43. Comme une sorcière sur le bûcher

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 L'adrénaline et le délice de tout voir sans être vue chassèrent un peu la souffrance rémanente d'Ysombre, même si elle se mordait toujours les lèvres de temps à autres en cherchant le mouvement furtif de son complice de l'autre côté du toit. Pas-de-lune était malgré tout de meilleure humeur qu'auparavant.

 Les larges fenêtres de la demeure des Guez permettaient toutes les échappées qu'elle voulait par le haut, et elle savait à présent qu'il existait une sortie au cabinet de toilette, même si elle ignorait où elle donnait. Par ailleurs, ils pourraient peut-être passer par une des portes pour les cuisines, ces larges portes de livraison.

 Ysombre descendit de son poste avec précaution, savourant l'aisance revenue dans son bras. Il fallait qu'elle ait plus d'informations quant à la sortie de Charlie. Elle jura une fois de plus contre l'inexpérience de son seul allié. Si Renart avait été là, elle n'aurait pas eu à se soucier de son évacuation ! Mais cette fois, cette récrimination ne s'entachait d'aucun reproche envers le jeune noble.

 Pas-de-lune enveloppée dans sa cape, capuche pendante, s'approcha de la porte de livraison le plus innocemment possible. Elle n'avait pas emmené son crochet, au cas où on la fouille pour entrer.

  • Eh, vous !

 Elle chercha du regard celui qui l'interpellait.

  • Monsieur ?
  • Poussez-vous ! Vous gênez la manœuvre !

 Elle s'écarta de deux pas pour laisser entrer un chargement de bougies et se glissa dans son sillage avant que la porte ne se ferme.

 Elle colla aussitôt au mur, mettant à profit cette seconde où l'attention est concentrée sur ce qui vient d'entrer. Elle découvrit une sorte de cour pavée où se hâtaient des laquais prêts à décharger. Nul ne lui prêta d'attention particulière et elle s'accorda un sourire de satisfaction. Puis ses réflexes reprirent le dessus et elle chercha les issues. Plusieurs portes s'ouvraient dans cette cour, y compris la large derrière elle. En revanche, aucun accès à l'étage. Il lui faudrait entrer. Un frisson bien connu courut le long de sa colonne vertébrale. Trop dangereux. Il fallait qu'elle s'en aille avant que quelqu'un ne mémorise son visage. Déjà elle voltait vers la sortie. Quelqu'un l'interrompit.

  • Qu'est-ce que tu fais là, gamine ?
  • Je cherche du travail, répliqua Ysombre avec un aplomb inébranlable.
  • Dans quel domaine ?
  • Vous seriez intéressé ?
  • Pas moi personnellement, répondit l'homme en haussant les épaules. Mais on rentre du gratin vendredi et p'têt qu'il faudra de la valetaille en plus. Demande à lui, là.

 Il désigna du pouce un sexagénaire vêtu de noir qui causait ferme avec le conducteur de la charrette de bougies.

  • C'est M. de Messy, le maître d'hôtel de la reine.

 Ysombre mémorisa son visage et prit congé de son recruteur. Elle fit mine de se diriger vers le susnommé Messy, mais dès qu'elle fut certaine qu'on ne la regardait plus, elle rabattit sa capuche sur son visage et changea de trajectoire.

Crévindieu, comment sortir de là ?

La porte basse en arcade qu'elle avait choisi au hasard comme point de mire ressemblait à celle d'une cave. Son instinct la guidait. Elle jeta derrière elle un œil inquiet et posa la main sur la poignée. Aucune résistance. Elle passa la porte et la referma aussitôt. Ysombre se trouvait dans le noir complet, mais la fraîcheur et l'humidité de l'air confirmaient qu'il s'agissait d'une cave. Elle n'avait rien sur elle pour s'éclairer.

