40. Rester professionnelle

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 Il retrouva la voleuse, après avoir longtemps cherché, qui s'était introduite dans la bibliothèque et admirait, sans oser les ouvrir, les superbes reliures. Elle souriait et Charles-Emmanuel s'étonna de son soudain respect. Il observa l'ouvrage qu'elle reposait : Les choses de la nature, de Lucrèce, et pinça les lèvres.

  • Ysombre ?

Elle baissa les yeux, il remarqua presque de l'émotion sur son visage et se souvint qu'il ne connaissait presque rien d'elle.

  • Cette bibliothèque est magnifique.

 Elle n'avait rien volé. Il détendit ses épaules et sourit, il s'apprêtait à parler, mais elle le devança en secouant la tête.

  • Bon, restons professionnelle. Quelles sont les infos ?

 Il soupira, rangea ses excuses et ses compliments et répondit :

  • J'ignore si ce sont des bonnes ou des mauvaises nouvelles. Apparemment, seule la reine, ou alors seulement une personne très proche, sont au courant de la présence du calice. Marie n'a aucune idée de l'endroit où il peut se trouver, mais elle pense que la cachette sera particulièrement tordue et discrète. La garde a été doublée.

 La voleuse gardait un visage impassible, plongée dans ses réflexions. La légère ouverture de sa froideur devant les livres était définitivement close.

  • Combien de gardes ?
  • Une douzaine, dont le chef, le marquis de Thémines. Ils sont répartis dans la maison. Seule la reine s'occupe de contrôler les identités. Philippe de Béthune pourrait accepter de me présenter à la reine comme un nouveau partisan, afin de m'infiltrer.
  • Nous pourrons emprunter leur carrosse ?
  • Il faut en convaincre Philippe, mais c'est possible. En revanche, vous ne pourrez pas vous infiltrer en tant que dame de cour, Ysombre, sauf votre respect, ça ne passera jamais.

 Elle leva au ciel des yeux amusés. Sauf votre respect !

  • Je peux me faire passer pour un valet sans trop de problèmes. J'aurai plus de latitude pour visiter toutes les pièces.
  • En effet, les invités n'ont accès qu'aux salons d'honneur, à la salle de bal et la salle de réception. La chambre de la reine n'est attenante qu'au troisième salon et à la bibliothèque, mais les portes ne seront pas ouvertes.

 Il suffit d'un sourire plein de canines à Pas-de-lune pour lui faire comprendre ce qu'elle en pensait.

  • La prochaine réception se passera quand ?
  • La reine reçoit Philippe de Béthune et les autres tous les jours, mais la prochaine réception publique se produira vendredi. Quel choix préconisez-vous ?

 Elle balança un instant, appuyée contre une colonne sous le portique.

  • Je penche pour vendredi. Nous avons besoin de quelques jours pour nous préparer précisément. Par ailleurs, nous aurons plus de chances de passer inaperçus dans une réception publique, les gardes seront plus occupés, y compris le marquis, et la reine aussi. On peut aussi supposer que personne ne nous poursuivra si on se fait choper après coup.
  • D'accord. Maintenant, il faut que Philippe de Béthune accepte de nous aider.
  • De nous prêter son carrosse et te présenter. Je sortirai du carrosse une fois dans l'écurie pour m'introduire parmi les valets. Il me faut une livrée.
  • On y songera.

 Il avait une question à poser, mais il hésitait, se mordait la langue et oscillait d'une jambe sur l'autre. Ysombre n'allait pas apprécier. Elle le fixait, sous le feu de ses yeux sombres, goguenarde, impitoyable.

  • Ysombre... Est-ce que Marie de Béthune viendra ?

 Elle considéra son air suppliant et éclata de rire.

  • Cette expression ! Tu es impayable ! Elle te plaît, hein ?

 Elle lui adressa un clin d’œil amusé en le regardant rougir et savourant sa gêne.

  • J'ai peur qu'elle nous dérange, et ça peut être dangereux pour elle, souligna-t-elle.
  • D'un autre côté, question cohérence, cela paraîtrait plus naturel qu'elle soit là avec son père et moi. Et puis elle connaît les lieux, se défendit Urfé.
  • Peut-être, mais je ne lui fais pas confiance. On ne peut pas être sûrs d'elle. Rends-toi compte, elle a nos deux vies dans les mains, si on fait ça ! Il suffirait qu'elle se déconcentre, qu'elle laisse échapper un mot de trop, un regard mal dissimulé, et elle nous perd tous ! Ce n'est pas une professionnelle.
  • Demandons-lui, au moins.
  • Tu es prêt à prendre le risque ?
  • Sauf si vous me l'interdisez.

