45. La loi de l'acier

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 Charles-Emmanuel d'Urfé ne se trouvait pas dans sa chambre. Il buvait une infusion dans la bibliothèque. Pour une obscure raison, il savait que Pas-de-lune s'y rendrait. Les livres l'attiraient presque magnétiquement ; et il devait lui parler. Il ne fut pas déçu. La porte s'ouvrit, bien sûr sans qu'il ait entendu son pas auparavant.

  • Bien dormi ?

 Elle haussa les épaules. Malgré tout, elle était contente de le retrouver.

  • Rien à signaler. Ta main ?

 Il pinça les lèvres et reposa sa tasse.

  • Mieux. Grâce à toi.

 Elle approcha et leva sa paume brûlée. Il sourit et claqua sa main contre la sienne.

  • Je ne t'ai pas encore remerciée de m'avoir sauvé la vie. Tu es revenue dans les flammes pour me secourir.
  • J'avais promis. Et j'ai encore besoin de toi. D'ailleurs, n'avait-on pas dit qu'on arrêtait le compteur ?

 Il sirota une gorgée brûlante.

  • On a dit cela, je me rappelle. Mais merci.

 Elle accepta d'un mouvement de tête et chercha un siège du regard.

  • Ysombre... Qu'allons-nous faire ?
  • Continuer. Jusqu'au bout.
  • La livrée a brûlé, nos provisions avec.
  • Tu crois réellement que ça va m'arrêter ? Une porte blindée et trois murailles n'y parviendraient pas. Nous sommes si proches du but, nobliau ! Je le sens là, à portée de main ! Comment voudrais-tu que je renonces ?

Il hocha silencieusement la tête.

  • Comment comptes-tu faire alors ? La réception approche.
  • On conserve le plan, nous n'avons pas le choix. La livrée... je crois qu'elle a échappé aux flammes. Je la gardais là où je dormais, sur la passerelle, avec mes affaires. Peut-être tout n'a-t-il pas brûlé. Je vais y retourner.
  • Dans les cendres ? Ne vas-tu pas te faire repérer ?

 Elle haussa les épaules à nouveau.

  • On est déjà grillés, au sens propre comme au figuré. Il s'agit de sauver ce qui peut l'être. Notre seule chance maintenant consiste à les prendre de vitesse.
  • Tu penses vraiment qu'on peut réussir ?

 Elle posa sur lui les deux puits sans fond qui lui servaient d'yeux.

  • On n'a plus le choix. J'ai ma part du marché à tenir. Et je veux que tu fasses de même.
  • Arrête avec cette histoire de marché, Ysombre. Nous sommes dans la même galère, à présent. Il y a autre chose.

 Elle soupira en le regardant s'asseoir à son tour et poser sa tasse.

  • Il y a ma fierté, qui m'interdit d'admettre la défaite. Mais ne te méprends pas, encore une fois. Tu n'es pas mon ami, ni mon allié. Tu es mon associé, pour l'instant. Et tu m'inspires confiance. Mais je suis là avant tout pour tenir une promesse et retrouver Renart.

 Charlie se décomposa, atterré, et la fixa pour s'assurer qu'elle le pensait sérieusement. Elle manqua se laisser attendrir par son désarroi, mais se força consciemment à faire tomber le heaume et durcir le cœur. La nobliau était un redoutable comédien, elle le savait. Et elle ne devait pas se laisser entraîner plus loin. Malgré la culpabilité que cela lui occasionnait, elle maintint ses affirmations. Elle sut aussitôt qu'elle s'en voudrait longtemps.

  • Très bien. Je croyais... que tu avais un peu de morale, malgré tout. Je suis déçu, mais après tout c'est logique. Je suis désolé de m'être trompé à ce point.

 Il s'éclaircit la gorge. Lui aussi avait durci son expression. Elle détestait ce qu'elle venait d'entendre. Elle aurait bien dit la vérité, à savoir qu'elle appréciait cette collaboration et qu'elle se sentait réellement concernée, mais elle ne pouvait pas se permettre de s'attendrir avant une opération de cette envergure. Ni de risquer que le nobliau l'embarque plus loin.

 Ysombre serra ses mains qui tremblaient entre ses genoux. Pour la première fois, ce métier lui pesait.

  • Bref, donc tu maintiens l'opération ?
  • Absolument. Depuis quand tu me laisses décider ?
  • C'est toi la professionnelle !

 Elle retrouva son sourire. Tout n'était peut-être pas perdu.

  • Exactement. Et crois-moi, ils vont s'en apercevoir. Je suis sûre que je peux t'apprendre deux ou trois ficelles. Prends-en de la graine !

 Il lui sourit également et courba ironiquement la tête.

  • Oui, ô grand maître de la cambriole !

 Elle rit et drapa sa cape de manière grandiloquente. Une fois l'opération terminée, elle lui dirait la vérité.

Sauver ce qui peut l'être, hein ?

 Cette citation s'appliquait aussi à leur début de complicité, qu'elle ne voulait pas perdre.

