33. Piégée dans une boîte à palette

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 Heureusement pour la vie d’Ysombre, la maréchaussée fut alertée par Henri II et arriva sur les lieux pour l’emmener avant que Paul de Sardiny ne l’embroche avec son épée. Il l’avait évidemment reconnue. Elle n’avait pas perdu connaissance, par un effort démesuré, mais elle ne tenait plus debout, effarée par la faiblesse de ses propres muscles. Ses yeux noirs fouillaient l’ombre à la recherche du profil de Charles-Emmanuel, en vain. Elle vacilla sur ses jambes entre les mains des gardes, qui lui ligotèrent les mains et prirent son poignard, mais ne virent pas le pendentif tranchant en croissant de lune.

 Elle vécut les minutes suivantes dans un brouillard profond. On l’emmena de force dans un fourgon cadenassé et la jeta dans un cachot sombre, sans doute aux geôles de La Rochefoucauld. Assise sur le sol, les bras abandonnés, elle resta immobile un moment pour se calmer et reprendre ses esprits, et dénoua le pansement à son bras. Elle grimaça en constatant l’état de la blessure. La bande de tissu qu’elle détacha du bras était écarlate. Avec un soupir, elle constata qu’on lui avait aussi enlevé ses bolas. Elle arracha ses bottes et s’aperçut de l’absence de son roi David. Il ne lui restait plus que la lame de Renart. De toutes ses forces, elle maintint ses yeux ouverts le temps de nouer autour de son bras un autre morceau de tissu déchiré dans ses chausses, puis se laissa emporter par le sommeil à même le sol.

 Elle se réveilla sans avoir conscience du temps qui avait passé. Il n’y avait aucune lumière dans le caveau où on l’avait jeté. Son ventre protestait bruyamment. Elle passa dessus une main tremblante. Elle se sentait anormalement faible. Elle leva laborieusement le bras gauche ; la blessure avait cessé de saigner, mais la douleur irradiait jusqu’à l’épaule. Elle craignait l’infection plus que tout, surtout avec tout le sang qu’elle avait perdu ; la fièvre aurait beau jeu de l’étourdir et de lui faire poser sa chique en quelques jours. Et encore la gangrène pouvait-elle lui grignoter le bras entier.

 Il lui fallait des soins, du repos, et de quoi manger correctement. Jamais, dans la forêt du comté d’Urfé, elle ne s’était retrouvée dans une situation aussi insalubre et désespérée. Elle n’avait plus de ruisseau sous la main pour laver ses plaies, plus de feuilles pour se soigner, plus d’air non vicié autour d’elle, aucun moyen de chasser ou de voler pour manger, plus de restes de tissu pour protéger les blessures… Aucun secours n’était possible. Égarée dans un début de fièvre, elle porta une main à son cou pour glisser un doigt sur le croissant d’argent de son collier.

 Urfé… Charles-Emmanuel d’Urfé pouvait-il l’aider ? Où avait-il pu fuir ? Elle l’avait simplement vu disparaître dans la nuit, du côté des chevaux. Elle ferma les yeux et espéra profondément, puisqu’elle ne savait pas prier (bien que pour une fois, elle n’aurait pas été contre) qu’il s’en était sorti, et que Mystère n’était pas blessé. Un léger sourire ressuscita sur ses lèvres quand elle se rendit compte qu’elle avait autant peur pour son cheval que pour le noble. Lequel l’aiderait le plus à sortir de cette situation ? Le jeune marquis d’Urfé et de Baugé, comte de Saint-Just et de Sommerive, en avait sans doute le pouvoir. Le comte Charles V chez qui ils avaient séjourné appuyait Louis XIII, si le nobliau réclamait son aide, il allait bien la sortir de là ! Et qui donc dirigeait cette prison ? Un partisan de la mère ou du fils ? Et l’influence de Paul de Sardiny, jointe à celle du gouverneur de Normandie, ne suffirait-elle pas largement à contrer celle de Charles-Emmanuel ?

 Jamais elle n’avait été prise, jamais. Elle se sentait comme un rongeur piégé dans une boîte à palette. En tout cas, une chose était certaine, elle ne pourrait pas s’évader. Pas dans une prison inconnue, sans complices, et encore moins dans un pareil état d’épuisement et blessée. Il ne lui restait plus qu’à compter sur la compassion que lui porterait Charles-Emmanuel. Elle fut secouée par un début de rire à cette idée. Charlie, de la compassion pour elle ? Mieux valait encore compter sur le fameux Dieu catholique pour la sauver ! Surtout après la scène qu’elle lui avait faite dans la chambre de Sardiny. Il ne lèverait pas le petit doigt pour la sauver, ça non. Il était peut-être déjà parti. Une fois arrivé si près du calice sacré, leur marché n’avait plus de valeur pour lui. Il n’avait plus aucune raison de se soucier d’elle à présent. Et il ne fallait pas non plus compter sur lui pour l’aider à trouver Renart.