 Ysombre fronça le nez. Elle hésita longtemps et cette hésitation même l'effrayait. Il y a encore quelques jours, jamais elle n'aurait même envisagé de mêler cette péronnelle à une de ses opérations, surtout aussi risquée. Elle aurait balayé la proposition d'un mouvement de la main. Même pas, Charlie n'aurait pas osé poser la question. Cependant ses yeux bruns suppliaient, elle avait bien vu son émoi devant la noble demoiselle et ne pouvait se cacher que cela l'aurait énormément amusée de voir Urfé hésiter, bafouiller et rougir devant Marie de Béthune. Sa résolution vacilla, au bord du gouffre, mais le sourire de Renart s'interposa.

Promets-moi qu'on se reverra.

 Les derniers mots de Géraud aussi.

Bats-toi toujours, ma fille.

 Non. Pas question qu'un attendrissement passager lui fasse perdre ses objectifs et risquer d'échouer.

 Elle intensifia la lueur de ses yeux d'obsidienne pour la rendre insupportable et en braqua la flamboyance implacable sur lui. Il recula d'un pas. Elle s'appliqua à ne pas sourire, serra les dents, et baissa la tête pour affermir son expression.

  • Je te l'interdis formellement.

 Elle se détourna. Charlie ne cacha pas son désarroi, mais elle n'y prêta aucune attention. Il commençait à bien faire, le nobliau. Il se ressaisit, mais refroidit lui aussi son visage. Il avait cru qu'il pourrait la faire fléchir. Il s'était trompé.

  • Allons attendre Philippe dans le salon que Marie m'a désigné. Elle a dit que nous aurions des rafraîchissements.
  • Je te suis, Charlie.

  Philippe de Béthune se montra moins réticent que sa fille à l'égard d'Ysombre. Un peu hésitant, certes, parfois craintif, mais il accepta et admira leur stratégie, et malgré une certaine appréhension, accepta de leur servir de prétexte pour rencontrer Marie de Médicis, d'utiliser son carrosse et de les couvrir en termes de matériel, financement et légalement parlant. Il put leur apporter quelques précisions supplémentaires. En revanche il fut intraitable sur la présence de sa fille : elle serait à la réception, mais ne participerait pas à l'opération. Pas-de-lune enrageait, mais dut se soumettre à ses conditions. Ils ne pouvaient pas réussir sans son appui. Charles-Emmanuel la fixait, inquiet, mais elle ne lui jeta pas même un regard. Elle négociait.

 Intérieurement, elle se satisfaisait de ce qu'elle avait obtenu. L'aide de Philippe de Béthune pouvait tout changer. Elle voyait déjà le calice dans sa main, qu'elle tendait à Charlie, son marché tenu, et Renart devant elle. Cette vision lui faisait perdre toute pondération. Quand elle sortit de la pièce, elle tremblait presque d'exaltation.

  • On va y arriver, nobliau ! On a des chances ! Tu vas avoir ton calice et je tiendrais cette fichue promesse ! C'est le couronnement de ma carrière !

 Urfé sourit. Il n'avait pas digéré le refus que lui avait infligé la voleuse, mais même lui se surprenait à voir les choses sous un angle plus positif. Et son moral remontait en flèche depuis que le diplomate avait convaincu Ysombre de laisser Marie venir. D'ailleurs, des pas légers lui firent dresser l'oreille.

  • Marie de Béthune, lui signala Ysombre.

 Il se retourna et s'inclina avec délicatesse.

  • Dame divine ! Nous venons d'avoir une longue conversation enrichissante avec votre père. Il a accepté de nous assister et de mettre ses ressources à notre disposition. Il a également, je me dois de vous l'indiquer, insisté pour votre présence à la réception de vendredi. Je dois personnellement vous avouer que ce choix me ravit.

 Elle écarquilla les yeux d'un air appréciateur.

  • Vous m'en voyez très flattée, marquis d'Urfé. Je tenterai tout ce qui est en mon pouvoir pour permettre à votre plan de réussir.

 Elle scruta Pas-de-lune qui n'avait pas fait un mouvement ni décroché un mot, mais observait tout avec acuité.

