17. Fais confiance à tes mains

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 Ysombre avait mal aux poignets. Les livres de sciences, qu’elle devait maintenir à la force des bras pour les lire, en constituaient la principale raison. Le professeur marchait en rond dans la pièce en l’écoutant parler. Il l’interrompit soudain d’un geste de la main.

  • Bon, voilà comment cela se présente…

 Il faisait des calculs dans sa tête.

  • Notez ceci, Ysombre…

 Obéissante, elle prit un encrier et la plume d’Alexandre. Imaginus commença un long paragraphe sur les théories de circulation du sang dans le corps humain. La jeune femme retint un soupir et s’appliqua à tracer des lettres. Elle n’avait pas beaucoup de pratique et suivre le rythme du vieux savant exigeait une concentration totale. Aussi n’entendit-elle pas tout de suite les hennissements en provenance du parc, qu’on apercevait par la fenêtre. Quand enfin elle les remarqua, elle se figea un instant, le temps de s’assurer qu’il ne s’agissait pas de Mystère. Rassurée, elle se replongea dans son travail.

  • Qu’avez-vous dit ?
  • Hum… Attendez. N’y-a-t-il pas l’ouvrage de Paracelse quelque part ?

 Elle jeta un œil à la liste posée sur le secrétaire.

  • Non.
  • Vous en êtes sûre ?

 Elle retourna la feuille de papier.

  • Sûre, professeur, il n’y a rien à ce nom !

 Elle s’interrompit. Un dessin exécuté à la plume était apparu sous la liste. Elle reconnut immédiatement le calice de Saint-Rémi. Sa respiration se bloqua une seconde, et ce n’était pas à cause du corset. Comment cet objet censé se trouver à Paris en possession du roi de France et lui seul pouvait-il être dessiné à la main dans la bibliothèque d’un noble de Montferrand ?

 Et soudain, l’évidence la frappa avec la violence d’un gourdin qui l’aurait cueilli juste derrière la tête. Sardiny ! Évidemment ! C’était le nom qu’avait prononcé Côme à propos de l’acheteur du calice à Montverdun !

 Elle s’obligea à rester calme et à réfléchir. Les Sardiny faisaient partie des partisans de Marie de Médicis, selon Imaginus. Donc quelqu’un à leur solde avait racheté, sciemment ou non, le calice au prieuré. Visiblement, Alexandre ne quittait guère cette demeure alors que Paul voyageait souvent, et il venait de rentrer ici. Le dessin semblait récent, d’ailleurs sinon il aurait été dissimulé plus soigneusement. Et si Paul venait de repartir, cela pouvait être pour emporter l’objet et le dissimuler, ou pire, le revendre encore une fois, ce qui lui ferait perdre la piste quasi-irrémédiablement. Elle se leva. Ce hennissement, tout à l’heure…


  Paul de Sardiny était dans la cour. Avec lui, l’abbé de Montferrand, avec une voix triomphante. Et une quinzaine d’hommes en armes de la maréchaussée. Ça sentait très mauvais. Il ne fallait pas tarder ici.

  • Professeur…
  • Oui, Ysombre ?
  • On a un problème.

 Imaginus se retourna, les yeux écarquillés, une pile de livres dans les mains. Malgré la gravité de la situation, Ysombre ne put s’empêcher de sourire. Ce cher professeur. Elle reposa son oreille contre la porte. L’abbé ordonnait déjà aux gardes de pénétrer dans le bâtiment. Elle entendit Alexandre de Sardiny protester, consterné.

  • Tu es fou, Paul ? Qu’est-ce que tu fais ?
  • Tu héberges une criminelle et un hérétique, Alexandre. Je ne suis pas le seul à le savoir. Ouvre-moi cette porte.
  • Imaginus n’est pas un hérétique, et tu n’as pas le droit d’entrer ici !
  • Oh, que si.

 Probablement un ordre des notables de la ville. Il fallait vraiment filer. Elle quitta la porte. Les coups des gardes sur le panneau résonnaient déjà. Elle tourna sur elle-même, cherchant désespérément un meuble pour bloquer l’entrée. Elle attrapa l’écritoire à pleines mains devant le regard ébahi du professeur stupéfait. Les gardes frappèrent deux minutes sur le panneau de bois. Deux minutes qui laissèrent à Pas-de-lune le temps de réfléchir. Il y avait une autre issue à la bibliothèque, une pièce dont la fenêtre donnait sur les jardins. Elle était quasiment certaine de pouvoir atteindre l’écurie avant qu’on ne l’arrête. Elle en était beaucoup moins sûre pour le professeur. Et puis, une fois à l’écurie, comment sortir de l’enceinte ?

