36. La plus belle planque que j'ai jamais eue

7 minutes de lecture

 Quand il sortit de l’édifice, Charles-Emmanuel avait plus de questions que de réponses. Il parcourut du regard les rues avoisinantes, lâcha un soupir, et contourna l’église pour retrouver Charlemagne. Le cheval de Pas-de-lune avait disparu. Était-elle partie à jamais ? Il ne pourrait pas la retrouver. Il n’y connaissait rien. Pourquoi exactement voulait-il la retrouver, d’ailleurs ? Il n’en était pas très sûr. Il avait eu pour projet de la livrer à la maréchaussée, voire même à Paul de Sardiny. Mais il ne pouvait pas se convaincre entièrement que la jeune femme méritait la mort. Elle l’avait épargné, alors qu’elle avait eu plusieurs fois l’occasion de le tuer. Elle lui avait même sauvé la vie, au péril de la sienne. Mais tout cela pouvait n’être que manipulation.

 Le souvenir qui acheva de jeter le doute dans l’esprit du jeune homme fut la forêt du Limousin, après un orage monstrueux. Un feu crépitant, qu’elle venait d’allumer pour lui. Et soudain, sa cape délicieusement chaude qu’elle lui laisse tomber dessus et qui l’enveloppe. Une succube de l’Enfer ferait-elle une chose pareille ?

 La voir soumise à la question, à la torture ? Il n’en aurait pas la force.

 Assister à son arrestation, voir ses iris de flammes et de nuit le transpercer, crier la peur, la haine et la déception, promettre le retour de son spectre pour hanter le traître qu’il serait devenu ?

 Impossible.

 La retrouver - elle n’était pas chrétienne ! - s’excuser devant une démone, supplier peut-être, espérer qu’elle reprenne l’affaire du calice avec lui, passer à nouveau un accord avec le Diable ?

 Impossible.

 Abandonner tout espoir de sauver la France et son roi, pour une erreur de jugement, se retrouver sans indice et sans avenir autre qu’un cachot ?

 Impossible.

 Ravir, seul et sans entraînement aucun, le calice de Saint Rémi, trésor du royaume, à la citadelle d’Angoulême où résidait la reine-mère et tous ses partisans ?

 Impossible.

 Tous les chemins que prenait son esprit, comme toutes les rues qu’il parcourait à pied, son palefroi en bride, menaient à des impasses. Son regard morne rejoignit le ciel lessivé par la pluie récente et suivit un martinet qui criaillait. Il savait qu’il devait se débarrasser d’elle, et aussi qu’il n’y parviendrait pas. Alors pourquoi continuait-il de chercher cette voleuse dans toute la ville ?


 La tête d’Ysombre jaillit d’une encoignure de porte, quelques pas devant lui. Elle souriait.

  • Ah, te voilà, toi ! T’en as mis du temps ! J’ai trouvé une planque ! Félicite-moi et entre !

 Et à nouveau sa tête disparut. Charles-Emmanuel crut avoir rêvé. Elle venait de lui proposer d’entrer ? De lui parler comme si rien ne s’était passé ? Ce gibier de potence infernal venait de lui donner un ordre ?! Il tempéra aussitôt ce début d’irritation par un sourire fatigué. C’était à lui et à lui seul qu’il devait s’en prendre. Il avait songé à la livrer à la maréchaussée et elle, en toute simplicité, lui pardonnait, ne s’en souvenait même plus ! Elle avait occupé ce temps à leur chercher une cachette par toute la ville, alors qu’il se promenait oisivement en méditant à la trahir… Agité de milliers de pensées contraires, il jeta un œil par la porte et ne vit que du noir. Elle le surprit à nouveau en sortant de l’ombre. Il eut un mouvement de recul qu’elle ne remarqua même pas.

  • Alors, qu’est-ce que tu fiches ? Oh, mais oui, il y a Charlemagne ! Viens par là.

 Elle sortit et lui fit longer la façade jusqu’à ce qu’il arrive devant une large porte à deux battants, qui semblait fermée depuis fort longtemps. Pourtant la poignée céda dès que Pas-de-lune posa la main dessus. Un grincement sinistre accompagna l’entrée des deux voyageurs.

 Des rayons de lumière transperçaient l’espace d’une remise poussiéreuse et doraient l’encolure noire de Mystère qui les regarda entrer avec un regard bienveillant. Il paraissait deviner les pensées hostiles et flottantes de Charles-Emmanuel, qui détourna vite le regard. Il attacha l’alezan à côté de la monture de la voleuse, qui montait déjà les degrés d’un petit escalier entre les étranges murs découpés entreposés dans ce hangar. Des toiles gigantesques, des fresques mobiles… Que voulait dire tout ceci ? Le jeune Urfé courut à sa suite. Ils entrèrent dans une enfilade de couloirs compliqués, Ysombre ouvrait des portes dérobées. Urfé ne comprenait pas dans quel genre d’endroit ils se trouvaient. Il ne comprit, d’un seul coup, que lorsqu’elle l’introduisit sur une estrade de bois vide, encadrée de lourds rideaux de velours rouge et placée en vis-à-vis d’un parterre de sièges dominés par des balcons et des loges.

