41. Ruelles obscures

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 Au bout d'un moment qu'elle passa recroquevillée sur sa paillasse sans s'endormir, silencieuse et immobile, elle finit par se lever. Elle vérifia la présence de son poignard et recoiffa son chapeau avec des gestes apaisés et un visage de marbre, puis descendit vers la scène déserte. Elle se dirigea vers la petite cambuse où elle savait que logeait Charles-Emmanuel.

  • Charlie ?

 Il entrouvrit la porte. Il avait débouclé son pourpoint et des flots de linge blanc bouillonnaient par l'ouverture.

  • Ysombre ? Qu'y a-t-il ?
  • Je sors. Je vais chercher une livrée.

 Il fronça les sourcils.

  • Comment ?

 Le sourire féroce de Pas-de-lune avait un peu pâli. Quelque chose hantait toujours ses prunelles, malgré son calme apparent.

  • Personne ne mourra, ne t'inquiète pas.

 Il ouvrit complètement la porte et avança d'un pas vers elle, inquiet.

  • Vous êtes en état ?

 Elle recula d'un pas et posa une main ferme sur son torse pour le faire rentrer.

  • Oui, ne bouge pas. Au cas où tu te poserais la question, tu ne viendras pas. Je vais bien.
  • Hum. Dans ce cas, bonne chance.

 Elle hocha la tête et s'apprêta à partir.

  • Et, Ysombre...
  • Quoi ?
  • N'oubliez pas que je suis là.

 La voleuse haussa les sourcils sans comprendre et il recula soudain avec une expression gênée, comme s'il venait de réaliser ce qu'il avait dit.

  • Enfin... allez-y, je vous en prie.

 Il disparut et referma la porte. Ysombre ne sourit pas et tourna simplement les talons.

  Un vent glacial montant de la Charente l'accueillit sur la place des Ormeaux. Elle s'abrita derrière la prison et chercha du regard un poste d'affût. Un jardinet proche de la maison splendide de Guillaume Guez lui ouvrait les bras. Un sourire se dessina sous la capuche et elle quitta son rudimentaire abri pour courir vers le portillon. Il n'opposa pas la moindre résistance et la voleuse put se glisser sans problème entre les arbrisseaux fleuris. Elle s'accroupit sous l'un d'eux et pendant une seconde, l'illusion fut confondante entre sa silhouette et celle d'un fauve sombre. Son poste lui assurait une vue idéale sur l'entrée magistrale.

 Après une demi-heure de patience profondément ancrée dans son entraînement, elle fut récompensée par la sortie d'un serviteur en livrée avec un pas rapide. Son visage se fendit d'un sourire féroce dans l'ombre et elle quitta furtivement son poste d'affût.

 Elle marcha nonchalamment dans les rues à la suite du serviteur jusqu'à ce qu'il commette l'erreur d'obliquer dans une ruelle où il se trouva isolé. Ysombre saisit l'occasion et se jeta à sa suite.

  • Hé, toi !

 Il se retourna. Son visage exprimait un profond soupçon.

Tu ne sais pas à quel point il est justifié, pauvre petit.

 Ysombre saisit le manche de son poignard et de la main droite repoussa sa capuche. L'homme se détendit légèrement. C'était bien sur cette réaction qu'elle comptait. D'un mouvement dont elle accumulait la vivacité depuis quelques minutes, elle le plaqua contre le mur, un bras contre la gorge, et dégaina.

  • Désolée, rien de personnel, petit.

 Il n'avait pas assez d'air dans la trachée pour répondre. Pas-de-lune lui colla un bâillon autour de la bouche et tira de sa poche une de ses cordes issues du théâtre puis ligota soigneusement le serviteur qui la considérait avec des yeux effarés. Elle se retint de sourire pour ne pas l'effrayer davantage. Une fois l'homme immobilisé de façon sûre, elle dégrafa sa livrée, tous ses signes externes distinctifs et les roula en boule sous sa veste.

  • Merci bien. Tu vas t'en sortir, mais il n'est pas question que tu donnes l'alerte. Donc désolée...

 Elle saisit la cordelette qui maintenait ses mains et le souleva presque. Il se maintint sur ses jambes d'une façon incertaine. C'était un garçon assez jeune, qu'elle avait choisi pour son gabarit, et il ne pouvait opposer résistance. Pas-de-lune choisit tout de même de l'étourdir davantage encore d'un coup précis à l'arrière de la tête, et le chargea sur son épaule. Après un bref regard en arrière pour s'assurer qu'aucun passant n'avait remarqué la scène, elle s'enfonça dans les ruelles obscures.

 Trois coups furent frappés à sa porte. Charles-Emmanuel souffla sa chandelle, écarta son livre et alla ouvrir. Pas-de-lune l'attendait, adossée au mur, bras croisés. Sa mystérieuse faiblesse semblait s'être évaporée. Elle avait récupéré son chapeau et une étrange boule déformait ses vêtements.

  • Une bonne chose de faite...

 Elle tira de sous sa veste le précieux déguisement.

  • A qui l'avez-vous pris ?

 Elle sourit ; ses yeux et ses canines brillèrent du même éclat.

  • A celui qui l'avait. Sans demander la permission.

 Urfé fronça les sourcils.

  • Ne risque-t-il pas de donner l'alerte ?
  • Là où il est, pas de sitôt, ne t'inquiète pas. Rendez-vous sur la scène dans dix minutes. On va mettre au point le plan.

 Elle lui claqua la porte au nez et il entendit ses pas s'éloigner rapidement. Il soupira, presque rassuré. Ysombre était de retour.