  • A dire vrai, j'ai peur que Marie ne nous fasse prendre des risques inconsidérés.
  • Je réponds d'elle, affirma-t-il en reprenant son sérieux. Elle n'y connaît rien, certes, mais elle ne fera rien qui nous porte préjudice. Elle est de notre côté.
  • Bon, je te crois.

 Il posa sa tasse vide et se pencha vers elle.

  • Ravi et étonné de l'entendre.

 L'enfer des prunelles de la voleuse se calma une seconde.

  • Je te l'ai dit, tu es mon associé, tu m'inspires confiance, et je t'ai sauvé parce que j'avais de bonnes raisons. Je ne promets pas ce genre de choses à n'importe qui.

 Il hocha la tête gravement.

  • Bon à savoir.
  • Chut !

 Elle tendait l'oreille et semblait percevoir quelque chose qu'il n'entendait pas.

  • On nous écoute.

 Elle se leva et glissa silencieusement jusqu'à la porte. L'ouvrit d'un grand coup.

 Marie de Béthune, appuyée contre le panneau, perdit l'équilibre et tomba à ses pieds.

  • Regardez qui est là, ironisa Pas-de-lune avec son sourire féroce.

 Charlie se leva, inquiet.

  • Laisse-la, s'il te plaît.

 Ysombre le rassura d'un regard et tendit une main devant elle.

  • Mademoiselle.

 La jolie dame hésita, leva vers elle un regard incrédule, haineux et effrayé, et prit la main. Ysombre la releva d'un mouvement aisé.

  • Sans rancune. J'avais un ami curieux aussi.

 Charles-Emmanuel, impressionné par le self-contrôle de la voleuse, invita Marie à s'asseoir.

  • Pourquoi nous écoutiez-vous ?
  • Pardonnez-moi, marquis. Je savais que cette engeance ne voudrait pas me dévoiler son plan...

 Urfé grimaça. L'« engeance » venait de lui pardonner avec grandeur d'âme.

  • ... et je voulais savoir si vous comptiez continuer malgré l'évident déséquilibre.

 Ysombre haussa les épaules. Décidément.

  • Tu parles, ricana-t-elle, elle cherchait une preuve pour me livrer à la maréchaussée.
  • C'est faux ! L'envie ne me manque pas, croyez-le bien, mais j'ai assez de bon sens pour abonder dans le sens du marquis d'Urfé et préserver la paix du royaume. Ce qui, d'après ce que j'ai entendu, n'est pas votre cas !

 Ysombre se pencha sur elle, ses feux démoniaques dans les prunelles braqués sur le bleu de ceux de Marie. La menace devenait plus palpable que si elle l'avait exprimé à voix haute.

  • Je n'ai aucune raison de vouloir sauver le royaume, mijaurée. Il a tué ma mère. Il n'a jamais rien fait pour moi. C'est en le pillant que j'ai survécu. Je ne vais certainement pas l'aider.
  • Vous devez servir le royaume ! C'est un pouvoir de droit divin que vous blasphémez là !

 Urfé sentait la conversation s'engager sur un terrain dangereux. Il ne fallait pas que les Béthune découvrent l'impiété d'Ysombre.

  • Calmez-vous ! Mademoiselle de Béthune, je suis navré du tour que prends cette conversation. Dans l'atmosphère raffinée qui est la vôtre, vous n'avez sans doute pas la même vision du monde qu'Ysombre. Comprenez-le, mais de grâce, cessez ! Et toi, Ysombre, bon sang, tu savais comment elle allait réagir ! Garde ton sang-froid, on va en avoir besoin ! Je te le demande.

 La voleuse se redressa et ferma les yeux une seconde pour calmer sa rage.

  • Merci, Charlie. Tu es le plus sensé d'entre nous.
  • Elle... elle allait me tuer, suffoqua Marie.
  • Ne dis pas de bêtises. Charlie ne me pardonnerait pas, rétorqua Ysombre.

 Charles-Emmanuel passa une main sur son front. Il fallait arrêter de mettre ces deux-là dans la même pièce.

  • Marie... Croyez-moi, vous ne serez pas laissée de côté. Vous pouviez venir nous demander, simplement. Je vous aurai répondu.
  • Ai-je perdu votre confiance ?

 Le noble se remit à sourire et la couvrit de ses yeux noisette. Pas-de-lune retint une exclamation moqueuse.

  • Certes pas, merveilleuse demoiselle. Et je crois, sans vouloir le moins du monde offenser l'une de vous deux, que vous n'avez jamais eu celle d'Ysombre. C'est une initiative louable qui vous a poussée et je ne vous en veux pas. Cependant je suis un peu déçu que vous n'ayez pas pensé que je vous répondrai avec joie. J'attends toujours cette entrevue tant espérée dont nous avions parlé.

 Marie de Béthune courba le cou et Ysombre ne put s'empêcher une fois de plus de jalouser son extrême élégance.

  • Les circonstances n'y étaient pas adéquates, mais ne pensez pas qu'il s'agisse là de négligence de ma part.
  • Pareille pensée ne m'a jamais effleuré !

 Ysombre bouillait et Urfé le sentit. Il échangea avec elle un regard et, après un léger soupir, la voleuse quitta la pièce en refermant silencieusement la porte. Dès qu'elle eut disparu, il s'installa en face de Marie.

