42. Mon seul allié sur cette Terre

7 minutes de lecture
  • Après ta diversion, tu retournes dans le salon en premier et tu passes. Je laisserai un mouchoir noué sur la poignée pour que tu saches laquelle des portes est ouverte. Dénoue-le et passe. Je t'attendrai derrière, équipée. D'ac ?
  • Très bien.

 Elle se mit à recopier le plan qu'elle venait de dessiner sur un parchemin neuf qu'elle découpa en ovale.

  • Je collerai ça sous le fond du plateau qu'on me donnera. Arrange-toi pour l'avoir toujours sur les yeux aussi.
  • Sur l'éventail de Marie ?
  • Pourquoi pas. Mais arrange-toi pour ne pas regarder ailleurs...

 Elle lui expédia un clin d’œil ironique. Charles-Emmanuel rougit aussitôt.

  • Elle te plaît sacrément, la jolie comtesse, hein ?
  • Peut-être le contraste avec vous a-t-il joué un rôle et renforcé l'effet angélique de Marie...

 Pas-de-lune fronça les sourcils.

  • Qu'est-ce que tu veux dire ?
  • Eh bien... pour employer une image, disons que dans une rose, vous seriez l'épine et elle la fleur.

 Le fameux sourire en coin d'Ysombre masquait une forme de désarroi.

Vraiment ?

 Charlie s'était déjà détourné, le regard rêveur. Ysombre le secoua.

  • Hé, c'est pas fini ! Une fois qu'on aura trouvé une sortie à la maison, où est-ce qu'on va atterrir ?
  • Il y a la rue des Ormeaux à proximité, et les remparts. Mais les rues à proximité abritent les brigands, surtout la nuit. Marie m'a parlé d'une bande redoutable, sous le commandement d'un certain Oiseau de Nuit.
  • Oiseau de Nuit ?
  • Il paraît redoutable. Tous les nouveaux brigands doivent lui prêter allégeance et ceux qui refusent ne réapparaissent plus jamais. Il règne sur toute la pègre d'Angoulême.
  • Donc il faut qu'on l'esquive. En fuite, il ne sera pas question de se lancer dans un entretien d'embauche. C'est un Coquillard ?
  • Peut-être bien.
  • Alors il ne faut surtout pas qu'il ait vent de ma présence. Il me tuerait.

 Charlie parut horrifié.

  • Pourquoi ? N'êtes-vous pas du même camp ?

 Elle eut un sourire sans joie.

  • La concurrence, ça te parle ? Tu croyais que je délirais en disant que le monde était plein de mes ennemis ?
  • Mais vous...

 Il ne pouvait concevoir cela.

  • Alors il n'y a personne pour vous aider ? Nulle part ? Vous êtes... seule ?
  • Mon seul allié sur cette Terre est à présent Renard, et je l'ai perdu. Et toi, peut-être.
  • Votre famille ?
  • Je n'ai jamais connu mes parents biologiques. Mes parents adoptifs sont morts.
  • Vos amis ?

 Le regard qu'elle jeta sur lui suffit à répondre.

  • Alors, Bleunwenn et Géraud...
  • Mes parents. Bleunwenn a été pendue comme voleuse. Géraud est mort devant moi de la tuberculose.

 Les images, obsédantes, insupportables, passaient et repassaient devant ses yeux. Elle voûta le dos, comme à chaque fois, lorsque l'agonie de son père lui revint en mémoire avec la violence d'un coup de fouet. Celui qui l'appelait sa princesse, le seul à l'avoir jamais trouvée belle, celui qui l'avait protégée jusqu'à ce qu'elle soit devenue la lame de poignard qu'elle était à présent.

Bats-toi toujours, ma fille.

 Elle tremblait de l'effort nécessaire pour retenir ses larmes. Elle ne voulait pas pleurer devant lui, il fallait qu'elle garde son autorité. Sinon leur opération tombait à l'eau dès maintenant.

Tu survivras, hein ?

Oui, Géraud. Je me battrai toujours. Ils ne m'auront pas.