 Elle se recroquevilla en songeant à lui. Comment tenir sa promesse si elle croupissait ici, dans cette geôle morbide ? Si elle y mourait de la gangrène ou de maladie ? Peut-être même le seigneur d’Urfé était-il en train de plaider pour lui appliquer la peine de mort, histoire de ne pas ébruiter un marché passé avec un gibier de potence. Qu’allait-elle devenir, si le seul être à connaître son existence voulait sa mort ? Elle roula sur le sol paillé et moisi pour essayer de trouver un peu d’air frais, en vain. Le manque de sang dans son cerveau entravait toutes ses résolutions. Sans bien savoir pourquoi, elle se dressa et appuya son dos contre le mur couvert de crasse. Déjà, la tête lui tournait moins. Comment se sortir de là ?... Elle n’eut pas le temps d’ébaucher une réponse avant de s’endormir d’un seul bloc.

 Pas-de-lune ouvrit un œil lorsqu’un volet s’éclaira dans la porte. La rai de lumière fit battre ses paupières. Une assiette passa par l’ouverture qui se referma aussi sec. Elle resta immobile un temps indéterminé, à rassembler la détermination nécessaire pour bouger. Elle savait qu’elle avait besoin de cette nourriture, son corps la réclamait avidement. Lentement, animée comme un pantin, elle se leva et s’approcha de la porte. Déjà ses membres retrouvaient un peu de forces, elle y vit un signe qu’elle se remettait doucement. Encouragée, elle avala tout ce qui se trouvait là et son estomac cessa de gargouiller. C’était loin d’être suffisant pour apaiser sa faim, mais au moins cela lui redonnerait un minimum d’énergie, de quoi cicatriser. Dans le noir, elle tâta sa plaie au bras. L’inflammation s’étendait. Elle n’avait pas de quoi changer le bandage, tous ses vêtements traînaient et s’infectaient à la crasse du sol du cachot. Il était plus prudent de garder l’ancien pour ne pas salir la plaie. Elle chercha autour de la gamelle si on lui avait laissé de l’eau. Jamais sa gorge n’avait été aussi sèche. Rien. Ysombre soupira, s’écarta un peu de la porte et chercha une position qui ne pesait pas sur son bras gauche pour s’endormir.

 Plusieurs fois encore elle se réveilla, réfléchit parfois dans les limites de son pauvre entendement affaibli, se leva et mangea de temps en temps. Elle avait perdu la notion du temps, perpétuellement dans le noir. L’état de sa blessure ne s’améliorait guère. Son bras entier la brûlait, elle craignait l’infection généralisée. Il fallait qu’elle sorte de là et qu’elle puisse se soigner, où elle ne durerait pas longtemps. Sans compter qu’elle risquait d’attraper une saloperie de maladie quelconque dans ce cachot insalubre. L’agonie de son père lui revenait en mémoire ; elle retenait des larmes en songeant qu’elle connaîtrait peut-être le même sort. A moins qu’on ne la sorte de là pour l’accrocher au gibet ; auquel cas ce serait sa mère qu’elle rejoindrait au trépas. L’absurdité de sa situation la frappa au visage avec la force d’un poing. Elle se crispa douloureusement, peinant à contenir le désespoir et la terreur qui l’envahissaient brutalement. Sa main se serra sur la lame en demi-lune autour de son cou, la seule chose que les gardes avaient oublié de lui enlever. L’espoir revint timidement, à pas feutrés, et l’aida à se rendormir. Elle économisait ses forces, comme en hibernation. Elle ne réfléchissait plus, seul l’instinct de survie avait encore une place dans son esprit restreint.

 Aussi elle ne savait plus combien de temps était passé quand la porte, pour la première fois, s’ouvrit en grand. Elle sursauta, éblouie, battit des paupières pour s’habituer. Une silhouette se découpa dans la lumière qui lui semblait aveuglante. Elle posa une main sur le front pour amoindrir la luminosité et essayer de reconnaître à qui elle avait affaire. Sans doute venait-on l’interroger sommairement, voire même l’emmener directement au bûcher si le petit jeu de d’Urfé avait abouti. Elle se crispa et chercha la lame à son cou, bien décidée à vendre sa peau le plus chèrement possible. Une main se tendit vers elle. Une main ouverte, amicale. Elle reconnut parfaitement ce mouvement.

