18. Ce que vaut une vie

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 Imaginus poussa une exclamation quand Io emboîta le pas au Prince de la Nuit sans lui demander son avis. Ce fut sans doute ce qui le sauva. Une flèche perça sa capuche. Ysombre se tendit toute entière, talonna Mystère une dernière fois et se dressa. Ils s’envolèrent. La suspension dura à la fois une seconde et une éternité. Puis l’étalon se reçut sur le sol en souplesse et fonça vers la forêt à toute vitesse. Pas-de-lune se tordit le cou pour voir sauter Io, légère comme un papillon, avec sur le dos un Imaginus terrifié. Mais sauvé. Exactement comme Mystère quelques secondes plus tôt, elle effectua une réception parfaite et fila de toute la vitesse dont elle était capable. Ils n’étaient pas hors de danger, loin de là. Plus que jamais, la vitesse leur sauverait la vie. D’ailleurs, sinon, rien d’autre ne le ferait. Pas-de-lune se savait capable de leur échapper. Elle avait les yeux rivés sur le chemin, à l’affût du moindre virage, du moindre caillou qui pouvait déstabiliser sa monture.

 Elle finit par quitter le chemin par prudence, tendant un bras pour indiquer la direction au professeur, mais elle n’avait pas le temps de se retourner pour vérifier qu’il la suivait. Elle n’avait pas le temps de s’en soucier. Elle n’avait pas de temps du tout. Elle finit par redescendre sur terre quand les cris d’assaut s’évanouirent derrière elle. Elle se redressa légèrement et écouta. Seule la respiration rauque de Mystère lui parvint. Elle continua à galoper pour autant, mais elle s’autorisa à se retourner et aperçut Imaginus toujours vivant, certes essoufflé, le visage crispé et terrorisé, mais vivant. Pas-de-lune sentit nettement son estomac se détendre et laissa échapper un léger sourire. Elle infléchit la course de Mystère pour rejoindre un chemin, passa encore quelques virages au grand galop, puis laissa la peur s’apaiser et ralentit progressivement.

  • Vous allez bien ?
  • Je ne suis pas blessé, en tout cas, répondit Imaginus en essayant de maîtriser son essoufflement.

 Elle sourit, cette fois pour de vrai. Elle caressa doucement l’encolure de Mystère. Une fois encore, sans lui, elle n’aurait pas survécu.

  • Il faut que vous fuyiez. Ne revenez pas à Montferrand, c’est trop risqué.
  • Mais…Tous mes instruments, toutes mes expériences sont là-bas ! Je ne peux pas les laisser !
  • Et votre vie ? Vous pouvez la laisser ? Ne faites pas de bêtises, professeur. Si vous mourez, vous privez le monde de votre talent et de vos connaissances déjà considérables. Ce serait une énorme erreur. Vous valez bien plus que les objets laissés dans votre chambre.
  • Mes dessins…

  Pas-de-lune accentua son sourire jusqu’à qu’il atteigne ses tempes, souleva le rabat de son sac et en tira un maroquin énorme, tendu de cuir rouge.

  • Vous m’aviez demandé de le prendre.

 Des larmes apparurent dans les yeux du professeur.

  • Vous l’avez conservé !
  • Et je vous rends ça.

 Elle lui tendit les deux livres qu’il lui avait confiés.

  • Merci énormément. Je vous dois ma vie, et le résultat de mes expériences, ce qui est encore plus important. Demandez-moi ce que vous voulez.
  • Vous avez le dessin ?

 Il tira un rouleau de son manteau. C’était bien le dessin du calice.

  • Je n’en demande pas plus, cette feuille me sera d’une grande aide.
  • J’ai quand même quelque chose pour vous. Quelque chose de plus.

 Il lui tendit un petit étui de cuir fin, de très bonne qualité, teint en bordeaux. Il contenait une longue-vue télescopique d’une vingtaine de centimètres, en cuivre neuf bien astiqué. Pas-de-lune, ravie, la déplia et y colla son œil gauche. La netteté était parfaite et le grossissement très correct.

  • C’est un outil de ma fabrication. Je pense qu’il pourra vous être utile.
  • Magnifique. Merci mille fois, professeur. Il se pourrait que ce cadeau me sauve la vie un jour. Si c’est le cas, je penserai à vous.
  • J’en serai ravi.

 Il sourit et rajusta ses lunettes rondes.

  • Fuyez maintenant.
  • Et vous ? Vous êtes aussi en danger ! On sait où vous trouver.
  • Je…Il faut que… Mon père est très malade, je dois…
  • Je vois. Veillez sur vous, Ysombre. Votre vie aussi est importante, vous ne le savez sans doute pas, mais des gens tiennent à vous, Pas-de-lune.

Pas-de-lune ?