 La voleuse se laissa tomber contre le mur de pierre, juste à côté de la porte, pour élaborer une stratégie. Une fois ce déchargement terminé, il y aurait moins de monde dans la cour. Le portail ne fermait pas, elle l'avait vu une minute plus tôt. Mais elle voulait rassembler plus d'informations que cela sur une sortie potentielle. D'autant que cela paraîtrait louche que Charlie disparaisse au milieu de la fête. Peut-être valait-il mieux qu'il se réinfiltre parmi eux pour partir comme si de rien n'était avec les Béthune. Elle se débrouillerait.

 Un peu rassérénée, elle appuya son oreille contre la porte et attendit le grincement d'essieu qui annoncerait le départ du chariot. Ses jambes commençaient à s'ankyloser quand elle entendit enfin la rumeur baisser de volume. Par sécurité, elle patienta encore quelques minutes en s'assouplissant les genoux puis entrouvrit le battant. Seules quelques personnes passaient distraitement sur les pavés. Partant du principe bien connu des hors-la-loi, stipulant que la meilleure façon de ne pas se faire repérer consiste à ne pas se cacher, elle rejeta sa capuche et ouvrit la porte avec le plus grand calme. Comme elle s'y attendait, personne ne l'arrêta ni ne l'interpella lorsqu'elle traversa à grands pas la cour et ouvrit le portail pour se glisser par l'entrebâillement.

 Ysombre poussa la porte du théâtre et plusieurs choses la choquèrent aussitôt. D'abord les cris affolés des chevaux et l'épaisse fumée qui coulait de l'escalier. La seconde, ce fut une silhouette qui apparut en haut des marches, en pleine course, et se précipita vers elle. Pas Charlie.

 Son réflexe fut de barrer le passage et de mettre lame au clair. L'inconnu réagit aussitôt en saisissant une sorte de barre métallique rangée dans son dos. Pas-de-lune se reprocha une seconde de ne pas avoir ses masses sur elle. Elle esquiva le coup puissant donné par le haut et faucha les jambes de l'agresseur. A peine vacillait-il vers l'arrière qu'elle lança son poignard, qui se ficha profondément sous la clavicule ennemie. La plainte émise du fond de la gorge ne l'émut pas le moins du monde. Pas-de-lune arracha l'arme sans précaution aucune et courut libérer les chevaux qui ruaient désespérément.

 L'odeur du feu et les craquements s'intensifièrent. Elle repoussa du pied le blessé, qui heurta un décor en bois et resta au sol en geignant. Après avoir vérifié d'un regard qu'il ne bougerait plus et que les montures ne risquaient rien, elle grimpa les marches à travers la fumée.

  • Charlie ! Où es-tu ?

 Une seconde silhouette descendait en hâte l'escalier menant à l'étage de Charlie. Le cri de joie d'Ysombre s'étouffa dans sa gorge lorsque ce passant émergea de la fumée.

 Charles-Emmanuel frappa de toutes ses forces le lourd bois de la porte. Fermée.

  • A l'aide !

 Sa voix éraillée par la fumée s'étranglait dans sa gorge. Seul le ronflement du feu partout autour de lui et les craquements du toit lui répondaient. Et...

  • Tu es là, Charlie ?

 Une seule personne l'appelait ainsi. Il s'accrocha comme un fou à la grille encastrée dans la porte. Ysombre avançait vers lui, esquivant avec souplesse les débris enflammés qui tombaient, et approcha son visage de la grille en face de lui. Ses cheveux étaient roussis et elle transpirait elle aussi à grosses gouttes. Elle secoua désespérément le loquet sans parvenir à produire autre chose qu'un cliquetis métallique.

  • Elle est fermée !

 Leurs visages se faisaient face, à travers les barreaux de la grille, tout proches. Elle voyait les gouttes de sueur perler au front du jeune noble. Les flammes montaient juste derrière lui et asséchaient douloureusement ses yeux. Enfermé avec la mort.

La seconde fois qu'un de mes amis est pris dans les flammes.

  • Je n'ai pas mon crochet ! Il me faut la clef !
  • Il l'a emportée !
  • Lequel ? Il y en avait deux !

 Ils criaient presque pour couvrir le bruit du brasier.