  • Je vous en supplie, ne provoquez pas Ysombre. Elle ne fait pas partie de notre monde, c'est indéniable, mais elle a risqué sa vie pour sauver la mienne, et je connais sa profonde compétence. Nous avons besoin d'elle.
  • Vous avez vu comment elle me traite ?!
  • Il est impardonnable de traiter ainsi une divinité éthérée comme vous, je le pense, mais elle a commencé ainsi avec moi. Il y a en elle beaucoup de noblesse, même si cela ne se voit pas. J'ai révisé mon jugement au fil du temps. Je ne vous demande pas de l'admettre, mais ne la provoquez plus.

 Il chercha sa main de joueuse de clavecin, mince et blanche.

  • Elle pourrait réagir violemment. Ne prenez pas ce risque.

 La dame sourit coquettement.

  • Ne me défendriez-vous pas ?
  • Ysombre est redoutable. Et je n'aurai pas le cœur à l'affronter. Je lui dois la vie...
  • Vous avez raison, je devrais être plus reconnaissante envers elle de vous avoir sauvé. Je n'ai pas le droit de la détester.
  • Cela montre votre immense grandeur d'âme. Nous reprendrons cette conversation, mademoiselle, car à mon grand déplaisir je vais devoir vous quitter. Il faut que je parle à Ysombre avant qu'elle ne retourne au théâtre.
  • Elle compte y retourner ?
  • Je n'ai pas encore compris comment elle réfléchit, mais cela semble fonctionner.

 Marie hocha la tête et se leva en époussetant sa robe.

  • A bientôt, marquis, lança-t-elle par-dessus son épaule en passant la porte.

 Il se leva lui aussi et admira les livres. Un sourire fendit son visage lorsqu'Ysombre apparut. Il savait qu'elle reviendrait.

  • Ça s'est bien passé ?
  • Mieux que lorsque c'est toi qui négocies.
  • Je ne compte pas me laisser écraser par cette sucrée. Je ne supporterai pas son mépris pour tes beaux yeux.
  • Je sais, dit-il en reposant le livre qu'il observait avec un imperceptible sourire. Elle ne le fera plus, je l'espère.
  • Bien. Où en étions-nous ?
  • A la fiabilité de Marie. Mais passons. Si vous restez éloignées l'une de l'autre, tout se passera bien.
  • Je crois aussi.

 Elle le regarda soudain, comme si elle voulait le sonder.

  • Si je me fais choper, nobliau, est-ce je pourrai compter sur toi ?

 Il remarqua soudain que ce surnom ne lui déplaisait plus. Il baissa les yeux lui aussi et affronta les ténèbres.

  • Tu pourras. Je te sortirai de là comme je l'ai déjà fait. Tu ne finiras pas comme ta mère.

 La voleuse se détendit visiblement.

  • Et réciproquement. Je viendrai te sortir de là s'il se passe quelque chose.

 Il hocha la tête. Le silence dura quelques minutes. Ysombre sortit de sa poche une toupie en bois sombre et la lança sur la table. Elle tourna un peu sans bruit et tinta en heurtant la tasse abandonnée par Charlie.

  • Le voleur est un magicien qu'on n'applaudit pas. Il va falloir appliquer cette citation à la lettre.
  • Et ton bras ?

 Elle tâta le bandage neuf qui ceignait son biceps.

  • Pas encore cicatrisé. Mais si tout se passe bien, je n'aurai pas trop d'efforts à faire avec. On devrait réussir. Tu as une piste pour Renart ?
  • Je sais qui contacter. Mais il faut que je te prévienne d'une chose...

 Il la fit approcher d'un geste.

  • Le roi s'approche de la ville. Les troupes sont stationnées non loin. Nous ne pouvons pas échouer. Il est là pour signer le traité, autrement, la reine lui déclarera la guerre. Le duc de Luynes l'accompagne. Si elle s'aperçoit que nous volions le calice pour le roi, cela attisera sa colère. Le duc attend que nous lui remettions le calice de Saint-Rémi.
  • Compris.

 Elle se leva, la toupie serrée dans sa paume.

  • Il est temps. J'y vais.

 Pas-de-lune quittait déjà la pièce mais la main de Charlie se referma sur son bras. Elle s'immobilisa.

  • Ysombre. Si tu tombais sur l'Oiseau de Nuit ? Ou un de ses sbires ?

 La haine imprimée sur son visage ne permettait guère de doute. Une lueur cruelle passa dans ses yeux et sur sa langue pour lâcher :

  • Je me vengerai.

 Il déglutit. Elle le ferait.

  • Ne serait-il pas plus sage de... laisser la loi s'en charger ?

 Elle eut un sourire sans joie. Il ne vit pas qu'elle serrait le manche de son poignard à s'en faire blanchir les phalanges.

  • Nous sommes des brigands, Charlie. Tous les deux.

 Elle dégaina.

  • Entre nous règne une seule loi...

 Elle planta d'un coup sec son arme dans le bois de la table.

  • ...Celle de l'acier !

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