  • Vous…

Le sourire du professeur s’accentua.

  • Mon métier n’est-il pas de découvrir les secrets de l’univers ?

  Quand le professeur eut disparu, sans doute à jamais, Pas-de-lune ressentit encore une fois une immense impression de vide. Si prégnante et si lourde qu’elle avait la sensation d’être engloutie sous des tonnes d’eau. Encore un ami disparu à tout jamais, et pour qui elle n’allait pas cesser de s’inquiéter tant les dangers qui pesaient sur lui étaient constants et omniprésents. A cette pensée, la maladie de Géraud lui retomba dessus comme une enclume. Elle sentit à nouveau ses boyaux se nouer. Il avait très bien pu mourir pendant son excursion. Elle fit démarrer Mystère.

Mortecouille, j’en ai marre de m’inquiéter tout le temps !

  Géraud était vivant. Mais noyé de sueur, inconscient et délirant du fond de son inconscience. Les filles de l’auberge ne savaient plus quoi faire. Bénédicte et Mathilde continuaient à servir en salle avec courage et obstination, malgré leurs yeux rougis. Claire veillait et soignait en permanence le patron de l’auberge, lui épongeait le front trempé, calmait ses délires, lui faisait boire des tisanes au tilleul. Une bassine et un linge étaient posés à côté du lit. Elle y jeta un œil et grimaça. Le linge était taché de sang. La phase terminale de la tuberculose. Géraud était fichu. A nouveau, elle sentit les larmes affluer et presque l’étouffer. Elle ne pouvait rien faire. Elle allait voir l’être qu’elle aimait le plus au monde crever sous ses yeux en plein délire et elle ne pouvait RIEN faire. Elle ne put retenir le déferlement et tourna les talons. Elle s’enfuit en courant dans les rues de Montferrand. Les habitants la regardaient passer avec étonnement. Un jeune homme tendit même un bras pour la retenir. Elle le repoussa violemment alors que les larmes commençaient à l’aveugler. Pour une raison inconnue, ses pas la dirigèrent vers le cimetière.

 Elle courut dans les allées sombres. Elle se laissa tomber au sol et fondit en larmes devant la tombe de sa mère. Sa tête lui tournait tant les pleurs l’étouffaient. Elle ne sentait même pas la terre sous ses genoux, ni l’air froid sur son visage. Elle ne sentait plus rien à part l’immense tristesse, non, le désespoir infini qui l’emportait toute entière. Elle finit par s’effondrer sur le sol, le corps secoué par les sanglots. La terre desséchée du cimetière buvait ses larmes qui dessinaient des lignes.

 Dès qu’elle se sentit apte à se relever, elle le fit. Il y avait quelqu’un dans le cimetière. Elle ne le voyait pas, elle n’entendait rien, mais elle le sentait. Elle prit le temps de calmer sa respiration et de sécher ses yeux avant de se retourner.

 Le soulagement l’envahit.

  • Moustique.

 Le mendiant manchot se tenait debout, au beau milieu de l’allée. Il secouait la tête avec consternation.

  • Tu es restée. Tu n’aurais pas dû, Ysombre aux Pas-de-lune.
  • Tais-toi !

 Elle avait presque hurlé. Malgré tous ses efforts, elle n’avait pu empêcher sa voix de se briser. Le borgne s’approcha d’elle.

  • Je sais que tu…

Elle balaya la main qu’il venait de poser sur son épaule.

  • Va-t’en !

 La violence dans ces mots ne découragea pas le mendiant ; il reposa sa main sur l’épaule de la voleuse, avec beaucoup de douceur. Elle pleurait et ses épaules se secouaient, mais elle ne fit plus aucun geste. Moustique s’accroupit et l’entoura carrément avec son unique bras.

  • Je suis là.

 Étonnamment, cette consternante banalité lui procura beaucoup de réconfort. Elle n’était pas tout à fait seule. Elle essuya ses yeux et releva les yeux sur lui, des yeux brillants, mais elle souriait.

  • Qu’est-ce que tu voulais me dire ?
  • Dès demain, les gardes vont venir chez toi. Tu vas être pendue, je ne sais pas si tu t’en rends compte. Tu aurais dû quitter la ville. Mais j’ai une solution.
  • Je devais rester ! Je ne vais pas laisser Géraud seul alors qu’il sera probablement mort demain !
  • Calme-toi, écoute-moi, je t’ai dit qu’il y avait une solution. J’ai décidé de m’accuser à ta place.
  • QUOI ?!

 Elle ne pouvait pas entendre ça. Elle était à deux doigts de l’étrangler.