 Lorsqu'il la rejoignit, rhabillé et rechaussé, elle contemplait un plan grossier de la maison selon ses observations. Son crayon rabougri errait au-dessus de l'intérieur.

  • Comment t'a-t-elle décrit l'enchaînement des pièces ?

 Il saisit le crayon.

  • Ici... probablement, l'entrée des visiteurs. Les salons sont à l'étage, d'abord ce long couloir, la salle de bal au bout...

 Elle ne quittait pas des yeux la pointe sur le papier et pinçait les lèvres.

  • Où se trouve l'écurie, dans l'histoire ? Y-a-t-il un passage entre elle et le corps de logis ?
  • Je n'en ai pas vu.
  • Autrement dit, il faudra passer par la cour extérieure... Toi, tu seras probablement introduit par ici. Tu devras attendre que je sois entrée et que je passe dans ton champ de vision pour quitter la première pièce, compris ?
  • Compris. Irez-vous dans la salle de bal ?
  • Pour la cohérence, il vaut mieux que tu t'y pointes avec tes nouveaux amis. Trouve un prétexte pour les y laisser et rejoins-moi dans le salon attenant à la bibliothèque. C'est bien lui ?
  • C'est cela.
  • De quel côté se trouve la chambre de la reine ?
  • Ici, d'après ce que j'ai compris. Nous n'aurons pas à passer par la bibliothèque...
  • Mais nous allons le faire, ne serait-ce que pour vérifier que la chambre soit bien déserte avant d'y entrer. Et ensuite, qu'y a-t-il comme autre pièce privée attenante à la chambre ?
  • Le cabinet et les appartements des autres dignitaires comme Ruccelaï, la marquise de Guercheville, le père Suffren... Mais ils sont peu nombreux. Il y a également une chapelle, mais au rez-de-chaussée.

 Il traçait approximativement l'emplacement des salles, mais Ysombre regardait ailleurs. Le son de raclement de gorge de Charlie la ramena à la situation présente.

  • Par où peut-on sortir ensuite ? Existe-t-il des issues à ces chambres ?
  • Je ne sais pas...
  • Charlie ! Qu'est-ce que tu foutais ?
  • Marie ne pouvait pas le savoir !

 Ysombre se radoucit un peu.

  • Tu marques un point. J'ai vu une sortie possible par le toit, mais seulement pour moi. Tu ne seras jamais capable de m'y suivre.
  • Vous en êtes certaine ?

 Elle l'évalua sans aménité.

  • Presque. Il doit bien exister une sortie par derrière, dérobée, par les offices, je ne sais pas. Il aurait fallu que je le sache avant d'y aller tout à l'heure...
  • On y retourne ?
  • Pas tout de suite. On a mieux à faire. Combien de gardes, et comment sont-ils positionnés ?
  • Une douzaine. Ceux de la porte ne constituent pas un problème puisque vous entrez avec la calèche.
  • Vrai. Les autres ne devraient pas entrer dans les pièces clés pendant la réception. Par contre, il ne faut surtout pas que l'un d'entre eux nous repèrent avant que nous n'ayons disparu, ou remarque notre absence. Essaie de ne pas attirer leur attention. N'hésite pas à envoyer Marie de Béthune les distraire.
  • Vous ne disiez pas que c'était risqué pour elle ?
  • Si, répliqua Pas-de-lune avec un immense sourire.

 Urfé grommela quelque chose dans sa moustache soigneusement lustrée et croisa les bras.

  • Nous pouvons fouiller pendant environ vingt minutes avant de devoir fuir. On remarquera notre absence au-delà. C'est court. Il nous faut plus d'informations sur les possibilités de cachettes.
  • Si la reine n'en a parlé à personne...

 La voleuse grimaça.

  • C'est la pire opération de ma vie... Assurons-nous que personne ne me verra convaincre la serrure de la bibliothèque. La pièce doit être vide.

 Charlie s'éclaircit la gorge pour capter l'attention de Pas-de-lune.

  • J'ai un plan.

 La livrée lui allait et masquait bien ses maigres formes. Pas-de-lune effectua quelques flexions pour vérifier la mobilité de son bras blessé et jeta un regard à la dérobée à Charles-Emmanuel.

  • Hum... J'ai une question un peu plus grave.
  • Je t'écoute.
  • Que fait-on si Sardiny est dans la place ? Ça pourrait virer au cauchemar.
  • Il ne doit pas me voir. Il me reconnaîtrait. Mais Philippe de Béthune disait qu'il y serait sûrement. Repère-le le plus vite possible en entrant et place-toi entre lui et la porte où je vais entrer. Dès que je suis dans ton champ de vision, indique-le moi discrètement et va lui parler. Je passerai dans la salle voisine le plus vite possible. Tu m'y rejoindras dès que tu auras trouvé une excuse. Compris ?
  • Ça me va.
  • Si jamais il entre dans une salle où nous sommes, ne me cherche pas des yeux. Éclate de rire, ça me servira de signal et je m'esbignerai vite. Mais ne va pas lui parler cette fois. D'accord ?
  • D'accord.

Il suivrait ses instructions. Il sentait confusément que le plan n'allait pas se passer si bien que Pas-de-lune le croyait, mais elle avait forcément plus d'expérience que lui. Toutes ses consignes respiraient la certitude. Il chercha quelque chose dans ses yeux d'enfers tourbillonnants, et ne trouva qu'un professionnalisme froid. Ysombre mettait en pratique l'enseignement poussé qu'elle avait reçu. En dépit de tout, elle se sentait bien. Elle maîtrisait ce domaine. Elle en était la reine.

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