44. A travers la nuit

9 minutes de lecture

 Elle dévala l'escalier en toussant, pliée en deux. Elle tirait et soutenait Charles-Emmanuel, brûlé, étouffé, qui tenait fébrilement une de ses mains en gémissant. Il avait du mal à marcher. Ysombre ne lui laissait pas une seconde de répit et mobilisait toute sa force pour le traîner. Elle respirait à travers sa manche plaquée sur son visage. Où était la sortie ?...

  • Là !

 Elle suivit la plainte de Charlie et trouva la route dans la fumée. Il tomba presque sur elle lorsqu'elle arriva enfin dans la remise des décors, envahie de fumée mais qui ne brûlait pas encore. La porte claqua vers l'extérieur et elle inspira frénétiquement l'air libre dans ses poumons déchirés. La voleuse lâcha Charles-Emmanuel, qui perdit l'équilibre, et courut dans la rue en hurlant :

  • Au feu ! Au feu ! Évacuez !

 Dans le soir tombant, des lumières giclèrent des fenêtres et des têtes surgirent. L'alerte se répandit rapidement et on fit la file jusqu'au puits le plus proche pour éteindre le théâtre. Ysombre avait disparu. Charlie chancelait toujours, les jambes douloureuses, la main brûlée, épuisé par la chaleur, désorienté. Alors il vivrait ?...

 Il se laissa tomber contre un mur. Il allait enfin se reposer quand une main ferme qu'il n'eut pas de mal à reconnaître se referma sur son bras.

-Viens !

 Il hésita à se plaindre, renonça et se leva pour la suivre. Pas-de-lune l'entraîna d'autorité loin de la rue et du brasier. Elle se dissimulait sous sa capuche à demi carbonisée, jetait toujours un œil derrière tous les angles et courait à toute vitesse d'un abri à l'autre. Il ne savait pas vers où elle fuyait. Elle finit par pénétrer dans un parc, se laisser tomber sur la fontaine arrêtée et enfin le lâcher.

 Elle réalisa alors qu'elle avait imprimée la marque de ses ongles dans sa chair au niveau du coude, à force de serrer comme une brute, pour être sûre de ne pas le perdre en route. Pas-de-lune marmonna une excuse et remarqua sa main brûlée qu'il trempait dans la fontaine. La forme du trou de serrure y apparaissait clairement.

 Ysombre éclata d'un rire inextinguible qui la courba en deux et manqua l'étouffer. Urfé se redressa sans comprendre. Elle essuyait les larmes dans ses yeux et lui tendit sa propre main, qu'elle tenait recroquevillée depuis son retour dans les flammes. Il vit, en rouge, sur la peau détruite, la forme d'une clef. Celle de la porte. Il pouffa lui aussi, relançant l'hilarité de Pas-de-lune. Malgré la douleur entraînée, ils claquèrent ces mains l'une contre l'autre.

  • Le corps cramait déjà, la clef m'a brûlée, hoqueta-t-elle. Comment tu vas ?
  • J'ai les mollets brûlés et mal à la main. Mais ça va.

 Sa respiration restait aussi un peu rauque, mais elle ne fit pas de commentaire.

  • Et toi ?

 Une fois encore, elle lui sourit sans montrer ses dents.

  • Tu me tutoie, maintenant ?
  • C'est-à-dire...

 Elle vit un début d'affolement dans ses yeux et cette fois, les canines apparurent.

  • Je vais bien. Je m'inquiète seulement.

 Il parla avant de réfléchir.

  • Pour moi ?

 Ysombre écarquilla les yeux, stupéfaite. Quelle idée absurde !

  • Pourquoi ? Bien sûr que non ! Pour notre opération ! Fais un peu travailler ta fameuse éducation. Le théâtre a été incendié. Par qui ?
  • Le plus évident, c’est Sardiny...
  • Il ne devrait pas savoir que nous sommes ici. Que je suis ici. Il ne connaît que moi.

 Son regard devint plus infernal encore.

  • C'est donc l'Oiseau de Nuit. Il doit avoir des espions partout. Il va falloir que je le trouve et que je me venge.

 Elle étrangla rageusement le bord déchiqueté par le feu de sa cape.

  • Il va voir ce qu'il en coûte de s'attaquer à Pas-de-lune. Je vais lui montrer les flammes de l'Enfer.

 Charlie frissonna. Il n'aimait pas cet éclat froid chez la voleuse, quand le poignard se glissait dans ses mots et son âme. Elle soupira légèrement, faisant courir des ondes sur le bassin immobile.

  • J'y ai laissé mes bolas... Et mon crochet ! Où est mon crochet ?

 Elle tâtait affolée ses vêtements, tout en sachant pertinemment qu'elle ne l'avait pas emporté pour aller repérer la villa, de peur qu'on ne la fouille à l'entrée. Elle l'avait laissé dans les fontes de la selle de Mystère.

  • Il faut qu'on retrouve les chevaux.

 Elle ne pouvait imaginer perdre Mystère aussi bêtement. Charlie sortit enfin de son apathie.

