24. Lames et bolas

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 Les deux cavaliers pénétrèrent dans la forêt du Limousin. Les arbres les enveloppèrent de leurs remparts bienveillants et Ysombre se détendit aussitôt. Toute sa vie elle avait vu la forêt comme un refuge, une cachette, un repaire. C’était là qu’elle vivait et se cachait durant toute son enfance, c’était là qu’elle avait vécu et installé son campement après le démantèlement de la troupe d’Émile. On pouvait s’y dissimuler, y disparaître, s’y fondre. Elle retrouva son sourire et respira profondément. Il pouvait bien lui arriver n’importe quoi maintenant, ici, elle savait qu’elle pouvait se sortir de toutes les situations. Elle se sentait maîtresse, puissante et comme protégée. C’est alors que le jeune noble la rejoignit, l’air angoissé. Lui, la forêt ne le rendait visiblement pas à l’aise. Il oublia momentanément son hostilité et tapota le bras d’Ysombre.

  • Dites, vous êtes nombreux en France ?
  • Hein ? Qui ça ?
  • Vous. Les bandits.

 Elle fronça les sourcils et braqua sur lui son regard sans fond.

  • Ne me confonds pas avec tous les pilleurs et détrousseurs de bas étage. Je suis une professionnelle, formée par un artiste du métier. Et je ne suis pas en relation avec toutes les raclures de la France. Je vole sans laisser de traces, uniquement des objets d’art ou de luxe, à des rupins généralement. J’entre et je sors comme une ombre, et les tiroirs sont vides.

 Elle plissa les lèvres et baissa la tête en un sourire nostalgique.

  • « Le voleur est un magicien qu’on n’applaudit pas. »
  • Joli.

 Elle regarda le noble avec un certain étonnement. Il aimait la citation d’Henri la Cornemuse ?

  • Vous avez une famille, Ysombre ?

Non, répondit aussitôt son esprit. Je n’ai plus personne.

 Elle dut se retenir pour ne pas se jeter sur le noble. Elle cligna des yeux pour en chasser des picotements menaçants et cracha comme une giclée de venin :

  • De quoi je me mêle, nobliau ? Occupe-toi de tes fesses.

 Il se raidit et fixa à nouveau la route. Cette forêt était immense, ils devraient bivouaquer sous le couvert des arbres et cette idée ne rassurait pas du tout Charles-Emmanuel. Les forêts regorgeaient de bandits, tueurs et hors-la-loi, de bêtes sauvages. Il frémit.

 Le soleil descendait lentement sur la forêt ; les feuilles reluisaient d’une lueur dorée orangée, de cette lumière si particulière du soir qui remplissait les yeux. Pas-de-lune sentit l’allégresse monter dans sa poitrine et toute pensée logique déserta son crâne. Elle se pencha sur l’encolure de Mystère, étira son sourire jusqu’aux oreilles et piqua des deux en murmurant dans l’oreille poilue et noire :

  • Fonce, mon beau !

 Le Prince de la Nuit obéit aussitôt, laissant sur place Urfé surpris et son Charlemagne. Elle laissa sa tête remonter lentement, les yeux fermés, un sourire d’extase sur les lèvres, une expression de béatitude absolue éclairait son visage. Si seulement ce moment pouvait durer des siècles ! Si seulement Renart était là ! Si seulement… Mais ce nuage de nostalgie fut vite dissous par la griserie de la course. Elle pressa ses jambes sur les flancs de Mystère pour le faire encore accélérer. Le cheval noir et sa cavalière quittèrent le sous-bois d’un seul coup, comme un rideau qu’on lève. Elle rouvrit les yeux et rétablit son cou droit, son regard tomba sur l’horizon collinéen molletonné de forêts bleuâtres. Elle avait l’impression de pouvoir aller ainsi jusqu’au bout du monde.

  • Yahaaaaa !

 Charles-Emmanuel ne parvenait pas à la rattraper, il grogna et se pencha en avant.

  • On peut savoir ce que vous faites ?
  • Je m’amuse, nobliau. Tu devrais en faire autant, au lieu de me tirer continuellement une tronche de six pieds de long !
  • Vous vous amusez ? En galopant ?

 Elle ralentit pour le laisser remonter jusqu’à elle.

  • Oui ! Quoi, ce n’est pas assez bien pour vous ?

 Elle grommela quelque chose indistinctement, toute sa joie venait d’être cassée.

  • Fichu nobliau… Mortecouille, tu es insupportable !
  • Je ne vous permets pas ! N’oubliez pas que vous n’êtes qu’un gibier de potence et que j’ai ma vie entre vos mains !
  • Ah oui ? répliqua Ysombre, goguenarde. Et ce calice, tu l’as entre les mains, peut-être ?
  • Ne plaisantez pas avec le calice sacré de Saint Rémi !

 Soudain, elle se figea, l’oreille aux aguets.

  • Chut !
  • Quoi ?
  • Ta gueule, nobliau !

 Une flèche siffla et se ficha dans le chemin, entre les sabots de Mystère.

  • Fonce ! Maintenant !
  • Mais…

 La voleuse frappa de toutes ses forces la croupe de Charlemagne, qui fila au triple galop. Elle-même talonna Mystère et rattrapa le noble.

  • Des brigands, ahana-t-elle. Nous avons l’avantage de la vitesse, ils ont dû mettre pied à terre pour tirer. Notre seule chance est d’atteindre la forêt avant qu’ils ne remontent en selle et nous rattrapent. Là-bas, nous serons à égalité des forces.

 Il fit accélérer Charlemagne, qui devança Mystère de quelques pas.

