37. Cordages et costumes

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 Charles-Emmanuel choisit de s’installer dans une ancienne loge de comédiens, derrière les coulisses. C’était une petite pièce sans fenêtre, avec une commode rudimentaire et une seule issue : une lourde porte de chêne massif qui fermait à clé, percée seulement par un œilleton grillagé. Il se méfiait encore de la voleuse et pensait se trouver protégé. D’ailleurs, où était-elle passée ?

 Urfé monta les marches instables qu’il l’avait vue gravir quelques instants plus tôt. Il leur fallait un plan de bataille pour retrouver le calice et entrer dans le château de Marie de Médicis. Avec un sourire désabusé, il dut bien reconnaître que personne mieux que Pas-de-lune n’accomplirait pareille mission. Sans elle, il était cuit.

 Un peu intimidé, il parcourut la première passerelle et commit l’erreur de regarder par-dessus la dérisoire barrière qui le séparait du vide béant. Il était dix mètres au-dessus du plancher. Il recula et retourna vers l’escalier comme si une inondation le poursuivait, la main serrée sur le pommeau de sa rapière. A l’étage au-dessus, il trouva trois roues gigantesques. Quelle pouvait bien être leur utilité ? Il posa une main dessus, toucha des cordes rêches dont l’épaisseur le surprit. Il entendit alors un souffle léger.

 Il avança le plus silencieusement qu’il pouvait, s’accroupit, passa une main sur une lanterne éteinte, avança d’un pas encore dans le noir… et soudain s’immobilisa. Une lame glacée s’appuyait sur sa gorge.

  • C’est toi, Charlie ? Ne t’approche pas comme ça, j’aurais pu t’égorger ! Qu’est-ce que tu veux ?
  • Je… éloignez cette lame, je vous prie.
  • Oh, bien sûr.

 Elle décocha son sourire le plus féroce et rangea son poignard. Puis elle tendit la main pour attraper la lanterne et l’illumina. La lumière pâle de la flamme éclaira par-dessous le visage tiré de fatigue de la voleuse et les traits inquiets du noble. Il se souvint brusquement de pourquoi elle s’était endormie et pourquoi elle était si pâle. Dire qu’il avait oublié ce séjour en prison et cette fichue blessure ! Il eut honte soudain. Elle était loin d’être remise.

  • Alors ?
  • Il faut trouver un médecin pour soigner ça. L’infection s’étend, c’est trop risqué.

 Elle passa machinalement une main sur son bras et grimaça.

  • Tu as raison, nobliau. C’est douloureux, cette saloperie.

 Elle le repoussa pour se relever. Il constata encore sa faiblesse et essaya de l’aider, mais elle l’ignora royalement. Il comprit qu’elle lui en voulait, et qu’elle avait raison. Il quitta la pièce sans dire un mot et l’attendit dans la remise des décors, avec les chevaux. Elle arriva un peu plus tard, droite, comme toujours, mais le pas un peu vacillant. Elle grimpa en selle en lui adressant un léger sourire qui se voulait rassurant, mais Mystère tira sur la bride au même moment et son sourire se transforma en grimace de douleur.

  • Hé, doucement mon Prince ! Je suis blessée, moi !

 Il renâcla et frappa un pied sur le sol.

  • Mais oui, je te pardonne mon beau. Je comprends que tu aie hâte de partir. Je ne t’ai pas vraiment choyé ces derniers jours, mais ça va s’arranger.

 Charles-Emmanuel ouvrit la porte et sauta sur Charlemagne, mais la voleuse passa devant lui en donnant un petit coup sur la croupe du palefroi alezan, qui sursauta. Le demi-rire moqueur de Pas-de-lune le rassura un peu.

 La mauvaise blessure s’était envenimée. Le médecin déniché par Charlie siffla en découvrant l’état de l’entaille.

  • Vous n’avez pas cautérisé ?! La plaie est infectée, il va falloir de l’alcool… ce sera douloureux, mais au moins vous ne perdrez pas votre bras.

 Elle accepta d’un mouvement de tête et tendit son bras abîmé. Elle en sentait la brûlure irradier dans son muscle. En voyant arriver la fiole d’alcool, elle pinça les lèvres et serra le poing. Elle connaissait cette douleur, mais elle ne put s’empêcher de lâcher un léger gémissement plaintif quand le liquide corrosif toucha sa plaie. Charles-Emmanuel, lui, ne put s’empêcher de songer qu’on aurait dit le gémissement d’un fauve blessé prêt à attaquer. Il remarqua aussi les muscles tendus et les canines qui luisaient en réflexe à la douleur. Oui, Pas-de-lune avait tout d’un prédateur.

 Puis le médecin banda à nouveau la blessure et insista pour lui mettre le bras en écharpe, malgré ses protestations indignées, mais Charles-Emmanuel se joignit à lui. Les regards venimeux d’Ysombre ne suffirent pas à le décourager. Elle rentra donc avec le bras gauche immobilisé, ce qui la fit jurer une bonne partie du trajet. Mais sans le montrer, elle était soulagée. Son bras gauche était essentiel. Elle retourna donc à la seconde passerelle pour s’endormir aussitôt comme une masse.