  • Sachez bien, gibier de potence, que je ne supporte votre présence dans ma demeure que par respect pour la volonté de ce gentilhomme.

 Charles-Emmanuel grimaça sous l'insulte, qu'il avait lui-même infligée à Ysombre autrefois.

  • Cependant je vois que vous agissez pour notre roi, je travaillerais donc dans le même sens que vous et ne vous causerai pas de problèmes.

 Urfé craignait qu'Ysombre ne réagisse violemment, mais elle se contenta de sourire d'une façon qui fit courir un frisson visible sur la colonne vertébrale de la jeune noble.

  • Trop heureuse que votre seigneurie me juge digne de vivre encore quelques temps ! Impressionnée par cette courtoisie, je viens de me décider à vous retourner la politesse... du moins pour l'instant. Je ne supporte également votre présence dans mon espace vital que par respect pour Charlie.

 Marie recula d'un pas, choquée, ses yeux bleus voletant de l'un à l'autre. Elle ne pouvait admettre ce surnom. Pas-de-lune l'affrontait du regard. Furieuse mais impuissante, Marie de Béthune salua Urfé et tourna les talons pour s'éloigner à grands pas. Il hésita à la rattraper, mais cette insistance pourrait être mal vue. Il foudroya du regard Ysombre qui semblait beaucoup s'amuser.

  • Nous avions encore des questions à lui poser !
  • Mais non ! Une mijaurée comme ça n'est pas une source de renseignements fiable. On trouvera ailleurs.

 Charlie hocha la tête vaguement, soupira encore et la suivit vers la sortie.

 Ysombre entra dans la remise de décors en faisant claquer la porte et posa une main sur le chanfrein de Mystère.

  • Salut, mon Roi...

 Son bras la lança lorsqu'il bougea, et brusquement la détresse revint lui serrer le cœur. L'excitation de sa future mission avait fui d'un seul coup. Allait-elle réellement réussir ? Il y avait encore tant d'inconnues... En particulier le comportement de ses nouveaux complices complètement inexpérimentés. Sans compter que si Sardiny s'y trouvait et la reconnaissait, leur plan tournerait vite au massacre. Elle risquait de finir au gibet...

 Le visage de sa mère passa brièvement sous ses paupières et elle se plia en deux sous le coup douloureux de cette vision soudaine. Charlie, derrière elle, s'alarma et courut la soutenir.

  • Ysombre ! Qu'avez-vous ? C'est cette blessure ?

 Il la redressa pendant qu'elle secouait la tête et il vit les larmes retenues dans ses yeux. Elle se débarrassa de son contact d'une main.

  • Laisse.

 Elle respira profondément par le nez et s'étrangla à nouveau dans ses sanglots. Charlie hésita, et reposa une main devant son épaule pour la relever.

  • Venez, Ysombre.

 A nouveau elle le repoussa et tenta de se maîtriser. Elle essuya son visage de la manche et fit valser son chapeau, qui atterrit sur une pointe de la couronne d'un Neptune en carton-pâte.

  • Tout va bien.

 Il la regarda, incrédule et perplexe.

  • Vous me faites peur, parfois.

 Elle émit un petit rire désabusé. Il réalisa alors ce qu'il venait de dire et rectifia :

  • Mais peur pour vous.

 Elle haussa les épaules et grimpa les quelques marches vers la scène. Charles-Emmanuel jura et la suivit.

  • Ysombre !

 Il la rattrapa sur les planches. Elle allait vers sa passerelle.

  • Vous n'allez vraiment pas bien, Ysombre. Telle que je vous connais...

 Elle pivota vers lui et le saisit au col. Elle essayait de se montrer agressive, mais il vit que le cœur n'y était pas.

  • Tu ne me connais pas, nobliau. Je n'ai pas à te raconter mes démons.
  • Vous n'avez pas à les combattre seule non plus.
  • J'ai l'habitude des démons. Je n'ai pas envie de te voir blessé à ma place.

 Il écarquilla les yeux. Le dialogue prenait ironiquement des allures théâtrales.

  • Vous essayez de me protéger ? De vos douleurs ?
  • Évidemment ! Je suis peut-être cruelle, mais pas injuste. Maintenant tire-toi, que je puisse monter me reposer.

 Encore une fois, Charlie renonça et la laissa passer. Il la regarda monter les échelles, oppressée, les épaules courbées sous un poids que sa fierté s'ingéniait à masquer.

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