  • Le masqué !
  • Il est plus près. J'y retourne !
  • Mais vous allez devoir passer dans le feu !
  • Ne t'en fais pas.

 Elle s'élançait déjà quand un cri d'Emmanuel la stoppa.

  • Vous allez revenir, Ysombre ? Tu... tu reviendras, n'est-ce pas ?

 Il venait de la tutoyer. Elle lui accorda un sourire.

  • Tu as ma parole.

 Elle sauta par-dessus un débris enflammé et disparut dans l'escalier. Charles-Emmanuel ne voyait plus que l'enfer du théâtre qui brûlait devant lui. Tout un pan de mur s'effondra dans le couloir, soulevant des nuées d'escarbilles. Il poussa un cri et se rejeta en arrière. Le feu, juste derrière lui, léchait déjà ses bottes. Ysombre aurait beau se dépêcher, elle n'aurait pas le temps de le sauver.

 Il toussa encore à s'arracher les poumons et se plaqua dos à la porte, espérant éviter les flammes qui montaient jusqu'au plafond à l'autre bout de la petite pièce où il était enfermé. La fumée obscurcissait sa vue et le suffoquait. Il se baissa pour chercher de l'air, mettant de ce fait son visage plus près de la fournaise. Ses yeux asséchés se fermèrent. Ysombre n'arrivait pas. Avait-elle été bloquée par les flammes ? Déjà brûlée peut-être ? Ou s'était-elle enfuie de cet endroit mortel ? L'avait-elle abandonné ?

 De toute façon, elle ne pourrait plus le sauver. Soudain une flammèche bondit, happa et carbonisa entièrement une de ses mèches. Il hurla et se rejeta contre le bois. Il savait qu'il brûlerait avant lui. Il mourrait ici. Déjà ses chaussures noircissaient. Il reconnut la douleur venimeuse de la brûlure sur ses chevilles puis ses mollets. Le feu dévorait ses habits. Il releva les yeux vers le haut, hésitant à réciter ses prières, et des larmes coururent vers ses oreilles. Ysombre lui avait promis de revenir. Elle n'était pas là et ne le serait plus jamais. Elle avait fui, sans doute. On ne pouvait raisonnablement se fier à un gibier de potence pareil ! Pas lorsque leur vie aussi était en jeu.

 Il voulut se déplacer pour fuir la chaleur, sa main se posa par inadvertance sur la serrure chauffée à blanc de la porte. Il cria encore et souffla inutilement sur la paume meurtrie de sa main. Il mourrait comme une sorcière, sur le bûcher. Il commença ses prières d'une voix altérée. Il ne reverrait jamais Marie de Béthune, cette grâce angélique tombée du ciel. Les pleurs montèrent à ses yeux, et pas seulement à cause de la fumée. Elle ne saurait même pas comment il était mort. Ysombre porterait-elle son deuil seulement ?

 Elle ne reviendrait pas, à présent. Ce serait suicidaire. Le plancher s'effondrait. Il perdait le souffle dans une toux de plus en plus rauque mêlée à des hoquets de souffrance. Ses jambes, hors de contrôle, s'agitaient convulsivement pour éteindre la douleur croissante. Il se sentait perdre conscience. La pièce tournait. Il voulait terminer sa prière. A présent il ne voyait rien d'autre, à travers le brouillard de ses larmes, qu'un magma orange sifflant qui allait le consumer. Affaibli, aveuglé, Charles-Emmanuel se laissa tomber au sol les genoux dans le feu et plongea sa tête dans ses mains.

 Une toux. Une toux qui n'était pas la sienne.

  • Charlie !

 Il se releva et aspira un grand coup, vacilla sous l'effet du vertige et du soulagement. Ysombre revenait. Elle courut à lui, se protégeant le visage d'un bras. Elle tenait la clef dans une main visiblement douloureuse.

  • Ysombre ! Tu es revenue !

 Elle sourit. Un vrai sourire, franc, et plus lumineux que le brasier.

  • Bien sûr. Je te l'ai déjà dit, nobliau : les voleurs tiennent leurs promesses.

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