  • Sainte Marie mère de Dieu ! Un théâtre !
  • Ouaip, répliqua la voleuse, un magnifique théâtre à l’abandon, tout à nous ! On va loger en haut, dans les combles. Enfin, choisis la place que tu veux, hein, c’est pas ça qui manque ! Moi, je vais m’installer dans les machineries, au-dessus de la scène.

 Pour une raison qu’elle ignorait, cet endroit la fascinait. Elle adorait les multiples cordages qui pendaient partout, les étroites passerelles qui couraient le long des murs, les énormes roues qui servaient à monter et descendre les décors… Dans ces cachettes, sombres et d’où pourtant venait toute la lumière, Ysombre se sentait chez elle. Et puis elle savait que Renart l’acrobate aurait adoré ces cordes, ces poutres en équilibre et ces fins grillages à travers desquels on pouvait voir la scène, vingt mètres en-dessous…

  • Il y en a aussi dessous, note bien. Les chevaux sont dans la remise à décors. Crévingtdieu, de toute ma carrière de criminelle, c’est la plus belle planque que j’ai jamais eue !

 Urfé acquiesça vaguement, ébloui, incrédule, et un peu réticent. Le théâtre était un art réprouvé par l’Église… Comme si ça ne suffisait pas ! Il jeta un œil à Pas-de-lune. La jeune femme enthousiaste admirait les coulisses du théâtre, émerveillée. Il ne parvenait pas à voir en elle un être démoniaque. Mais n’était-ce pas le propre du Malin de se cacher sous des apparences trompeuses ?... Il ne savait plus quoi penser. Il se tourna à nouveau vers elle, mais Ysombre aux Pas-de-lune s’était évaporée. Il soupira en voyant sa silhouette monter les escaliers dans l’ombre, et posa son regard sur les sièges vides.

 Ysombre grimpait quatre à quatre les escaliers, sa main courant avec délices sur la rampe de bois brut. Elle avait l’impression qu’on l’appelait de là-haut. J’arrive, songea-t-elle, sans bien savoir à qui elle s’adressait. Comme si un sourire frémissait dans l’ombre, sous les plis de velours. Elle atteignit la première passerelle, s’y pencha comme au bord de la mer. Elle aperçut le nobliau indécis qui quittait la scène, en bas, et l’autre passerelle de l’autre côté. Des cordes de l’épaisseur de son bras pendaient au-dessus de sa tête en courbes harmonieuses. Par curiosité, elle défit le nœud inconnu qui maintenait la plus proche à une poutre et voulut tirer, mais l’inflammation de son bras la rappela très vite à l’ordre. Elle pesta et refit le nœud ; mais les hauteurs l’appelaient toujours. Elle reprit l’escalier, les ténèbres l’enveloppaient. Elle hésita une seconde, et redescendit chercher une lanterne millénaire qu’elle épousseta sommairement, alluma et brandit devant elle. Les roues auxquelles étaient fixées les cordages apparurent devant elle, alignées, prêtes à l’emploi. Ysombre s’en approcha, impressionnée par leur volume, caressa un pignon. Elle dormirait ici.

 Elle redescendit jusqu’à l’entrepôt des décors chercher son paquetage laissé suspendu à une hampe de drapeau à côté de Mystère, mais Charles-Emmanuel d’Urfé l’arrêta au retour. Elle faillit l’écarter, mais comprit à son visage que l’affaire était grave.

  • Ysombre… c’est à propos de l’église, tout à l’heure, je… je m’excuse.

 Le visage de la jeune femme se ferma.

  • Affaire close.

 Elle passa devant lui, mais Charles-Emmanuel d’Urfé était têtu.

  • Affaire close ? Une minute ! Vous m’aviez tout de même caché que vous étiez païenne !

 Elle se retourna, les yeux pleins de venin.

  • Ah oui ? Et tu t’attendais à quoi ? A ce que je vienne à la messe du dimanche ?
  • Je ne pouvais tout de même pas penser…
  • Bien sûr que non, tu ne pouvais pas ! Le petit nobliau est trop enferré dans ses principes pour comprendre… Alors je vais t’en remettre une couche, écoute-moi bien : je ne crois en rien du tout, si ce n’est en le fil de ma lame. Il m’a maintenue en vie mieux que n’importe quel dieu. Je ne crois même pas ce que raconte un homme devant moi, alors une créature que personne n’a jamais vue… Évidemment que je ne suis pas chrétienne ! Et cela ne change pas grand-chose, puisque de toute façon, je ne suis pour toi qu’une engeance sortie de l’Enfer. Maintenant que tu l’as compris, affaire close. C’est suffisamment clair pour toi ?
  • Ce… c’est difficile à admettre, mais…
  • Eh bien plus vite tu l’auras admis, mieux ça vaudra !

 Elle se détourna encore et monta les étages. Il hésita à la rattraper pour lui dire ce qu’il avait pensé d’elle, mais il vit la fureur scintiller dans les prunelles insondables, et la main crispée sur la manche du poignard sous l’effet de la rage. Mieux valait la laisser se calmer. Mais par tous les saints, qu’elle était insupportable ! Si ç’avait été un homme, il l’aurait provoquée dix fois en duel. Même pas, elle n’était pas noble et n’avait pas d’épée !

 Mais il fallait admettre qu’il l’avait bien mérité. Il frémit à la pensée de la colère qu’il aurait endurée si elle avait su ses réflexions après son départ de saint Ausone. Finalement, peut-être ne s’en était-il pas trop mal tiré.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0