  • Charlie ? C’est toi ?
  • Ysombre ! Dieu soit loué, il ne vous est rien arrivé ! Navré de ne pas avoir pu vous libérer plus tôt. Comment va votre bras ?

 La surprise la statufia une seconde, mais après une minuscule hésitation, elle sourit et prit la main tendue.

 Charles-Emmanuel d’Urfé la soutint à moitié sur le trajet pour sortir de la prison. Il était effrayé par son état, mais ne voulait pas le dire. Il avait commencé à comprendre la fierté irréductible de la jeune femme.

  • Tu m’as fait libérer, nobliau ? Vraiment ?
  • Je ne vous cache pas que cela n’a pas été facile. Heureusement, Paul de Sardiny est reparti et le comte de La Rochefoucauld m’a appuyé. Je ne lui ai évidemment pas parlé de votre profession, ne vous inquiétez pas. Je lui ai dit que ma suivante avait été prise pour une voleuse, et qu’il fallait que je la sorte de là, que les sergents ne m’écouteraient pas… Il a été très compréhensif. J’ai réussi à convaincre le bailli de votre innocence, et puis j’ai demandé au comte de réclamer votre libération. Il a fini par accepter d’abandonner la peine.

 Il tourna les yeux sur elle machinalement, en lui expliquant, mais il se figea. Dans les prunelles noires de la voleuse se lisait un sentiment qu’il n’y avait jamais vu, au-delà de la reconnaissance : une véritable admiration. Ce soudain respect, surpris dans les yeux insondables d’une hors-la-loi, le combla bien plus que tous les compliments qu’il recevait des camarades de la cour. Combien il avait bataillé pour obtenir ce simple regard ! La fierté le redressa d’un coup. Et puis, malgré le fossé de condition entre eux, il était réellement content de la retrouver.

  • T’as une piaule ?
  • Hein ?
  • Je veux dire, où est-ce que tu loges, depuis ?
  • Vous allez rire… Hôtellerie de France ! Paul de Sardiny est reparti avec Henri II… et le calice. Je suis désolé. Le calice de Saint Rémi a atterri chez Marie de Médicis.
  • L’opération est un échec… C’est ma faute.
  • Non, au contraire. Vous auriez pu en réchapper si vous ne m’aviez pas fait passer en premier par la fenêtre. Et puis j’aurais dû voir la gravité de la blessure et vous aider. Ma conduite a été… pitoyable.
  • Tu m’as sorti de là, nobliau. Au rythme où on se sauve la vie mutuellement, et j’imagine que ça va continuer, on pourrait arrêter le décompte, tu ne crois pas ?

 Il lui sourit avec chaleur.

  • Marché conclu ! Mais vous… vous comptez donc continuer cette quête ? Aller avec moi à Angoulême reprendre le calice à la reine-mère ? Je croyais qu’une fois le calice trouvé, vous abandonneriez et exigeriez de moi la tenue de notre marché.
  • Charlie. D’abord tu n’as pas le calice, donc ma mission n’est pas remplie, et puis dans ce trou… j’ai cru que tu serais suffisamment près du but pour le trouver tout seul, et que tu avais oublié le gibier de potence dans la fosse au passage. Tu as respecté ta parole, et c’est une chose que je ne prends pas à la légère. Alors il est hors de question qu’un nobliau dans ton genre m’en remontre question fiabilité ! Je reste !

 Urfé esquissa un sourire empreint de culpabilité.

  • Je… ne m’attendais pas à cela de votre part.

 Soudain les yeux de la voleuse redevinrent durs et tranchants.

  • Pourquoi ?

 Devant l’hésitation du noble, elle se tourna vers lui et le saisit impitoyablement par le col, oubliant la faiblesse de son bras.

  • Dis-moi pourquoi ! Ose encore me dire en face que je ne suis qu’un gibier de potence, et que je ne suis digne d’aucune confiance ! Pourquoi m’as-tu faite libérer si tu penses encore cela ?
  • Je ne m’attendais pas à être encore respectable à vos yeux. Je ne mérite pas autant de loyauté à mon égard. Je… Vous avez habituellement si peu d’indulgence.

 Surprise, elle le lâcha.

  • Je ne t’ai jamais trouvé respectable, nobliau…

 Il baissa la tête.

  • …Jusqu’à aujourd’hui.

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