14. Astuces de mendiant

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 Elle était réveillée, mais refusait d’ouvrir les yeux. Elle repassait dans sa tête, pour la dix-millième fois au moins, le visage de Renart. Elle serrait les paupières, de peur de pulvériser cette vision fugace.

Promets-moi qu’on se reverra...

 Ysombre grogna et repoussa sa couverture d’un geste impulsif. Fini de dormir. Un coup d’œil par la fenêtre lui apprit que le soleil était à peine levé et que la pluie avait cessé. Un peu ragaillardie par cette nouvelle, elle enfila son surcot de cuir, sa cape et passa son sac dans son dos. La bandoulière, déformée par l’usage, s’adaptait exactement à son épaule. Elle sourit, fit jouer l’articulation. Tout à fait guérie. Elle garderait encore longtemps une sensibilité accrue sur cette épaule-là, mais au moins la blessure ne se rouvrirait plus. Ysombre retira après une hésitation le couteau de Bleunwenn du bois de la porte et le glissa dans sa botte, puis descendit dans la grande salle. Elle était presque vide. Seule Claire s’activait à nettoyer le sol.

  • Bonjour ! Bien dormi ?
  • Pas mal.
  • Je vous sers ?
  • Un petit déjeuner. Solide, j’ai du travail.
  • Entendu.

 La serveuse lâcha son balai, s’essuya les mains sur son tablier et disparut dans la cuisine. Ysombre s’installa près de la fenêtre et laissa son esprit divaguer. Il fallait qu’elle réfléchisse. Qui pouvait avoir acheté aux moines de Montverdun le calice de Saint-Rémi ? Un noble, d’après Côme. Oui, ça, merci, elle aurait pu le trouver toute seule. Les paysans s’offraient assez rarement de ce genre d’objets. Elle n’arrivait pas à se souvenir de son nom. Un noble de la région ? De passage ? De la cour du roi ? Étranger ? Comment savoir ? Elle soupira et se retourna quand la jeune Claire entra avec un plateau chargé. A cette seule vue, l’estomac de la voleuse réclama bruyamment son repas. La serveuse sourit.

  • Et voilà !
  • Merci. Dis-moi, il y a un bureau de poste ici ?
  • Bien sûr, au bout de la rue Longue, juste à côté du cimetière.

 Pas-de-lune hocha la tête. Elle savait où se trouvait le cimetière pour l’avoir longé à son arrivée.

  • Tierce a sonné ?
  • Non, pas encore, mais ça ne va pas tarder.

 Ysombre avala le plantureux déjeuner avec férocité et, enfin repue, quitta l’auberge.

 La ville mouillée reprenait déjà vie après l’orage et la nuit. Le soleil levant glissait sur les pavés humides, comme la plupart des Montferrandais d’ailleurs. Des charrettes encombraient la Grand-Place, chargées de blocs de pierre destinés à une quelconque construction. Quelques marchands remontaient leurs étals rangés la veille et commençaient à interpeller les passants. Ysombre contourna un vendeur de pommes chargé de sa marchandise, longea le mur du cimetière et s’engagea dans la rue Longue. Quelques croix dépassaient du muret, visitées par deux ou trois corbeaux qui suivirent Pas-de-lune du regard. La voleuse frémit et pressa le pas.

 Cette rue était bien moins animée que celles qui voisinaient la cathédrale. Deux femmes avec des fichus qui la remontaient constituaient sa seule animation, à part l’office de poste au bout de cette rue qui, décidément, portait bien son nom. L’entrée en était complètement obstruée par une assemblée hétéroclite qui débordait dans la rue. La voleuse grogna. Il fallait qu’elle soit vite rentrée pour commencer son travail auprès du professeur Imaginus. Avec cette foule qui allait passer avant elle, ça durerait des siècles. Elle aurait pu se frayer un passage de force, mais la foule comportait des personnages imposants et belliqueux avec lesquels elle n’avait pas envie de s’expliquer. Elle ne pouvait pas provoquer un combat en pleine ville. En désespoir de cause, elle longea la frontière de l’amoncellement, cherchant un passage un peu moins fréquenté. Un visage familier attira son regard parmi les personnes assises sur les marches de l’office.

  • Moustique !

 Le manchot sursauta et un sourire découvrit ses quelques dents.

  • Ysombre ! Comment va ?

 Il se leva péniblement et lui serra la main.

  • Pas mal, j’ai quelques soucis, mais rien d’insurmontable.
  • Oh, vraiment ?

 L’œil noisette du mendiant scintillait malicieusement.

  • Oui, vraiment ! protesta la voleuse faussement outrée en faisant mine de le menacer.

 Il la repoussa tranquillement.

  • Et toi, au fait ?
  • Rien. Les Montferrandais sont radins, mais je me suis trouvé quelques contacts utiles. Tu cherches à entrer ? demanda-t-il en remarquant l’œil pessimiste que jetait son amie vers l’entrée toujours occultée.
  • Un message pour le nobliau dont je t’ai parlé. J’ai trouvé un travail ici et je lui demande de m’attendre. Mortecouille, jura-t-elle soudain, je n’arriverai jamais à temps !
  • Si tu veux, j’ai une combine, glissa le mendiant avec un clin d’œil.
  • Dis toujours, soupira Pas-de-lune.