  • Charlemagne !
  • Je les ai libérés en voyant prendre le feu. Ils n'ont pas dû aller bien loin.

 Elle se hâta vers la sortie des jardins, puis s'arrêta si brusquement que Charles-Emmanuel crut qu'elle avait trébuché. Mais elle changea simplement de direction. Il suivit du regard sa trajectoire et tomba sur un dos arrondi de cheval alezan. Pas-de-lune siffla et l'animal releva la tête, permettant à son maître de reconnaître le palefroi. Il l'appela joyeusement et se jeta vers lui, puis s'éleva un hennissement qui ne venait pas de lui.

  • Oui, Roi des Ombres, je suis là. C'est fini, le feu est loin. Allez, viens là.

 Ysombre câlinait son destrier, que Charlie ne voyait presque pas dans l'obscurité. Étonnant comme cette femme, d'ordinaire sèche comme un morceau de bois mort, s'adressait à son cheval avec une sollicitude touchante. Elle poussa une exclamation joyeuse en retrouvant son crochet et le glissa à nouveau dans sa botte, contre sa cheville, là où il s'était toujours trouvé.

  • C'est bon de retrouver ses moyens ! soupira-t-elle.
  • Le moyen de se faire pendre ? se moqua Charlie.

 Il ne comprit pas tout de suite pourquoi le dos de la voleuse s'arrondit soudain en silence, ni pourquoi son ton se fit si sec pour dire :

  • Si ça ne te plaît pas bosser avec un gibier de potence, va crever, nobliau.

 Elle passa près de lui avec Mystère, de sa démarche brutale, en le bousculant volontairement. Il avait vu ses mâchoires serrées à craquer. Il réalisa alors sa balourdise et pâlit. De dépit, il alla chercher Charlemagne et passa une main sur la crinière tremblante.

  • Je suis un abruti, murmura-t-il.

 Le destrier renâcla doucement. Il mâchonnait une fleur. Charlie soupira en réfléchissant un instant. Comment faire à présent ? Ils rencontraient une solide opposition et brutalement il perdait la certitude qu'ils parviendraient à prendre le calice. Fallait-il chercher de l'aide ? Soudain une voix s'éleva derrière lui. Celle de Pas-de-lune, toujours un peu dure mais étonnamment raisonnable.

  • Il nous faut une nouvelle planque.
  • Ysombre... Ça ne va pas te plaire, je le sais, mais il n'y a qu'un endroit où nous puissions aller.

 Elle le fixait à travers la nuit, étrangement sans haine, mais presque attristée. Cette impression disparut aussitôt pour retrouver cette obscurité remplie de flammes qui lui brûlait la rétine. Il se détourna vite, pour ne plus subir ces enfers braqués sur lui.

 Des coups résonnèrent dans le silence paisible de la maison. Plusieurs fois, avec empressement. Puis il y eut un froissement, quelques mots échangés, et les coups reprirent avec plus de retenue. Mais nul ne réagissait dans la riche demeure. Il y eut encore quelques légers éclats de voix. Philippe de Béthune fronça les sourcils dans son lit, finit par allumer une chandelle sur un bougeoir de cuivre et descendre en robe de chambre l'escalier géant.

  • Qui est là ?

 Une voix étouffée, altérée par l'inquiétude, lui répondit à travers le panneau.

  • Charles-Emmanuel, monseigneur ! Avec Ysombre. Nous avons besoin d'aide !

 Philippe soupira, posa sa bougie et déverrouilla la porte. Le visage pâle de Charles-Emmanuel apparut dans l'encadrement, harassé. Il tenait une de ses mains dans le creux de l'autre, ses cheveux en bataille étaient roussis et ses vêtements noircis par endroits fumaient encore. Le noble père de famille s'effaça pour le laisser entrer, comprenant qu'il avait dû se passer quelque chose. Il réprima un sursaut quand Ysombre émergea silencieusement de l'ombre, derrière Urfé. Elle le regardait avec une certaine inquiétude, mais elle-même semblait souffrir de la main droite et vacillait en marchant.

  • Avez-vous de l'huile de millepertuis ? demanda-t-elle d'une voix qui avait perdu beaucoup de sa morgue.

 Philippe hocha la tête.

  • Que s'est-il passé ?
  • Notre planque a été incendiée. On en parlera demain matin, d'accord ?
  • Suivez-moi.

 Il les mena à une petite pièce où il ne les laissa pas entrer et en ressortit avec une minuscule bouteille emplie d'un liquide jaunâtre. Il la tendit à Ysombre qui la saisit d'un geste sûr pour en oindre sa main blessée. Puis elle braqua son visage autoritaire sur Urfé.

  • Donne.
  • Quoi donc ?
  • Donne ta main !

 Il hésita une seconde, mais lui tendit à contre-cœur la paume brûlée en forme de serrure. Ysombre étala un peu de remède sur la peau à vif, ce qui calma la douleur de Charles-Emmanuel presque immédiatement. Elle tenait sa main sans la moindre émotion et agissait d'une manière très sûre. Il se dégagea avec un semblant de dureté, mais elle ne réagit absolument pas. Il s'en voulut un peu, mais très vite en fut détourné par Philippe de Béthune qui les guida chacun vers une de ses chambres. Il s'effondra littéralement sur le premier lit qu'il trouva sur sa route.

