13. La chambre du magicien

8 minutes de lecture

 L’orage entra violemment dans la salle de l’auberge, accompagné par Pas-de-lune. Sa cape dégoulinait sur le sol. Les clients s’étaient à peine retournés. Géraud, lui, fixait sur elle un regard inquiet. La voleuse ne le remarqua même pas. Elle avança à grands pas jusqu’à l’escalier, monta les marches sans un regard derrière elle. Ses pas résonnaient. Géraud jura dans un répertoire coloré et se précipita à sa suite. Il la rattrapa devant la porte de sa chambre.

  • Ysombre ? Tu vas bien ?

 Un regard noir lui répondit.

  • Bien sûr. Pourquoi ça n’irait pas ? Ma seule mère est juste morte, là, dehors, son corps livré aux corbeaux, sans chair, sans nom. Elle sera jetée à la fosse commune, voilà tout, et plus personne ne se souviendra d’elle. Coupable d’avoir voulu survivre. Son corps en miettes !

 Elle avait hurlé. Géraud franchit les quelques pas qui le séparait de sa fille adoptive. Il savait. Il avait éprouvé la même chose devant le cadavre tout frais de sa chère Bleunwenn, déjà froid et flottant au-dessus de la foule. Il serra la jeune femme sur son cœur.

  • Vivons-nous dans un monde d’abrutis ? demanda-t-elle dans un sanglot.

Géraud hésita et secoua la tête.

  • Non, ma jolie, nous vivons dans un monde d’hommes. Tu dois savoir que chaque homme croit dur comme fer qu’il a raison, et malheureusement, il est difficile de faire admettre à ces messieurs que voler n’est pas si condamnable quand on meurt de faim. Il est plus commode de laisser crever les mendiants que de laisser voler les voleurs, souviens-toi de ça. Et puis je crois que Bleunwenn les avait un peu asticotés et ils n’ont pas aimé ça. Sois prudente, ma princesse. Je ne veux pas qu’il t’arrive la même chose.
  • Géraud...
  • Oui, ma toute belle ?
  • Est-ce que Renart est au courant ?

 L’aubergiste soupira en passant la main sur son crâne dégarni.

  • Je n’ai pas revu Renart, ni même eu de nouvelles depuis trois ans. Peut-être le sait-il, peut-être pas. Si tu le retrouve, tu pourras le lui dire.
  • Il est peut-être mort, lui aussi.
  • Ysombre, tu es bien la mieux placée pour savoir que Renart est un gars solide, courageux et débrouillard.
  • Bleunwenn aussi l’était.
  • Bleunwenn n’a pas eu de chance. Ou peut-être a-t-elle oublié la prudence un moment. Nous ne le saurons jamais. Pas plus que nous ne pouvons deviner l’état de Renart. Pas la peine de se faire des nœuds au cerveau alors que nous ne pouvons rien y faire.

 C’était des paroles sages et Ysombre le savait, mais elle ne pouvait empêcher l’inquiétude de lui nouer les boyaux. C’est alors que Géraud fut pris d’une nouvelle quinte de toux rauque qui le laissa plié en deux et larmoyant.

  • Géraud ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
  • Un mauvais froid, rien d’autre, bougonna l’ancien brigand. Ne tarde pas trop pour descendre dîner.

 Il s’éloigna dans le couloir. Pas-de-lune le suivit des yeux. Il paraissait très vieux soudain. Elle secoua la tête et entra dans la chambrette qu’il lui avait procurée.

