49. Ceux qui attendent

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 La journée suivante passa dans l'attente tendue des événements du soir. On retrouva Ysombre assise en tailleur derrière un buisson du jardin intérieur, les yeux fermés, en train d'appliquer une technique de concentration enseignée par Henri.

 « Pour un coup difficile, vous devez être calme et maître de vous. Un voleur impulsif ou déconcentré échouera pour des raisons stupides. »

 Charles-Emmanuel, bien qu'il tentât de paraître décontracté, sursautait au moindre mouvement et passait des heures les yeux dans le vague, immobile, à se tordre les mains. Marie n'y accordait en apparence aucune importance, mais dès qu'elle commença à jouer, ses fausses notes la trahirent. Quant à Philippe, on ne le vit pas de la journée.

 Ysombre sentit qu'il lui fallait prendre en main cette équipe de boiteux. Plus que jamais, l'absence de ses anciens camarades lui manqua. Elle recommanda à tous mille précautions dont ils ne retinrent pas la moitié. Pas-de-lune se rongeait les ongles, réalisant l'absurdité de sa situation. Elle était la seule personne compétente de l'équipe. Il lui fallait conduire tous ses incapables selon son plan et les garder en vie. Ce ne serait pas facile. Tout le succès de leur entreprise reposait sur elle.

 Elle aiguisa son poignard, vérifia le séchage de sa livrée, apprit d'Urfé comment elle devait se comporter et les notions élémentaires du protocole, nettoya ses crochets, lava sa figure et ses cheveux qu'elle attacha, revit le plan et passa une bonne demi-heure à l'étudier, plongée dans une réflexion hermétique. Elle recroisa Jean-Étienne au détour d'un couloir, dans sa panoplie de voleuse, et l'ignora superbement. Pas de temps à perdre et ne surtout pas risquer de se déconcentrer.

 Quand l’heure approcha, elle dut à contrecœur réclamer l’aide de Marie de Béthune pour se vêtir. La demoiselle l’aida à nouer les rubans, à serrer les lacets et ajuster les revers de son costume. Les chaussures furent le pire enfer de Pas-de-lune. L’infiltration la forçait à porter des bas blancs et donc à se séparer de ses chausses sombres. Cependant elle conserva son poignard dans le dos de sa veste. Les chaussures courtes à talons ne lui permettaient pas d’y dissimuler ses crochets, elle se résolut donc à les glisser dans ses manches, malgré le handicap pratique. Marie lui serra fermement le corsage et Ysombre la soupçonna de lui écraser la poitrine volontairement. Mais après tout, le déguisement en bénéficiait. La livrée abolissait ainsi complètement ses formes déjà discrètes. Marie coiffa également sa tignasse en chignon serré noué de noir. La voleuse devenait méconnaissable.

 Elle quitta la dame qui avait aussi à s’apprêter et fit quelques étirements pour adapter la livrée à ses mouvements. Le moindre craquement d’articulation ou de tissu pouvait la trahir dans un moment critique.

 Pas-de-lune descendit aux écuries vérifier l’apprêtement de la voiture. Des valets s’affairaient à lustrer la calèche, une belle pièce de menuiserie fine laquée de noir, montée sur des roues à grandes ambages ornées d’un liséré doré. Ils attelaient Mystère et une jolie jument alezane, comme le stipulaient les consignes. Il fallait absolument que le cheval de la voleuse fut présent, au cas où, pour fuir. A l’intérieur de la calèche, les mantelets de cuir repoussé les garantiraient des regards. Ysombre vérifia que l’espace disponible dans le caisson sous le banc. Elle y serait à l’étroit, de toute évidence, mais compte-tenu de la brièveté du trajet, elle supporterait. Tout semblait en ordre de ce côté-là.

 Le moment approchait. Ysombre sentait l’angoisse familière lui compresser l’estomac. Cette opération compliquée et hasardeuse allait à l’encontre de l’enseignement de la Cornemuse. Jamais il ne l’aurait laissée préparer un vol aussi dangereux avec des complices aussi inexpérimentés. Mais il était trop tard, maintenant.

 La dernière réunion avec l’équipe avait lieu dans le jardin intérieur. La demoiselle blonde se tenait debout, à côté du clavecin. Ysombre en eut le souffle coupé.

 Sa robe était composée de damas gorge-de-pigeon à motifs floraux bleutés, prolongée de volants froncés et entouré d’une nuée vaporeuse azurée d’où émergeait sa taille. Un corset satiné la moulait avec une finesse extrême, dont le ton principal ivoire se fendait en V pour laisser place à une pièce de velours ardoise relevée de perles. Un pendentif de cornaline ornait sa poitrine alabastrine dont la courbe se laissait deviner avant de disparaître sous un décolleté fendu, qui s’étendait jusqu’à ses épaules pour en dévoiler la rondeur.

