46. Une bonne chose de faite

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 Pas-de-lune plia ses jambes pour se stabiliser et saisit un morceau de poutre calciné. Certaines zones du théâtre survivaient, mais elle traversait ce qui avait autrefois été la scène et il n'en restait que des cendres. Une part d'elle aurait pu s'en trouver attristée, car elle avait beaucoup aimé ce bâtiment. Mais lorsqu'elle accomplissait une mission comme maintenant et, d'une manière étonnante, quand elle s'éloignait de d'Urfé, elle redevenait la professionnelle méthodique, précise et implacable qu'elle avait appris à être.

 Les murs avait résisté pour la plus grande part, en revanche il ne restait plus grand-chose des cloisons ni des étages. Pas-de-lune contourna le reste d'une cloison effondrée et se demanda comment grimper sur les poutrelles noircies et déchiquetées qui avaient autrefois été la passerelle où elle dormait. Un morceau de poutre appuyé contre le mur en dessinait la direction. Seulement il manquait trois bons mètres pour qu'elle atteigne la bonne hauteur. La voleuse tourna sur-elle même à la recherche d'une idée brillante dans son environnement.

  • Si autour de toi se trouve le problème, la solution n'est pas loin.

 Encore une maxime en droite ligne d'Henri la Cornemuse. Elle s'accorda un bref sourire avant de s'approcher du mur en question, aux aguets. Il existait forcément un moyen. Et elle était là pour le trouver. Soudain quelque chose craqua parmi les décombres. Elle se laissa tomber à plat ventre, la main sur le poignard, le souffle court. Les hommes de l'Oiseau de Nuit l'avaient-ils retrouvée ? Venaient-ils vérifier que tout avait bien brûlé ? Elle sentit la rage courir et gonfler dans sa poitrine. Une rage qu'elle connaissait : la soif de vengeance. Ils avaient failli tuer Charlie. Elle apaisa ses muscles et se souleva juste assez pour voir par-dessus sa planque. Personne. De la suie volait dans le vent. Pas-de-lune esquissa un sourire désabusé.

Il n'y a rien.

 Juste un morceau qui avait cédé. Elle lâcha son arme et se releva, ramena ses cheveux derrière sa tête. Après un dernier coup d’œil circulaire, elle posa une main sur la poutre noircie qui reposait à demi sur le mur. Peut-être... Si la poutre soutenait une voûte, elle pourrait bien soutenir son poids, non ? Ysombre dégaina et gratta la couche charbonneuse pour vérifier à quelle profondeur le bois avait été atteint. Puis elle redirigea son regard vers le haut, vers la bordure déchirée à atteindre. Un léger sourire alla jouer sur ses lèvres, paré d'une pointe de malice. De défi.

 Ça se tentait.

 Pas-de-lune suspendit son sac à un moignon de planche dressé là, planta sa lame dans le bois, la remua pour être certaine de sa stabilité et commença à grimper. Elle replantait à chaque mouvement son poignard pour assurer sa prise. Le bras blessé lui faisait encore mal, mais elle se bornait à serrer les dents. Au moins, elle ne saignait plus. De temps à autres, elle vérifiait d'un coup d’œil que nul ne s'approchait.

 Il lui vint soudain à l'idée qu'elle devenait vulnérable, dans cette situation. Un sbire de l'Oiseau de Nuit aurait beau jeu de déstabiliser la poutre et de la faire tomber au milieu des décombres. Ou d'emporter son sac. Elle se força à grimper plus vite.

 Son pied dérapa brièvement, mais son poignard et sa prise ferme assurèrent ses appuis. Elle refusa de s'arrêter pour apaiser son adrénaline. Elle aimait ce goût du danger qui envahissait ses membres. Elle aimait le vertige de se sentir au-dessus du monde. Le bout de la poutre l'attirait magnétiquement à présent. Ses leçons avec Henri comportaient une part d'escalade et elle ne pouvait s'empêcher de songer à Renart, qui aurait gravi cette poutre en dix secondes et avec le sourire. Ysombre sourit de nouveau et força sur ses jambes pour enfin se hisser à l'extrémité.

Et maintenant ?

 La passerelle se trouvait encore trois mètres au-dessus de sa tête. Et un mur lisse les séparaient. Pas-de-lune soupira et déplaça légèrement son coude pour un meilleur appui. Elle ne pourrait pas rester là longtemps. Elle tira et se haussa jusqu'à poser ses pieds sur le sommet arrondi par les flammes de son perchoir. En équilibre précaire, les deux mains appuyées sur le mur, elle couvrait déjà plus de cette distance, mais elle ne pouvait toujours pas atteindre le rebord. Le découragement manqua l'envahir, puis une idée le remplaça. Elle se remit à sourire et redescendit précautionneusement.

 Elle étira ses articulations avec un soupir d'aise et saisit son sac d'un geste vif. Le grappin s'y trouvait toujours. Parfait.

 La seconde ascension fut plus éprouvante. Ysombre portait le grappin dans son dos, la corde enroulée autour d'elle. Dès qu'elle parvint à poser ses pieds d'une manière à peu près stable, elle lança le grappin. Il glissa et son poids faillit la faire retomber en arrière. Elle jura horriblement et une fois rétablie, assura sa prise. Son regard noir défiait les hauteurs sans appel, et dans l'ouverture de ses lèvres luisaient les canines. Elle relança. A nouveau les lames manquèrent de mordre, mais cédèrent à nouveau. La voleuse cessa de sourire. Il ne fallait pas réagir comme cela, on le lui avait enseigné. La colère l'avait déconcentrée.