 Elle resta de longues heures à contempler le plafond, ou plutôt la charpente du vieux bâtiment. La pluie tapait toujours aux carreaux avec violence. La chandelle qui éclairait la pièce ne projetait qu’une mince clarté incapable de rivaliser avec la lumière crue des éclairs. Ysombre sortit le couteau de Bleunwenn de sa ceinture et le lança. La lame se ficha dans le bois de la porte. La voleuse roula sur son lit, attrapa son sac et le vida sans ménagement sur sa paillasse. L’inventaire de ses trésors fut vite fait : la bourse de d’Urfé, le livre d’Heures et les bijoux, quelques habits, ses chaînes, sa toupie en bois d'olivier, une corde et un grappin, sa gourde, son crochet, la lettre de Charles-Emmanuel. Elle la déplia et la relut pour la millième fois. Puis elle la lâcha et retomba sur son lit, caressant distraitement le pendentif en forme de lune tombé dans son corsage noir. Prise d’une idée soudaine, elle se releva, attrapa la lettre, la posa sur le livre et dégaina son poignard.

On doit pouvoir gratter ce parchemin.

 Elle se souvenait de la technique de Mathis pour réutiliser de vieux parchemins qui ne servaient plus. Normalement, on estompait le texte à l’acide, mais avec les moyens du bord... Elle mouilla le parchemin au contenu de sa gourde et commença à gratter avec la lame, centimètre par centimètre.

 La délicieuse odeur du souper attirait en masse les clients dans l’auberge du Cochon Dansant. Les effluves devaient se répandre dans toutes les rues jusqu’à la grande place et faire saliver même les macchabées du gibet. Ysombre était absolument incapable de résister et dévala les escaliers. Elle avait une faim monstrueuse. Le gérant semblait heureux de constater qu’elle avait retrouvé le sourire et lui indiqua une table bruyante où il restait une place malgré l’affluence. La voleuse le remercia d’un sourire et prit place entre un petit homme sec et barbu qui fumait une pipe nauséabonde et un bûcheron aussi musclé qu’un lutteur de foire, dont le rire manquait de renverser les pichets. Le vin coulait à flots. Ysombre aimait cette atmosphère riante et tapageuse. Elle plaisanta avec le bûcheron jusqu’à l’arrivée de la tambouille. Elle ne fut pas déçue : la cuisine de Géraud n’avait rien perdu de sa légendaire saveur. L’orage aidant, toute la ville paraissait affamée et le plat se vida rapidement, heureusement tout aussi vite remplacé par un autre.

 Repue, Ysombre vida encore un verre de vin et prit congé de la joyeuse assemblée. Elle ne trouva pas Géraud dans la cuisine. Claire, une serveuse, lui indiqua qu’il était dans la réserve. L’homme inspectait un tonneau de vin, visiblement percé, avec soin. Une autre des filles l’assistait.

  • Crévingtdieu, tout mon meilleur rouge ! fulminait l’aubergiste. Qu’y a-t-il ?
  • J’aurais besoin d’une plume et d’encre.

 Il se releva, s’appuyant avec peine sur le rebord du tonneau.

  • Tiens donc. Il y en a peut-être dans la chambre du magicien. Tu devrais lui demander.
  • Le magicien ?
  • Je ne sais pas son nom, on l’appelle comme ça à cause de sa tête. Le petit à lunettes et barbiche qui était à côté de toi. C’est un genre de savant, il doit avoir de quoi écrire. Tiens-moi ça, toi, dit-il en s’adressant à la jeune fille au visage couvert de taches de rousseur, la jeune Mathilde.

 Pas-de-lune battit en retraite. Le « magicien », toujours assis à table, ne parlait pas. Il n’avait rien bu depuis le début du repas, alors que les autres convives commençaient à vaciller. Enfin, il se leva et quitta la salle discrètement. Ysombre le suivit et l’aborda devant sa chambre.

  • Monsieur ?

 Il se retourna et la fixa. Ses yeux inquisiteurs brillaient derrière ses lunettes rondes.

  • C’est à quel sujet ? Vous aussi, vous allez me demander de transformer du plomb en or ? demanda-t-il avec mauvaise humeur. Adressez-vous au charlatan d’à côté.
  • Non, pas du tout. Je voudrais que vous me prêtiez une plume et un peu d’encre, si ce n’est pas trop demander.