 Sa coiffure consistait en une architecture complexe de chignons empilés relevés de perles et rubans, dont s’échappaient seulement deux volutes couleur de miel qui lui frôlaient le creux des clavicules. Des bracelets argentés tintaient à ses poignets et soulignaient la grâce de ses gestes. Ses joues avaient été fardées et sa bouche relevée d’une teinture incarnate.

 Charles-Emmanuel, installé sur un des bancs de pierre du jardin, la buvait des yeux. Lui aussi avait été apprêté dignement pour une réception chez la reine. Il portait un fard blanc discret, sa moustache avait été lissée et retaillée. Ses longs cheveux soigneusement rebouclés encadraient son visage à la délicatesse accentuée par le ton sombre de sa chevelure. Un jabot de dentelles immaculées jaillissait de son col, maintenu au sommet par une broche en argent représentant un angelot. Une chemise blanche à motifs dorés se laissait entrevoir sous une veste volontairement ouverte qui lui tombait jusqu’aux genoux, en brocart bleu à motifs orientaux. De manches aux larges revers prolongées de canons de dentelles émergeaient ses mains gantées de blanc. En dessous de cet habit somptueux, une large culotte de velours indigo s’interrompait en-dessous du genou sur des bas blancs relevés d’un nœud de ruban à la cheville. Deux chaussures à boucle et à talons soigneusement vernies complétaient ce raffinement vestimentaire. Même son épée avait été rattachée à une écharpe de soie rose frangée qu’il s’était passé en bandoulière.

 Il se tourna vers Ysombre en la voyant entrer et elle ne put s’empêcher d’admirer son allure. Mais ce qu’elle remarqua en premier n’avait rien à voir avec sa prestance. Dans ses yeux, elle voyait une hésitation et une terreur qui confirmèrent ses craintes. Elle vint s’agenouiller devant lui et posa ses mains sur les épaules du noble.

  • On va y aller. Chem, est-ce que tu es prêt ?
  • Hum… Je… Je crois.
  • Non, tu ne m’as pas comprise.

 Elle resserra ses doigts et planta avec une intensité supplémentaire ses prunelles ténébreuses dans le regard noisette de Charles-Emmanuel. Prenant une longue inspiration, elle répéta :

  • Est-ce que tu es prêt ?
  • Oui.
  • Parfait.

 Elle le relâcha et lui offrit son plus beau sourire de vampire.

  • Dans ce cas, allons cambrioler la reine de France.

Mauvaise idée, grommela Pas-de-lune à voix basse.

 Elle se tenait recroquevillée dans son compartiment sous les banquettes des nobles, le dos moulu par les cahots du chemin. Ses bras repliés sous elle s’engourdissaient. Elle essaya encore de dégager la pointe de son coude de sous ses côtes, puis abandonna. Elle se contenta de fermer les yeux et de se concentrer sur sa respiration pour juguler l’angoisse.

 La voleuse rouvrit les paupières lorsque retentirent sur le bois au-dessus d’elle les trois coups convenus pour signaler leur entrée dans la cour. A partir de maintenant, les choses sérieuses débutaient. Plus un bruit, plus un geste. Elle retint même son souffle le temps que le carrosse s’immobilise. Une fois dissipés les froissements de tissu et les politesses échangées, les roues reprirent leur mouvement régulier. Quelques mètres plus loin, elles stoppèrent à nouveau. Ysombre, en tendant l’oreille, capta des rumeurs d’écurie, des ébrouements et des claquements caractéristiques. Elle attendit que les pas s’éloignent et que le silence retombe. L’odeur chaude et rassurante des chevaux l’atteignait à travers les planches et la minuscule rai de lumière qui passait sous la caisse s’était évanoui.

 Une fois écoulées les quelques minutes qu’exigeait sa sécurité, Ysombre poussa des genoux et des mains la planche qui la surmontait, priant pour que les valets aient suivi ses instructions. Elle se descella sans résistance. Un coup d’œil confirma à la voleuse qu’elle était seule. Elle déploya avec soulagement son corps et assouplit rapidement ses articulations avant de filer vers le couloir principal. Il fallait qu’elle quitte les lieux avant l’arrivée des prochains invités. Le temps de défroisser sa livrée et de rajuster ses manches, elle emprunta l’escalier pour les étages supérieurs. Chem l’attendait probablement déjà.

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