pilule et j’ai promis à ma mère de ne pas tomber enceinte avant mon mariage.

— Eh bien, marions-nous alors, mes parents seront d’accord, je leur ai déjà parlé de toi.

— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de me marier aussi jeune. Quand je vois ce que ça a donné avec les miens…

— Encore mieux. Vivons simplement ensemble alors, mais je ne veux plus être séparé de toi. Quand est-ce que tu me présentes à ta famille ?

— Tu as raison. Maintenant que John est là, ma mère voit les choses différemment. Je vais essayer de leur parler.

Mais, en fin de compte, c’est Bagus qui a effectué le premier pas, quelques jours plus tard, au restaurant, après le service du midi.

— Je peux vous dire un mot, monsieur John ?

— Oui, bien sûr, Bagus.

Le jeune homme prit une longue inspiration avant de se lancer :

— Lia et moi, euh… nous voudrions vivre ensemble.

John Cochran le regarda en face en plissant le front :

— Vivre ensemble ! Comme vous y allez ! Lia n’a pas encore dix-huit ans.

— Mais elle va les avoir dans quelques mois et je ne veux plus être séparé d’elle.

— Ça, je le comprends bien, mais tu comprendras aussi que sa mère et moi nous pensions différemment.

— Je croyais que vous…

— Comprends-moi, Bagus. Ratih, après plusieurs années de séparation, vient de retrouver sa fille il y a moins d’un an et toi tu veux la lui reprendre. À sa place, que dirais-tu ?

— Je ne sais pas…

— Tu ne sais pas, mais tu peux imaginer, non ?

— Oui, peut-être…

— Écoute-moi. Je ne suis pas opposé à votre relation. Je trouve que vous allez bien ensemble. Mais j’ai besoin d’un peu de temps pour le faire admettre à Ratih, tu comprends ?

Bagus inclina la tête en silence. Ce n’était pas ce qu’il espérait, mais c’était quand même mieux que ce à quoi il s’attendait. Il ressortit du restaurant, un demi-sourire aux lèvres. Lia le guettait, de l’autre côté de la rue, assise sur le scooter jaune fluo de son petit ami.

— Alors, qu’est-ce qu’il a dit ?

— D’y aller doucement. Ta mère n’est pas encore prête.

— Je te l’avais bien dit. Elle va en faire une jaunisse si je quitte la maison pour aller m’installer chez toi. On va devoir attendre quelques mois de plus. Tu veux bien ?

Avec toute l’insouciance de leur âge et leur mépris des codes établis, les deux jeunes gens scellèrent leur accord d’un long baiser, sans remarquer que d’une fenêtre du premier étage, Ratih, cachée derrière les jalousies, les observait avec une moue de désapprobation, tout comme les quelques témoins de la rue.

(à suivre)

© Pierre-Alain GASSE, 2017.


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