 Le mendiant tendit la main. Pas pour serrer la sienne, vu l’orientation de la paume. Ysombre leva les yeux au ciel.

  • Franchement, tu ne crois pas que tu exagères ?

 Elle déposa deux deniers dans la paume vide. Ils disparurent aussitôt et Moustique cligna de l’œil.

  • Derrière le bureau, il y a un appentis. A l’intérieur, tu trouveras une petite fenêtre par laquelle tu pourras te faufiler. Le couloir dans lequel tu atterriras est presque toujours vide. Il passe derrière l’office. 2ème porte. Fais gaffe, l’écurie à gauche.
  • C’est noté. Deux deniers pour ça, j’ai quand même l’impression de m’être faite avoir !
  • Bah, si tu arrives à l’heure à ton nouvel emploi, ton salaire rentabilisera largement cette petite information, non ?
  • Hum. Argument imparable. Mais si ça ne marche pas, fais-moi confiance, tu vas m’entendre !

 Le manchot éclata d’un rire chétif et retourna s’asseoir sur l’escalier mouillé. Pas-de-lune décida de tester aussitôt la stratégie et contourna le bâtiment.

 La fenêtre se trouvait bien là où Moustique l’avait annoncé, mais il avait négligé de l’avertir que la porte de cet appentis poussiéreux grinçait et que le passage, minuscule, s’élevait à hauteur de sa tête. Elle maudit intérieurement le mendiant en se hissant avec peine vers la lucarne. Son entraînement le lui permettait, mais elle entendait presque ses muscles hurler et la poussière risquait de la faire éternuer. Enfin, elle se faufila à travers et retomba souplement dans un couloir. Personne. Elle était dans la place. Elle avança à peine de quelques pas qu’un homme avec une large moustache, chargé d’un sac et visiblement pressé, la repoussa contre le mur.

  • Place !

 Ysombre faillit l’étrangler mais il avait déjà disparu. Il devait se rendre à l’écurie juste à côté. Elle franchit la porte d’où il venait et tomba sur le bureau central. Elle se mêla aux innombrables clients et joua des coudes pour atteindre un guichet.

  • Bonjour, votre message est-il urgent ?
  • Heu... oui. Il est à adresser à Charles-Emmanuel d’Urfé, qui doit actuellement loger à Limoges.
  • Vous ne savez pas où le trouver ? s’étonna le guichetier.
  • Pas précisément, mais il sera à vêpres tous les jours sur le parvis de la cathédrale.
  • Parfait. Votre message ?

 Elle inspira profondément et tendit le rouleau. Tous ses espoirs reposaient sur lui.

  • Très bien. Ça fera... soixante deniers et demi.

 Ysombre faillit s’étouffer mais régla sans protester le prix demandé. Il était impératif que cette missive arrive à bon port rapidement. Elle soupira en constatant la soudaine légèreté de sa bourse.

  • Quelle heure est-il ?

 Comme personne ne lui répondit, elle se fraya un chemin vers la sortie. Elle adressa un signe discret à Moustique quand, soudain, la cloche de l’église sonna tierce.

  • Mortecouille !

 Ysombre se mit à courir vers la cathédrale.

  La porte s’ouvrit avant que la jeune femme n’ait le temps de frapper et le professeur Imaginus s’encadra dans l’embrasure.

  • Ah, Ysombre, je vous attendais. Venez, dit-il en s'effaçant pour la laisser entrer. Prenez ceci, je vous prie.

 Il désignait un lourd ouvrage aux pages fines. Lui-même portait un maroquin sous le bras.

  • Nous allons à l’extérieur de la ville. Vous serez obligeante de vous charger aussi de ma loupe, là...

 Ysombre, les bras chargés, le suivit jusqu’en bas. Il attrapa un beignet chaud sur le plateau d'Anne-Cécile qui passait par là.

  • Vous en voulez ?
  • Merci, j'ai déjeuné.
  • Très bien...

 Il sortit aussitôt. Le soleil avait vaporisé la pluie qui tout à l'heure encore lustrait les pavés. Il frappait déjà fort. Pas-de-lune repoussa les pans de sa capeline.

  • Où allons-nous ?
  • Dans une ferme des environs. Un de mes amis m'a signalé qu'un agneau était né avec une malformation rare. Je brûle de l'examiner.
  • Il est mort ?
  • Non. Mais je vais devoir l'autopsier. Il va falloir se dépêcher, les bigots vont encore dire que c'est l’œuvre du diable et l'enlever à mon nez et à ma barbe.
  • C'est loin ?
  • Pas trop, mais prenez votre monture.

 Elle se tourna vers l'écurie et en ouvrit la porte en grand. Le soleil fit scintiller la poussière. Elle entra et Mystère hennit joyeusement.