 Mais elle n’avait pas le temps de tout planifier, les gardes réussissait déjà à faire trembler le pêne. Elle ouvrit grand la fenêtre. Pas très large, mais ça devrait se faire. Par contre, le vrai problème résidait dans la hauteur. Même elle ne pourrait pas atterrir sans dommage en sautant du deuxième étage. Renart y serait peut-être parvenu, pas elle. Et Imaginus encore moins. Une corde ? Dans une bibliothèque ? Son grappin, resté à l’écurie dans son sac ? Les tapisseries peut-être ? Non, trois tapisseries pour deux étages, c’était de la folie au dernier degré. Les rideaux ? L’épais cordon qui permettait de les ouvrir paraissait suffisamment solide, mais bien trop court. Son cerveau turbinait à toute vitesse.

 Le professeur fit un pas vers elle.

  • Vous avez une solution ?

 Pas-de-lune se figea un instant. C’était risqué, mais on devait tenter.

  • J’ai une idée. Seriez-vous capable de maintenir cette porte fermée quelques minutes, seul ?
  • Oui. Je peux la bloquer avec des étagères, mais pas longtemps. Vous avez un plan ?
  • Si on veut.

 Elle se baissa et retira son jupon. Imaginus écarquilla les yeux en constatant la présence de ses chausses en-dessous. Elle avait bien fait de ne pas les enlever.

  • Je vois que j’ai affaire à une professionnelle, murmura Imaginus.

 Pas-de-lune ouvrit la fenêtre et étudia le chemin qu’elle aurait à parcourir. Pas très long, mais difficile.

Et risqué.

 La porte trembla.

Moins risqué que rester ici.

 Elle découpa son jupon en lanières, qu’elle raccorda et noua autour de sa taille.

  • Qu’est-ce que vous comptez faire ?
  • Je vais essayer d’atteindre cet arbre en grimpant à la façade. De là, je pourrais atteindre les jardins. Je vais à l’écurie chercher les chevaux et je reviens vous chercher.
  • Vous croyez que c’est possible ?

 La voleuse monta sur l’appui de la fenêtre.

  • Il le faut.

 Le professeur Imaginus sourit.

  • J’ai bien fait de vous prendre comme assistante. Prenez ceci, ça vous aidera sans doute.

 Il retourna dans la bibliothèque et trouva sur une étagère un peu de poudre blanche.

  • C’est du talc. Pour grimper. Il y en a toujours dans une bibliothèque, pour éviter l’humidité.
  • Parfait. Un homme de science a toujours de la ressource !

 Elle s’étendit et posa un pied au plus loin possible, sur un trou laissé par un morceau de mortier tombé. Imaginus passa la tête pour suivre sa progression. Elle réussit à quitter l’appui de la fenêtre, crispa ses doigts sur les minces prises. Pas-de-lune pesta contre la modernité de la pierre, lisse et régulière, bien trop pour s’accrocher. Elle devait se dépêcher, ce qui était tout à fait contraire aux règles de prudence, mais elle n’avait pas le temps de finasser. Heureusement, la branche qu’elle avait repérée lui tendait les bras. Plus que quatre mètres. Elle chercha une prise pour son pied, concentrée sur le relief de la façade, la rata, retenta, et soudain son autre pied glissa. Elle se retrouva pendue par la seule force de ses bras. Elle se retint de hurler. Ses muscles étaient tendus comme des sangles. Il fallait qu’elle retrouve une prise. Tout de suite. La pointe de son pied auscultait frénétiquement la façade, à la recherche du moindre interstice. Dans un grognement, elle étira sa jambe et atteignit le fronton de la fenêtre voisine. Elle réussit à se rétablir, heureuse d’être toujours en vie. Une phrase de Renart résonna à ses oreilles.

En escalade, fais toujours confiance à tes mains. Elles doivent pouvoir te retenir à tout instant.

 Son camarade souple comme un chat aurait déjà atteint le sol à sa place. Elle parcourut les mètres restants avec une énergie renouvelée et poussa un soupir de soulagement en sentant le bois sous ses pieds.

