21. Fais-moi confiance

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 Éliane laissa monter des larmes aux yeux en voyant dans le dos d’Ysombre la bosse familière de son instrument.

  • Oh, merci, merci ! Vous venez de sauver mon moyen de subsistance et un souvenir cher. Comment pourrais-je vous remercier ?
  • Je n’ai besoin de rien. Je crois qu’en fait, vous m’avez déjà remerciée, en me distrayant quelques minutes…

 Éliane ne fut pas dupe ; elle avait vu les yeux ébène de la voleuse s’assombrir.

  • Je crois que vous vous trompez. Vous avez au moins besoin de compagnie. J’ai une proposition à vous faire. Où allez-vous ?
  • Limoges, souffla Pas-de-lune.
  • Parfait ! Accepteriez-vous de m’accompagner jusque là-bas ? Vous me protégez, en quelque sorte, et en échange vous avez droit à une partie de ma recette de ménestrelle. Qu’en dites-vous ?
  • Je refuse d’être payée pour si peu de chose. Il n’y a que quelques jours de route entre ici et Limoges, il se pourrait bien qu’aucun danger ne vous menace d’ici là.
  • Vous savez jouer d’un instrument ?
  • Heu… Je me débrouille à la bombarde…

 Elle avait appris cet instrument à la forme de trompette allongée au son triomphal avec Bleunwenn. Elle cligna des yeux à ce souvenir.

  • Formidable ! J’en ai une dans mes affaires. Elle est un peu vieille, mais le son reste le même. Vous jouez avec moi et je vous laisse… La moitié de la recette.
  • La moitié ?
  • Oui.

 Ysombre hésita encore, se tourna vers Mystère et posa une main sur son garrot. Il renifla et laissa peser sa tête fine sur son épaule.

  • Je crois que nous allons accepter, conclut Ysombre un sourire aux lèvres.

 Éliane lui tendit la bombarde. Elle s’installa sur l’unique tabouret de la chambre et lança :

  • Montrez-moi ce que vous savez faire.

 Pas-de-lune prit l’instrument et le porta à sa bouche.

  • Je préfère qu’on me tutoie, si possible.
  • Oh, bien. Tutoie-moi aussi, alors. Voyons ce qu’on peut en tirer.

 Ysombre hésita une seconde et souffla doucement. Le son était exactement tel qu’elle se le rappelait, solennel, étincelant. Les gestes revinrent tous seuls. Elle ne se souvenait plus d’aucun morceau, alors elle laissa faire ses doigts. La mélodie contenait un peu de sa solitude, de sa colère, de ses tourments et surtout de son espoir presque violent. Elle ferma les yeux. Le rythme s’accéléra, les accents de la bombarde devinrent déchirants. Elle laissa des larmes glisser sous ses paupières sans pouvoir les retenir, sans même les sentir. Elle s’interrompit sur une longue note basse qui fit vibrer l’air autour d’elle, puis baissa la bombarde. Éliane la regardait.

  • Tu as vraiment besoin de parler.

 Ysombre secoua la tête avec énergie, faisant voler des larmes dans ses cheveux. Elle ne pouvait pas encore faire confiance à Éliane.

  • Tu as confiance en moi, Éliane ?

 La ménestrelle parut surprise par la question.

  • Tu aurais pu t’enfuir avec ma vielle, tout à l’heure. Tu ne l’as pas fait. Tu m’as défendue, en prenant des risques, alors que tu aurais pu passer ton chemin. Alors, oui, j’ai confiance. Je ne prétends pas avoir la tienne si vite, mais sois sûre que je ne parlerai de ta profession à personne.
  • Tu sais que…
  • Seule une professionnelle pouvait réagir comme tu l’as fait et combattre une brute pareille. Mais je ne dirai rien, tu as ma parole de ménestrelle.
  • Je n’ai pas vraiment le choix.

 Ysombre se leva et s’appuya contre le mur.

  • Alors, qu’est-ce que tu penses de mon jeu ? Ça ira ?
  • Dis-moi d’abord ce qui te tracasse. Je suis forte pour écouter les histoires des autres.

 Ysombre essaya. Elle essaya de toutes ses forces de se retenir. Mais elle n’y parvint pas. Les mots jaillirent tous seuls de sa bouche :

  • Ils s’appelaient Géraud et Bleunwenn…

  La nuit était tombée depuis longtemps. Pas-de-lune rejoignit Éliane dans la salle commune de l’auberge.

  • Je t’ai commandé une potée. C’est la spécialité du coin.
  • Merci. Tu ne m’as pas dit si je jouais suffisamment bien pour t’accompagner ?