  • Oui, mon beau ! Je suis contente de te revoir, moi aussi. On part. Tu vas pouvoir bouger un peu. Tu dois avoir hâte de te dégourdir les jambes.
  • Vous aussi, vous lui parlez ?

 Imaginus détachait une jolie jument alezane pie aux yeux vairons. Pas-de-lune sellait Mystère en lui grattant le chanfrein et en lui murmurant des mots doux. Il renâcla de joie en retrouvant le soleil. Elle eut du mal à monter tant le cheval piétinait et tournait sur place. Il manquait d'activité. Elle lui lâcha la bride dès qu'ils furent dans la rue centrale et le regretta aussitôt. La jument d'Imaginus peina à le rattraper.

  • Comment s'appelle-t-elle ?
  • Io. Comme le satellite de Jupiter découvert en 1610 par Galileo Galilei. Un grand savant.
  • Joli.

 Imaginus prit le petit trot pour sortir de la ville. La voleuse admirait l'assiette du savant, parfaite malgré son âge, quand Mystère partit brusquement d'un galop effréné. Ysombre, surprise, s'agrippa comme elle put et parvint à le freiner après un virage sur un chemin forestier. Imaginus la rattrapa quelques secondes plus tard.

  • Tout va bien, Ysombre ?
  • Oui, oui, bien sûr. Il n'a pas pris d'exercice depuis longtemps, c'est normal.

 Le vieil homme releva ses lunettes.

  • C'est là.

 Il trotta jusqu'au bâtiment dont la fumée se dessinait sur le ciel mouillé. Pas-de-lune gronda Mystère sans grande conviction et pénétra dans une cour de ferme crasseuse. Un commis venait d'égorger un cochon. Le sang ruisselait sur le sable.

  • Excusez-moi, où est le propriétaire ?

 Sans un mot, il les regarda, essuya son front avec sa manche, y laissant des traînées rouges, puis chassa à coup de pied le chien qui tentait de mendier un morceau des tripailles qui coulaient à ses pieds.

  • Pouvez pas y aller. Le curé est là, il dit que cette bestiole est née à cause de Satan et qu'il faut pas s'amuser avec ça. On va le brûler.

 Le professeur grogna. Il flamboyait de cet héroïsme scientifique qu'avait déjà manifesté Archimède devant les soldats romains qui marchaient sur ses calculs inscrits dans le sable, et Giordano Bruno défendant la thèse de l'héliocentrisme jusqu'au bûcher. La haine de l'ignorance. Le problème, c'était que la religion répandait justement cette ignorance. Ysombre avait peur pour Imaginus. Elle commençait à bien aimer ce vieux savant curieux, facétieux et bavard.

 Il descendit de son cheval et, sans un regard à l'égorgeur, disparut derrière la maison. Pas-de-lune murmura un juron et le suivit. Elle était sûre qu'il allait tenter de récupérer l'agneau malformé. Il se disputait déjà avec le religieux. L'homme en soutane avait un regard sévère caché sous des sourcils foisonnants.

  • Ce n'est pas dangereux, c'est une simple déformation ! Je compte l'examiner, et nous sauront exactement d'où elle vient ! Je vous promets que je vous prouverai que cet animal n'a rien à voir avec le Diable.
  • Respectez le combat de notre Seigneur contre le mal. Il a pris cet agneau, le symbole de la pureté. Cet animal maudit doit lui être rendu par les flammes !
  • Il n'est pas maudit, voyons ! C'est tout à fait naturel !

 Le curé accentua encore son expression revêche.

  • Le naturel est œuvre de Dieu, tout est voulu par Lui. Vous ne pouvez pas vous élever contre Sa volonté. J'y veillerai personnellement. Si vous continuez cotre œuvre impie, nous vous ferons juger pour le bien de notre mère l’Église. Partez !

 Pas-de-lune prit le bras du professeur Imaginus.

  • Venez, professeur. J'ai entendu assez de stupidités de la bouche des religieux.
  • Prenez garde ! hurla le curé dont le visage prit une teinte violacée. Vous ne fuirez pas longtemps, mécréants ! Les chiens de Dieu vous rattraperont !

 Ysombre entraîna son employeur vers leurs chevaux.

  • Merci Ysombre. Sans vous, je crois que je l'aurai étranglé. Quelqu'un m'en aurai sans doute voulu.
  • On vous en veut déjà. Vous vous êtes fait un ennemi, professeur.
  • J'en ai tellement. Ce n'est pas la première fois que les grenouilles de bénitier cherchent à me mettre des bâtons dans les roues. Ils ont déclaré Copernic fou !

 Pas-de-lune ne put s'empêcher de sourire. Un sourire de façade parce qu'en dedans, elle savait que le professeur ne se rendait pas compte du danger. Un réel danger. Sa méfiance de voleuse reprenait vite le dessus. Les ennuis arrivaient.

Il ne fallait pas qu'elle reste ici trop longtemps.

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