Maintenant, le sol.

 Elle tira jusqu’à elle le bout de sa cordelette de tissu improvisée, resserra le nœud autour de sa taille et la noua solidement à une branche maîtresse. Elle aurait à courir aussi vite que possible juste après, elle ne pouvait pas se permettre de prendre le moindre risque, fût-ce de se tordre une cheville.

Il ne me reste plus qu’à espérer que ça tienne.

 Après avoir vérifié que personne ne risquait de la voir de l’intérieur ou du parc, elle se laissa glisser au sol. Le tissu émit des craquements inquiétants mais ne céda pas. Elle se ramassa en boule dès qu’elle eut touché l’herbe, aux aguets. Personne. Tous à l’intérieur ou dans la grande cour, sans doute. Elle se redressa et entama la plus belle course de sa vie. L’écurie se dressait devant elle. Imaginus n’avait pas beaucoup de temps. Elle trouva une porte, l’ouvrit en grand dans un claquement, se maudit pour son imprudence. Un valet se trouvait là, une selle sur le bras. Ysombre réagit en une fraction de seconde. Elle saisit une fourche à côté d’elle et assena un coup du plus fort qu’elle put. Alourdi par sa charge, le valet ne put esquiver et s’effondra au sol. Bien. Pas-de-lune jeta un regard prudent dans la galerie, vérifia la présence de son poignard à son côté et entra. Les chevaux du seigneur. Elle fit un effort de mémoire pour situer la stalle de Mystère et celle d’Io, s’engagea dans un couloir adjacent. Elle reconnut aussitôt le hennissement de son Prince de la Nuit.

  • Mystère ! Parfait, je vais avoir besoin de toi. J’espère que tu es en forme.

 Elle n’avait pas le temps de le seller. Elle ouvrit la porte de la stalle, saisit son sac et lui passa seulement une bride en quelques secondes. Puis elle en enfila une autre à Io, placée juste à côté et la relia à la bride de Mystère. Vite. Puis elle ouvrit les portes quand une voix la fit sursauter.

  • Hep, vous, arrêtez !

 Un garde Montferrandais courait vers elle dans le couloir. Elle sauta en selle et dirigea Mystère droit dessus.

  • Arrêtez-vouAaaaaah !

 Le puissant étalon heurta l’homme de plein fouet et galopa vers la sortie. Ysombre le dirigea vers l’arrière du château. Imaginus n’était plus à la fenêtre. Pas-de-lune sentit ses entrailles se nouer.

  • Professeur !

 Il apparut.

  • Vous avez réussi !
  • Tenez ! Attachez ça où vous pouvez !

 Pas-de-lune sortit son grappin de son sac, se concentra profondément et visa. Elle n’avait droit qu’à un seul essai. Elle lança. Le savant le rattrapa au vol. Il disparut un court instant, puis monta sur le rebord, effrayé par la hauteur.

  • Attendez ! Prenez le dessin sur l’écritoire !
  • Celui avec un hanap ?
  • Oui, prenez-le !

 Imaginus disparut un instant et revint.

  • Laissez-vous glisser, la corde est solide. Vite !

 Le professeur inspira profondément et quitta le rebord de pierre. La corde tenait. Il avait deux livres sous le bras.

  • Plus vite !

 Il arriva au sol et trébucha jusqu’à Io, qu’il détacha et enfourcha. Ysombre lui présenta sa sacoche où il laissa glisser les deux ouvrages. Puis elle lança Mystère au grand galop sans perdre une seconde. Vers la porte. Elle entendit des cris. C’était une course de vitesse. Les gardes étaient remontés en selle, une partie au moins. Elle ne pouvait pas combattre quinze gardes entraînés. Il fallait qu’ils atteignent la porte avant eux. Elle se pencha sur l’encolure de Mystère pour améliorer l’aérodynamisme et l’encouragea d’une voix désespérée. Elle n’avait qu’une petite chance et elle le savait. Mystère était bon, excellent, mais ça ne suffisait pas. Les gardes avaient de l’avance et étaient rapides aussi. Elle vit venir l’instant où la porte serait complètement inaccessible.

 Elle tira sur les rênes et Mystère fit volte-face en une fraction de seconde pour foncer droit sur le mur d’enceinte. Dernière chance.

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