  • Plus vite !

 Le rideau noir de la forêt se dressait à quelques centaines de mètres devant eux. Le cheval noir de la voleuse commençait à donner des signes d’essoufflement. Elle se retourna. Une troupe d’une demi-douzaine d’égorgeurs les talonnait avec véhémence. Leur chef vociférait en brandissant un énorme gourdin tortueux. Pas-de-lune sentit son cœur battre sous l’effet de la panique. Elle vit Charles-Emmanuel dégainer un pistolet à pierre et tenter de viser le plus posément possible malgré la course effrénée de Charlemagne. Le hurlement sauvage du chef le déconcentra. Il tira. La balle ne tua personne mais elle blessa la main qui tenait le gourdin, faisant ralentir le bandit et du même coup la troupe, donnant le temps aux deux voyageurs de rejoindre le couvert des arbres. La voleuse mit aussitôt pied à terre.

  • Descends. Impossible de manœuvrer à cheval dans la forêt. Ton pistolet ne servira plus à rien non plus. Tire ton épée.

 Elle prit dans son sac une pierre à feu et une outre de suif, en imbiba les linges qui entouraient ses bolas et les enflamma d’une étincelle.

  • Je les attends de pied ferme !

 Elle se releva et les fit tournoyer. Charles-Emmanuel ne l’avait jamais vue se servir de cette arme et l’observait les manier avec curiosité. Les cris de leurs poursuivants le ramenèrent à la réalité. Il se plaça en garde au beau milieu du chemin. Pas-de-lune claqua la croupe de Mystère, qui détala sur le chemin, suivi de Charlemagne. Ysombre se coula entre les arbres.

 Quand la bande arriva et bondit sur le chemin, elle se glissa au milieu d’eux, ses bolas dessinant un rempart de feu autour d’elle. Elle dansait au milieu des hommes, intouchable et meurtrière. Très vite, le cercle autour d’elle s’agrandit. Deux hommes déjà avaient été touchés et avaient fait retraite devant sa danse démoniaque. Elle se remit à circuler au milieu des autres, frappant tout ce qui passait à sa portée, mais deux d’entre eux lui échappèrent et atteignirent Charles-Emmanuel. Il abattit aussitôt sa lame, ferraillant avec adresse. Il fit reculer le premier jusqu’à une branche qui lui heurta durement le crâne et le laissa sonné. Le jeune Urfé suspendit son geste pour le laisser se relever, mais Pas-de-lune hurla :

  • Frappe ! On n’est pas dans un duel de cour, l’honneur, on s’en tape !

 Il se résolut à assommer complètement l’homme avec le pommeau de son épée, mais le second, arrivé par derrière, s’apprêtait à l’estourbir d’un coup de gourdin. Une des bolas de feu d’Ysombre, rapide et précise, vint le frapper avant. Charles-Emmanuel se retourna et lui transperça le bras. La voleuse se mesurait maintenant au poignard contre le chef de la bande. Vive comme un serpent, elle esquivait des coups dont un seul l’aurait cassée en deux, et profitait de son élan pour frapper. Le sang du brigand ruisselait par diverses blessures, mais il refusait d’abandonner. D’un coup sec, il fit voler le poignard de Pas-de-lune. Elle roula à terre pour lui échapper pendant que le noble venait à la rescousse. Mais il fatiguait et un coup de gourdin d’une puissance phénoménale lui faucha les jambes. Avant qu’il ne puisse se relever, le chef des égorgeurs leva son gourdin pour lui écraser la tête. Les yeux du noble s’exorbitèrent de terreur.

 Le poignard d’Ysombre, lancé avec une précision meurtrière, se ficha en travers de la gorge du tueur.

 Il poussa un mugissement inhumain puis s’étala, le regard vitreux. Ysombre siffla les chevaux.

  • Voilà. Remonte en selle et fuyons, ils avaient peut-être des renforts.

 Encore choqué par la peur, le jeune seigneur d’Urfé mit longtemps à comprendre ce qu’elle disait. Il obéit avec lenteur. Tandis qu’ils fuyaient, il se demanda si sa coéquipière tuait souvent, et avec le même sang-froid. Elle n’avait pas levé un sourcil en expédiant le chef de la horde, et encore maintenant, elle ne paraissait ni gênée ni coupable le moins du monde. Soudain, elle fut prise d’un violent spasme, arrêta Mystère et se laissa tomber sur le chemin. L’angoisse lui grignota aussi sec les entrailles.

  • Ysombre !

 Il la rattrapa et sauta sur le sol. La voleuse étouffait un gémissement sourd et serrait convulsivement sa hanche. Après une seconde d’hésitation, il l’installa contre un arbre. Il constata que sa chemise s’imprégnait de sang au niveau de son flanc droit. Elle ne lâchait pas sa hanche, qui avait probablement reçu un coup de gourdin.

  • Vous êtes blessée !

 Elle hocha la tête, dents serrées. Elle savait. En fait, elle l’avait senti durant le combat, mais elle avait réussi à tenir avant que la chevauchée ne ravive la douleur et que l’adrénaline ne retombe. Elle essaya de demander à Charles-Emmanuel de fuir, mais de sa bouche ne sortit qu’un souffle sec. Elle sentit qu’il la soulevait, mais elle se concentrait sur ses blessures pour maîtriser la douleur. Elle essaya de se redresser, en vain. La main ferme du jeune homme se posa sur son épaule pour l’en dissuader.

  • Courage, Ysombre, nous arrivons. Tenez bon.

 Elle distingua les toits d’un hameau.

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