  • Ysombre ?

 Elle tourna vers lui son visage douloureux. Elle n'avait pas envie de chercher le réconfort dans ses yeux. Elle voulait se battre.

  • Quoi ?

 Il se tut, incapable de savoir quoi dire. Il lui semblait avoir eu une idée, mais les mots s'étouffaient dans sa gorge.

  • Je suis désolé.

 Comment avait-il pu prononcer une phrase aussi stupide ? Il se mordit la lèvre, mais Pas-de-lune ne réagit pas. L'avait-elle seulement entendu ? Elle laissa retomber sa tête mais aucune larme ne coula. La flamme dans ses yeux les en empêchait. Après un violent effort pour maîtriser sa voix, elle se racla la gorge plusieurs fois.

  • Merci, Charlie. Bref, nous rentrons ici après l'opération. Si l'on nous poursuit, il faut trouver un autre point de rendez-vous pour ne pas griller cet endroit. Déjà, si quelqu'un s'aperçoit de notre absence, ou plutôt de notre présence là où il ne faut pas, nous partirons séparément. Je suis quasiment sûre de pouvoir fuir par les toits. Toi, en revanche...

 Il vit peu à peu le savoir et l'assurance d'Ysombre reprendre le dessus sur sa douleur. Il ne savait pas vraiment si cela le rassurait ou non. Mais il ne fit pas la remarque et s'efforça d'écouter.

  • ...avec eux, non ?
  • Pardon ?
  • Concentre-toi ! Y a-t-il une autre issue à la chambre ?
  • Seulement les deux portes suscitées, et celle du cabinet de toilette de la reine.
  • Et ce cabinet, il a une issue ?
  • Je l'ignore.
  • Alors tu regarderas pendant que je commencerai à fouiller. S'il n'y en a pas... J'essaierai de t'emmener avec moi, avec de la chance, ou bien on tentera de te ré-infiltrer jusqu'aux écuries. Tu pourrais aussi repartir avec eux, en toute innocence.

 Il fit la moue, pas convaincu, mais il ne voulait pas se montrer craintif devant elle.

  • De toute façon, j'irai repérer les lieux, décida-t-elle brusquement en roulant le plan.

 Il chercha son regard, surpris, mais elle l'évitait. Elle fourra la page dans sa poche et grimpa les marches vers sa planque à toute vitesse. Charles-Emmanuel s'efforça de contrôler l'agacement qui lui montait au nez. Ses humeurs, à celle-là ! Il avait bien envie de la suivre pour lui demander des comptes, mais elle serait capable de le poignarder à son arrivée. Et puis il n'aimait pas la hauteur des passerelles.

 Charlie se tâtait encore quand elle redescendit, quelques instants plus tard. Pas-de-lune avait rattaché ses cheveux et ses yeux avaient rougi, mais elle portait une expression implacable.

  • Vous allez bien ?
  • Impeccable. Il nous faut un lieu de rendez-vous, si l'on se sépare. Un endroit discret, où personne ne nous remarque, et que l'on soit sûrs de pouvoir trouver et fuir facilement au cas où. Toi qui connais la ville ?

 Il ravala sa curiosité et sa surprise à propos de son changement de sujet.

  • L'église Saint-Paul ?

 Elle grimaça légèrement.

  • J'aime pas trop les églises. Elle se trouve où ?
  • Juste derrière, dans la rue des Arceaux.
  • C'est trop proche. On fera facilement le lien.

 Le professionnalisme d'Ysombre devenait contagieux. Charles-Emmanuel se surprit à apprécier cet état d'esprit.

  • Alors Saint-Martial. C'est à l'autre bout de la ville, au bord du rempart est. Elle est aussi plus grande.
  • Va pour celle-là, alors. Si on se sépare, rendez-vous à Saint-Martial... où cela ?
  • A l'entrée de la crypte ou vers la chapelle latérale de la Vierge.
  • La crypte est peut-être plus discrète.
  • Non, pas vraiment, il y a plus de pèlerins. Je recommande la chapelle.
  • Va pour la chapelle à la Vierge, avant le lendemain matin, compris ?
  • D'accord.