 Ysombre s'éveilla avec une sorte de malaise sous-jacent, totalement indépendant de l'énergie récupérée de cette bonne nuit de sommeil. Cet endroit ne lui plaisait pas. Trop... raffiné. Beaucoup trop blanc et aéré. Hypocrite. Et pas assez de sorties. Elle se leva et chercha la fenêtre. Des rideaux lilas la recouvraient. La voleuse les écarta d'un geste décidé, ouvrit la vitre et se pencha. Trop haut pour fuir par-là, à moins d'être une araignée. Elle ne reconnaissait pas cette rue, mais il faisait grand jour et un vent encore frisquet se glissa dans les rues.

 Ysombre referma durement la fenêtre et se tourna vers le lit pour chercher ses bottes. Elle vérifia d'une pression que le crochet s'y trouvait toujours et vérifia la présence de son poignard au côté. Un sourire lui échappa. Armée.

 Personne derrière la porte. Elle déparait complètement dans cet environnement. Une forme sombre et torturée, pleine d'angles et de brutalité, au milieu des tissus, des meubles arrondis et nacrés et des couleurs pastel. Elle n'avait rien à faire là et le ressentait dans toutes les fibres de son corps. De sa démarche sèche, elle parcourut les lieux et descendit vers l'endroit où devaient se trouver les chevaux.

 Dans le jardin, elle respirait enfin un peu plus librement quand un craquement lointain la fit s'immobiliser, et par réflexe se baisser et chercher son arme. Un froissement de robe pénétra dans le jardin. Ysombre se redressa, la pimbêche Béthune ne constituait pas un danger. Ce fut elle qui sursauta en voyant soudainement la silhouette aiguë se dresser entre ses fleurs. Bien vite une colère effrayée remplaça la surprise.

  • Que faites-vous ici, mécréante ? Comment osez-vous ? Quittez immédiatement ma demeure ou je fais appeler la garde !

 Ysombre haussa les épaules en souriant.

  • Essaie seulement. Tu sais que je suis le seul espoir pour Charlie de retrouver le calice.
  • Cela ne vous autorise pas à rôder ici, gibier de potence !

 Pas-de-lune perdit son sourire instantanément et avança d'un pas vers elle, laissant brûler la rage de son regard. La demoiselle recula.

  • Ne m'appelle plus jamais comme cela, mijaurée. Et ton père nous a accueillis hier soir parce notre théâtre a brûlé. Je pense que l'Oiseau de Nuit nous a découverts.

 Les yeux bleus s'écarquillèrent.

  • Le seigneur d'Urfé est-il sauf ?

 La peur qu'Ysombre avait ressenti pour Charlie revint rétrospectivement s'étaler sur son visage.

  • Il est sauf. Il a été brûlé aux jambes et à la main, mais il est en vie. Et pas grâce à vous !
  • J'ignorais...

 La dame serra ses mains contre sa poitrine. Ysombre fut écœurée par les dentelles aux manches.

  • Pourrez-vous tout de même participer à la réception ?
  • Nous allons essayer.

 Elle examina la paume blessée de sa main droite.

  • Savez-vous où sont nos chevaux ?
  • L'écurie, derrière vous, répondit maussadement la jeune noble.
  • Ne parlez de nous à personne.
  • Dites-donc, pour qui vous prenez-vous pour me donner des ordres ?

 Le début de rébellion fit sourire Pas-de-lune, comme devant un enfant boudeur.

  • Reste une gentille et jolie fille obéissante. Ça te va mieux. Par ailleurs, si on se fait choper je saurai que c'est toi et je te retrouverai. La vengeance est un plat qui se mange froid...

 Son sourire joyeusement carnassier fit courir un frisson glacé dans le dos de Marie de Béthune. Ysombre s'en alla en laissant l'écho de sa menace se dissiper et se graver dans son sillage.

 Après avoir soigneusement inspecté Mystère et s'être assurée qu'il n'avait aucune trace de brûlure puis, après une hésitation, vérifié aussi Charlemagne, la voleuse se sentit un peu plus tranquille. Une soif de vengeance froide et implacable remplaçait peu à peu le découragement passager de la veille au soir. Elle passa la main une dernière fois sur le chanfrein de Mystère.

  • A plus tard, mon beau. On s'en est encore sortis, pas vrai ? J'en connais qui vont regretter de s'être attaqués à nous. Ils vont connaître la vengeance de Pas-de-lune et du Prince de la Nuit !

 Le cheval noir renâcla doucement comme une approbation.

  • N'est-ce pas ? Toi aussi, quand tu veux tu es redoutable. Après, on rentrera, promis. Une fois qu'on aura trouvé Renart.

 Elle camoufla du mieux qu'elle put le soupir qui lui échappa, et quitta l'écurie à regret. Après ce qui venait de se passer, elle avait besoin d'une remise au point avec Urfé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0