  • J’ai donné un peu d’eau à Mystère.

 Ysombre ne leva pas les yeux vers lui, mais elle sourit.

  • Merci. Je devrais me donner des gifles pour ne pas avoir pensé à lui.
  • Vous êtes blessée et affaiblie. Reposez-vous.
  • Pas question, nobliau. Le repos, c’est pour les riches. Et pas pour toi non plus. On a un casse à planifier, et pour pareil morceau, il nous faudra bien le temps que je mettrai à guérir. Pas question de se lancer dans ce genre de mission avant d’être totalement rétablie. Il nous faudrait une entrée dans la place. Tu connais les gens qui sont avec la reine ?
  • Nous avons déjà Paul de Sardiny et Henri II de Valois-Longueville. Il y a Jean-Louis de Nogaret de La Valette, duc d’Epernon, et Jean-Louis Guez de Balzac, fils de Guillaume Guez qui lui a laissé sa demeure. Mais elle a aussi sa suivante Catherine de Guercheville.
  • Où est-elle, cette demeure ?
  • Rue des Arceaux, près du Châtelet. L’entrée est place des Ormeaux.
  • Très bien. Il va falloir qu’on aille la voir.
  • Il faudra être très prudents, vous le savez. La reine et Epernon ne reculent devant rien. Il y a quelques mois, le maire de la ville, opposé à la reine, a projeté de faire assassiner Jean-Louis de Nogaret, mais celui-ci l’a appris et c’est le maire Jean Guérin qu’on a retrouvé assassiné…
  • Toujours être sur ses gardes… Tu vois, finalement, ma vie n’est pas beaucoup plus risquée que la vôtre !

 Il sourit de la conception de la vie « spéciale » d’Ysombre.

  • Tu sais quoi, nobliau ? Je meurs de faim !
  • Moi aussi. Mais je n’ai plus beaucoup d’argent sur moi…

 Ysombre eut ce sourire féroce auquel Urfé commençait à s’habituer.

  • On va arranger ça…

 Malgré son état déplorable, Pas-de-lune réussit à regonfler la bourse d’Urfé, et la sienne au passage, sans trop d’efforts. Elle n’avait besoin que d’une main pour décrocher d’un geste les bourses des passants. Puis ils passèrent au marché qui se tenait place du Minage et approvisionnèrent solidement leur cachette en fruits, légumes, pâtés, viandes, fromages, pains et pâtisseries.

 Après un repas plantureux et reconstituant, Ysombre décida d’explorer un peu les salles les plus lointaines du théâtre. Pleine d’exaltation, elle reprit à la main la lanterne ancestrale du matin même et souleva le lourd rideau qui masquait les coulisses. Des escaliers en pierre tournoyaient dans ses profondeurs, mais elle préféra voir d’abord le couloir à sa gauche. Sa lanterne dessinait un cercle de lumière sur le mur.

 Elle débarqua dans les loges des acteurs, encombrées de tabourets tombés ici et là devant les miroirs. Elle enjamba les débris tombés et atteignit une porte fermée à l’autre bout des loges. Elle n’était pas fermée à clef, mais le loquet vieilli résista un peu. Enfin la porte s’ouvrit et heurta le mur en faisant tomber la poussière. Ysombre leva la lampe au-dessus d’elle et sourit.

 Des rangées entières de cintres auxquels pendaient les costumes les plus variés. La remise des costumes ! Elle avança dans les travées, en ayant la sensation de n’avoir pas assez d’yeux pour tout contempler. Parfois elle époussetait une robe de princesse arabe, ou bien un long manteau de marin à boutons dorés et appréciait le toucher de l’étoffe avec un léger soupir. Il y en avait des centaines ! Elle posa sur son crâne un chapeau brun à large bord déchiré et retourna du côté des loges pour s’admirer dans un morceau de glace cassée. Elle salua en balayant la poussière du sol.

  • Mais oui, très chère, tout à fait distingué… je vous en prie… oh, vous croyez ?

 Elle rit et décida de garder ce chapeau. Elle attacha sa tignasse châtain en chignon pour pouvoir la glisser à l’intérieur. L’image que renvoyait le verre lui convenait. Elle retourna dans le couloir et grimpa cette fois les escaliers dans l’obscurité trouée par sa lanterne. Des salles de répétition s’enchaînaient, une salle de réception richement décorée, et des salles de machinerie qui la fascinaient. Des rouages, des cordes dans tous les sens, des morceaux de décors… Dans un coin, une réserve de chandelles. Voilà qui l’intéressait ! Elle en saisit de pleines brassées et en profita pour remplacer celle de sa lampe qui commençait à faiblir. Pas-de-lune retourna illico vers sa cache à la seconde passerelle pour en poser une partie, et laissa l’autre sur la scène pour Urfé.

 Elle bâilla soudain en redescendant vers l’orchestre. La fatigue commençait à alourdir ses paupières et ralentir ses gestes. Elle grimpa au second balcon pour voir la scène d’en haut. Elle n’avait jamais vu un spectacle de théâtre, ça l’aurait beaucoup intéressée… En essayant d’imaginer, elle finit par s’endormir profondément dans un des fauteuils du balcon.


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