 Éliane réfléchit.

  • On voit que ta pratique date de longtemps, mais tu as une jolie expressivité. Tu devrais faire l’affaire, mais tu n’auras pas la voix principale, juste de l’accompagnement.
  • Pas de problème. Et toi ? Tu peux me montrer comment tu joues ?
  • Plus tard. La vielle à roue se joue assise au sol ou sur un banc, les mains libres. Et je meurs de faim !
  • Nous repartons quand ? Je suis pressée.
  • Demain à l’aube. Et garde la selle.
  • Tu es sûre ?
  • Garde-la. Je connais quelqu'un qui m'en doit une.

Ysombre sourit.

  • Bon, comme tu voudras.
  • Dis-moi, Ysombre…

 S’entendre appeler par son prénom procura à Ysombre un tel bien-être que pendant une seconde, elle oublia qu’Éliane voulait lui parler.

  • Hum ?
  • Ce garçon, Renart, jusqu’à quel point tu veux le retrouver ?

 D’un seul coup, le regard de la voleuse se durcit.

  • J’irai jusqu’au bout du monde connu, je m’introduirai dans la citadelle la mieux gardée d’Europe, je combattrai une armée impériale, je ferai à peu près tout ce dont je suis capable et même plus. J’ai fait une promesse à un frère d’armes. La tenir est le but de mon existence. Et même si je n’avais rien promis, je veux le retrouver. Jamais personne ne m’avait autant manqué.
  • C’est vraiment ton frère ?
  • Pas de sang. Nous avons été élevés ensemble, c’est tout. Je n’avais aucun souvenir où il n’apparaissait pas… Jusqu’à il y a trois ans.

 Le souvenir de cette pluvieuse matinée s’incrusta à nouveau dans son esprit, si présent, si réel, qu’elle s’attendait presque à ce que des gouttes d’eau tombent de ses cheveux lorsqu’elle baissa la tête.

  • Depuis ce jour, pas la moindre nouvelle, rien. C’est comme s’il s’était évaporé.
  • Tu l’aimes ?

 Ysombre releva brusquement la tête et scruta Éliane.

  • Pourquoi cette question ?
  • Simple curiosité.

 Éliane souriait, consciente d’avoir touché un point sensible. Pas-de-lune répondit sans la moindre gêne ni hésitation.

  • Si j’avais moins de sang-froid, je te rétorquerais de te mêler de tes affaires et que ta curiosité, j’en fais du hachis. Mais comme je suis polie, je te répondrai juste que non.

 La ménestrelle acquiesça.

  • Je te crois.

Tant mieux, songea Pas-de-lune, car elle n’était pas sûre de se croire elle-même.


 Le lendemain aux aurores, il faisait un temps superbe. Éliane chevauchait un beau cheval couleur crème, avec des yeux étrangement clairs, auquel elle avait donné le nom de Madrigal. Normal. On voyait la bosse que faisait la vielle dans son dos. Ysombre avait rangé la bombarde dans son sac, posé sur le flanc de Mystère qui allait d’un pas énergique. Ce séjour les avait profondément retapés tous les deux, et la voleuse le sentait. La mort de Géraud, quand elle y pensait, lui noyait toujours la voix dans des larmes, mais au moins elle n’occupait plus son esprit tout entier. L’urgence lui revenait soudain dans la figure comme une bourrasque du mistral. Cela faisait plus d’un mois qu’elle avait été blessée à la Bâtie par une flèche dans le dos. Elle frotta machinalement la cicatrice qu’il lui restait derrière l’épaule. D’Urfé avait pu partir depuis longtemps. Avait-il seulement reçu son message ? Avait-il accepté de l’attendre ? Serait-il à Limoges ? Si non, elle avait laissé passer une chance unique de retrouver Renart avec une aide importante. Elle se retourna pour presser Éliane.

  • On pourrait accélérer un peu ?
  • Limoges est à… à peine deux jours, ce n’est pas trotter ni même galoper qui changera quoi que ce soit. Nous n’arriverons que demain, point final. D’ailleurs, si, comme tu m’as dit, ton noble est devant la cathédrale à sixte, arriver tôt ne t’aidera pas.

 La ménestrelle avait raison, encore une fois. Mais Pas-de-lune continua à grommeler pour faire bonne mesure.

  • Regarde !

 Le doigt fin de la jolie demoiselle désignait une troupe assez nombreuse de soldats en uniforme qui remontaient la route en face d’elles. Le soleil de l’aube faisait briller leurs casques et leurs cuirasses. Mais Ysombre n’avait pas le temps d’admirer leur équipement.