 Un grand calme descendit sur elle, s'empara de ses gestes pour les tempérer. Une froideur glacée envahit son regard et sa résolution chauffée à blanc s'y forgea en une fraction de seconde. Avec un professionnalisme implacable et mesuré, cette fois sans la moindre impulsivité, elle fit décrire une courbe calculée à son lancer. Un léger « clong » lui indiqua sa réussite. Pas-de-lune quitta son point d'appui et laissa remonter sa farouche volonté dans ses muscles pour se hisser le long de la corde. Le contact du bois brûlé sous ses doigts l'emplit de l'ivresse de la victoire.

  • Hé hé... Une professionnelle.

 Une pensée pleine de tendresse pour Henri et pour Renart l'étreignit et s'échappa de ses poumons dans un soupir.

 Elle atteignit enfin le rebord avec son centre de gravité et bascula sur la poutre qui craqua d'une façon inquiétante. Pas-de-lune s'éloigna du point où se trouvait son grappin et jeta un œil dans le théâtre en ruines. Rien, personne. Le bois ne céda pas. La voleuse s'accorda un léger sourire avant de récupérer prudemment son grappin. Il fallait avancer lentement sur l'étroit support fragilisé. Elle s'immobilisait, testait avec son pied la fiabilité de chaque planche avant de s'y engager, les oreilles à l'affût du moindre craquement. Elle se souvenait de l'agencement des lieux. Le feu avait percé de larges portions de murs, mais il n'avait atteint que très partiellement la passerelle où elle avait dormi. Elle bénit l'intuition qui l'avait poussée à ranger la livrée volée dans une niche de la paroi, dans les briques, et courut presque. Son déguisement semblait n'avoir pas trop souffert de l'incendie. Un peu noirci par la fumée, mais un lavage suffirait. Elle le roula sur ses épaules et s'apprêta à redescendre.

Facile.

 Ysombre rentra par les toits, avec un sentiment de réussite et de revanche qui lui avait manqué ces derniers temps. Elle courait sur les tuiles, prudente malgré tout, enviant une fois encore son ancien complice qui aurait mérité le surnom d’Écureuil Voleur. Un sourire moqueur passa sur ses lèvres à l'insu du monde. Lorsqu'elle le reverrait, elle l'appellerait comme ça. D'un geste, elle vérifia que sa livrée n'était pas tombée de son épaule où elle l'avait attachée. L'opération n'était peut-être pas si compromise, finalement. L'espoir revenait doucement à sa place. Elle toucha le poignard à son côté avec délice et ivresse. Elle avait hâte à présent, hâte d'en découdre. De se plonger dans l'action et l'adrénaline, de nager dans ce royaume de furtivité, ce royaume dans les marches et les portes des autres, sur lequel elle régnait sans conteste. Cela faisait trop longtemps qu'elle s'engourdissait. Qu'elle fuyait. Son sourire s'accentua. Oui, il était temps de redevenir un véritable gibier de potence.

 Alors que cette pensée l'envahissait, elle reconnut l'architecture de la demeure de Philippe de Béthune. Sa course s'infléchit, ralentit, et elle s'accroupit sur le toit au bord du jardin intérieur pour y jeter un œil avant d'entrer. Personne en vue. Le fenêtre de sa chambre la narguait, hors d'atteinte. Elle n'avait pas envie de croiser Marie, mais aucun autre point ne lui permettait de descendre. Après avoir soupiré et rajusté son ballot, elle s'engagea en équilibre précaire le long de la pente du toit, puis se suspendit à la corniche. Les moulures décoratives l'aidèrent dans sa tâche, mais elle ne put s'empêcher de grimacer lorsque son poids reposait sur son bras gauche. Lorsque les colonnes du jardin cessèrent de présenter des prises, elle se laissa tomber au sol. Sa réception, bien qu'incertaine, lui arracha un sourire de fierté. Elle se releva au moment où une voix passa dans une des pièces mitoyennes. Elle préféra s'en éloigner, pour le simple plaisir de jouer la fuyante. Son déguisement sous le bras, elle grimpa l'escalier et arriva dans sa chambre sans avoir croisé aucun gêneur. Elle s'adossa à la porte et laissa glisser au sol la livrée rouge.

Une bonne chose de faite.

 Le plan de Charlie pouvait fonctionner. Un nouveau complice, hein ? Elle se maudit aussitôt d'avoir envisagé les choses sous cet angle. L'idée ne manquait pas de charme, mais elle le savait, il n'avait pas l'étoffe d'un brigand. Il reprendrait sa vie calme, confortable, dès que tout cela serait terminé. Et il ne pouvait pas prendre la place de Renart. Seul Renart aurait été à la hauteur. Mais en attendant, elle préférait avoir Charlie à ses côtés.

 Il fallait à présent expliquer son rôle à Marie de Béthune... Ysombre soupira, renoua hâtivement ses cheveux broussailleux, repoussa sa cape derrière ses épaules et ressortit. Le son délicat du clavecin l'entoura dès qu'elle passa le seuil. Elle se souvint brusquement de la musique d’Éliane, joyeuse et enlevée, avec la même flamboyance décomplexée que sa beauté explosive. Cette musique-là semblait émaner de l'âme d'un ange, exactement comme Marie elle-même. La musique d'une femme reflète son type de beauté, songea Ysombre. Un sourire ironique teinté d'amertume lui fendit le visage. La sienne donnerait sans doute une mélodie très discordante. Ou peut-être le cri d'un loup. Une musique ancienne et sauvage ; celle d'un prédateur.

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