 Ysombre frappa sur le sol de la scène du poing.

  • Opération Calice lancée !

 Elle se leva et commença à se diriger vers l'escalier à nouveau, mais cette fois Urfé la rappela.

  • Ysombre ! S'il vous plaît...
  • Tutoie-moi, Charlie. Qu'y a-t-il ?

 Il se leva et malgré elle, elle trouva de la noblesse dans son port de tête.

  • C'est mon tour de tenir ma part du marché. Je vais commencer à faire jouer mes relations pour retrouver votre ami. Renart, c'est bien cela ?

 Pas-de-lune dut se souvenir qu'elle devait respirer.

  • Oui, c'est son nom. Mais il a pu s'en inventer un.
  • Pouvez-vous me le décrire ?

 Elle revint s'asseoir près de lui, les yeux ailleurs.

  • Roux sombre. Il a mon âge, à peu près. Plutôt petit. Agile comme un chat. Excellent tireur. Plus fidèle qu'une bonne lame. Précis, comédien hors pair, diplomate quand il faut. Le meilleur complice que j'ai jamais eu. Fabuleux. Un sourire qui remplace le soleil. Yeux de gamin malicieux, libre, enjoué, vivant...

 Peu à peu, elle se perdait dans ses souvenirs. A nouveau le visage de son frère d'armes, comme au dernier jour, souriant entre ses mèches trempées sous l'orage, apparut dans son esprit. Si réel ! Ses crochets contre ses bottes, son air impatient sur le toit d'un manoir, juste avant de descendre sur la corniche, ses moqueries amicales sur sa lenteur, son regard lorsqu'il cherchait en permanence le ciel comme une échappée. Charlie ne l'interrompit pas, mais son regard lourdement posé sur elle la fit taire. Il avait cessé de noter. Voyant qu'elle s'était laissée attendrir, elle choisit l'agressif.

  • Un commentaire ?

 Il s'éclaircit la gorge, amusé sans le montrer.

  • Non, non.
  • Je lui ai promis de le retrouver un jour. En échange de ceci...

 Elle souleva le pendentif lunaire qui se balança.

  • Il doit être brigand quelque part. Peut-être sous un nom d'emprunt. Je ne crois pas qu'il aurait quitté la fraternité, ni trahi les siens, mais il n'y a rien de certain. J'espère déjà qu'il est en vie.
  • Il a disparu quand ?
  • Il y a trois ans. Il a vécu toute son enfance avec moi dans le Forez.
  • Vous croyez qu'il aurait rejoint une troupe existante ?

 Elle tordit la lèvre pour réfléchir.

  • Difficile à dire. Il tient à son indépendance, je le sais, mais il possède assez d'instinct de survie pour se rallier à une bande s'il le faut.

 Soudain, elle se redressa sur ses poignets, et flamboyèrent ses prunelles de ténèbres avec suffisamment d'enfers pour faire rôtir la ville.

  • Attention, Charlie, prévint-elle d'une voix étrangement calme et mesurée, je ne veux pas qu'il coure le moindre risque. Tes recherches ne doivent pas le faire repérer par la maréchaussée. S'il meurt parce qu'on le cherchait, jamais je ne le pardonnerai.

 Elle ajouta d'une voix sourde en se rasseyant.

  • Ni à toi, ni à moi.

 Charles-Emmanuel l'avait très bien entendue. Il devenait curieux de rencontrer cet ami étrange qui avait trouvé grâce aux yeux d'ordinaire si intransigeants de la voleuse. Il rangea les notes qu'il avait prises.

  • Je m'en occupe.
  • Parfait, dit-elle, je vais faire une reconnaissance. Bonne soirée.

 Elle se leva et rejeta sa cape en avant pour grimper les marches. Charlie lui fit un signe amical, en souriant. Ysombre ne put s'empêcher de sourire aussi, dans l'ombre des étages. Le nobliau avait bien changé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0