  • Il ne faut pas qu’ils me voient !
  • Cache ton visage derrière ta capuche, conseilla Éliane.
  • Un jour ensoleillé comme celui-là ?

 La rousse se mordit les lèvres.

  • Filons !

 Elle talonna Madrigal qui obéit en prenant le premier sentier à droite sans réfléchir. Mystère se jeta à sa suite. Pas-de-lune baissa tout de même la capuche sur son visage et partit au grand galop. Elle dépassa vite Éliane et jeta un œil derrière elle. Personne ne faisait mine de la poursuivre. Elle faillit être rassurée mais ne ralentit qu’une fois qu’elle fut sûre que le chemin empêchait les gardes de la voir. Elle arrêta Mystère, repoussa sa capuche et souffla un peu. Elle était seule.

  • Éliane ! Où es-tu ?

 Elle hésitait à faire demi-tour. Il valait peut-être mieux attendre un moment. Et puis son Prince de la Nuit haletait comme un soufflet de forge.

  • Mon pauvre, je ne t’ai guère épargné ces jours-ci.

 Elle se laissa glisser à terre et guida le cheval noir près d’un abreuvoir. Les vaches qui paissaient là leur jetèrent à peine un regard blasé. Ysombre s’assit sur l’herbe pendant que Mystère aspirait à grand bruit l’eau glacée de la vasque. Les mille chants d’oiseaux du matin l’apaisèrent, quand elle vit l’oreille de Mystère remuer et l’étalon relever la tête d’un air inquiet.

  • Qu’y a-t-il, mon beau ?

 Elle reconnut les cris d’une troupe en armes et le cliquetis des étriers.

  • Ils m’ont vue !

 Elle bondit sur le dos de Mystère et le jeta dans un galop effréné.

  • Plus vite, plus vite !

 Qu’était devenue Éliane ? Elle n’avait pas le temps d’y réfléchir. Il fallait trouver une solution. Elle ne connaissait pas assez les bois pour semer ses poursuivants et son cheval fatigué ne pourrait pas leur échapper bien longtemps. A court d’idées, elle se retourna pour évaluer la distance qui lui restait. Les cris de chasse se rapprochaient. Les idiots ! Il aurait suffi qu’ils approchent en silence et elle aurait perdu bien plus de temps. Leurs cris n’arriveraient qu’à la faire fuir…

 C’est alors qu’elle comprit le piège.

 Les soldats qu’elle avait aperçus et fuis étaient des rabatteurs. La véritable armée se tenait devant elle, quelque part, à l’affût. Elle sentit l’espoir s’échapper d’elle d’un seul coup. Il y avait sans doute un barrage sur chaque chemin qui sortait de cette forêt. Elle était prise au piège, aussi propre et bien qu’un lapin dans un collet. Elle arrêta Mystère et le fit tournoyer sur place, indécise. Que faire ? S’engager dans ces bois sans guide expérimenté aurait été aussi stupide que tomber sur les hommes de la garde. D’ailleurs, était-ce la maréchaussée ou les sbires de Sardiny ? Pas moyen de le savoir, et d’ailleurs, ça ne changeait pas grand-chose… Avec ses bolas et son poignard, elle parviendrait sans doute à en éliminer une bonne partie, mais elle ne savait pas combien l’attendaient au bout du chemin. Elle ne pouvait pas combattre dix hommes entraînés et équipés à elle seule. Mystère renâcla et elle se remit sur ses gardes. Avaient-ils décidé de fouiller la forêt…? Elle posa une main sur la garde de son poignard.

  • Pssst, Ysombre…

 La voleuse incrédule faillit en lâcher ses rênes.

  • Éliane ? C’est toi ? Où es-tu, je ne te vois pas…
  • Par ici !

 Pas-de-lune lâcha l’arme et engagea Mystère sous le hallier d’où provenait la voix. La ménestrelle l’attendait, perchée sur son cheval crème. L’inquiétude brillait dans ses beaux yeux verts.

  • Ça va ?
  • Pas de mal. Et toi, comment as-tu fait ? Où étais-tu passée ?

 La rousse eut un sourire entendu.

  • Je connais bien le coin. Je me suis enfoncée dans le bois, les pieds de Madrigal dans une mare pour semer les chiens. Ils sont passés sans me voir. J’ai eu peur qu’ils ne te trouvent.
  • Ils ont des chiens ?

 Pas-de-lune frémit. Elle détestait les chiens.

  • J’ai un chemin pour qu’on s’échappe. Mais il va falloir me suivre sans poser de questions. Tu es prête ?
  • Est-ce que j’ai le choix ?

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