  • Tu as dit quoi ?!
  • Écoute-moi. Ça sera facile. D’abord, l’auberge a un capital sympathie plutôt costaud dans la ville. Si on pend un mendiant à la place de la fille chérie du meilleur aubergiste de la ville, tu admettras que ça passe mieux. De toute façon, quelle vie ai-je ici comme perspective, tu veux bien me le dire? Toi, tu comptes pour des gens. Tu as un avenir. Ma perte est moins grave que la tienne, tu peux me croire. Je serai heureux de mourir, sachant que je sauve quelqu’un. Surtout toi. Et puis c’est facile, je n’aurais qu’à dire que je t’ai vendu ces objets volés sans que tu le sache, ça les arrangera bien.

 Pas-de-lune leva une main. Elle émettait une sorte de rire désespéré, de ces rires qu’on pousse quand on ne veut pas croire nos yeux ou nos oreilles, qu’on préfère faire semblant de ne pas y croire.

  • Stop. Tu t’entends parler, là ?
  • J’y ai réfléchi longtemps.
  • TA GUEULE !

 Il resta figé une seconde.

  • Il n’est pas question une seule seconde que tu t’accuses pour me sauver. Pas une seule seconde. Aucune vie n’est plus importante qu’une autre.
  • Enfin, c’est le seul moyen que tu as de sauver ta vie !
  • Pas au prix de la tienne.
  • Tu as fait une promesse. Tu dois retrouver ton ami avant de mourir. Imagines qu’il t’attende toute sa vie en pensant que tu l’as abandonné ?
  • Bravo, ça aurait presque pu marcher. Le chantage affectif ne fonctionnera pas. Jamais Renart ne penserait une chose pareille.
  • Tu ne voulais pas mourir comme ta mère, tu te souviens ? Moi, ça ne pose de problème à personne que je meure.
  • Personne ? Personne ? Et moi, tu y as pensé ? Imaginus est parti à jamais, Bleunwenn est morte, Géraud le sera dans deux jours grand max, Renart a peut-être disparu à jamais lui aussi, est peut-être mort. Il ne me reste que toi. Tu es le seul être qui me connaît dans ce monde. Tu oserais me laisser seule ?

 Le manchot sourit presque.

  • Tu commences à faiblir, Pas-de-lune. Tu viens de passer trois ans quasiment seule en permanence, et tu vas me faire croire que tu n’es pas capable de le supporter ? Ne te moque pas de moi.
  • Je n’en peux plus de voir mourir des gens autour, et à cause de moi. Seule, oui, mais en sachant que les gens à qui on tient sont en vie quelque part. Si on sait qu’on est seule parce que tous sont morts, c’est nettement moins supportable.
  • Et moi, tu crois quoi ? Tu es aussi la seule que j’ai au monde, maintenant. Je refuse de te voir pendue. Tu es la seule à m’avoir fait un tant soit peu confiance, à m’avoir redonné un peu de dignité, et même simplement une existence. Ce qui a bien plus de prix que la vie que je menais avant. De toute façon, il y a de bonnes chances pour que je meure de froid cet hiver. Je préfère mourir en vitesse, sans trop souffrir, et en plus pour une bonne cause, que geler à petit feu sur les pavés. Ose me dire que c’est toujours hors de question.

 Pas-de-lune laissa ses jambes faiblir et l’envoyer à terre une nouvelle fois. Les larmes revinrent, plus douces, silencieuses.

  • C’est donc vrai ? Je vais tous vous voir mourir ? Je n’ai même pas mon mot à dire ?

 Il serra l’épaule de la voleuse.

  • Nous sommes tous destinés à mourir, Ysombre. Autant le faire avec une bonne raison. Je te le répète, tu as une mission, moi seulement une petite chance. Je ne dis pas que je n’aurais pas préféré profiter encore de ce monde un moment, mais il y a des moments où il faut choisir. J’ai bien réfléchi, Pas-de-lune, je suis prêt.
  • Je… J’accepte.

 Elle n’arrivait pas à croire les mots qu’elle prononçait. C’était comme si quelqu’un d’autre avait pris le contrôle de sa bouche. Moustique sembla satisfait et tapa sur son épaule. Puis il la quitta. Elle entendit ses pas craquer sur le sol sec du cimetière. Elle voulait se lever, le rappeler, refuser, lui dire non, l’arrêter, mais ne put esquisser un geste. Tous ses membres étaient vissés au sol. Elle n’arrivait pas à réaliser que la scène qu’elle venait de vivre était réelle. Elle secoua la tête. Il fallait qu’elle bouge. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle vivait encore malgré tout ce qui s’abattait sur elle. Elle ne se sentait pas capable de supporter plus. Un corbeau passa au-dessus de sa tête dans un claquement d’ailes. Elle le fixa de son regard perdu. Elle resta longtemps à la même place, laissant retomber la poussière sur sa vie effondrée.

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