 Surpris, l’homme retira ses lunettes et le replia d’un geste sec.

  • Vous savez écrire ?
  • Pas très bien, j’ai appris depuis peu, dans un prieuré. S’il vous plaît, c’est pour envoyer un message.
  • Oh, eh bien, voilà qui change tout. Bien sûr, j’ai tout ce qu’il faut.

 Il ouvrit la porte et dévoila un ahurissant bric-à-brac de feuilles de croquis, d’instruments scientifiques et de mesure qu’Ysombre échoua à identifier. Il traversa la pièce à petits pas rapides et souleva un lourd classeur, faisant tomber quelques feuilles au passage. Pas-de-lune en ramassa une. Le croquis représentait un croissant de lune, enrichi de détails irréguliers semblables à des cratères et de calculs compliqués. Le savant lui arracha la feuille des mains.

  • Merci. Bon sang, où ai-je mis cette estampe ? Ah, tenez, mon encrier est là. Tenez-moi ça, ajouta-t-il en lui fourrant dans les mains un outil allongé dont elle ne comprenait pas la fonction. Quel désordre ! Dites, posez ça là. Mais non, sur le tas de livres, là... Parfait. C’est intenable, j’ai à peine la place de dormir. Il faut que je trouve une auberge plus décente. Ah, voilà mes plumes. Il y en a tout un choix là-dedans. Pas forcément bien neuves, je l’admets. Rendez-les-moi avant demain.
  • Merci, monsieur...
  • Professeur Imaginus. Revenez tout à l’heure, j’ai une proposition à vous faire.
  • Très bien...

 Elle prit le matériel qu'il lui tendait et quitta la chambre tandis que le savant ronchonnait derrière elle. Elle disposa l'encrier sur le sol pour ne pas le renverser, choisit une plume, avec l'impression de ressusciter des gestes anciens. Il lui semblait que cela faisait une éternité qu'elle avait quitté le prieuré. Six jours seulement. Il ne lui restait plus beaucoup de temps. Elle n'avait qu'à espérer que la poste soit rapide, dans le coin. Elle reprit les gestes de Mathis, traça avec beaucoup d’application un message clair et bref :

Attends-moi quelques jours de plus.

Ysombre.

 Bien sûr, les lettres tracées à peu près n'avaient pas grand-chose à voir avec les jolies carolingiennes de Mathis ou d'Urfé, mais il lui suffisait qu'elles soient lisibles. Elle souffla sur le papier pour faire sécher l'encre. Elle roula le parchemin et noua par-dessus un lien de cuir, puis dessina une lune sur la jointure, en manière de reconnaissance. Puis elle glissa la missive dans sa poche et retourna chez Imaginus.

 Le savant observait des croquis abscons avec une telle concentration qu'il paraissait statufié. Ysombre hésita presque à l'appeler.

  • Professeur Imaginus ?

 Il gronda sourdement sans lever les yeux. Pas-de-lune sentit la moutarde lui monter au nez.

  • Professeur, je vous remercie pour votre matériel, je vous le rends, mais si c'est là la seule proposition que vous avez pour moi, ce n'était pas la peine de me faire revenir !

 Cette fois, il la fixa, les yeux écarquillés.

  • Oh, excusez-moi, Mlle Ysombre. Je ne vous avais pas vue. Ne vous énervez pas.

 Il rangeait ses dessins tout en lui parlant.

  • En fait, je voulais vous proposer de travailler avec moi. Pas longtemps, bien sûr, vous avez sans doute des choses à faire. Comme vous savez écrire et que vous me paraissez dégourdie, je pensais à un poste d'assistante. Je ne m'attends pas à des connaissances scientifiques poussées, je veux juste quelqu'un pour m'assister dans mes expériences et noter les résultats. Je me fais vieux...
  • Vous avez encore un joli coup de crayon, à ce que je vois.

 Elle lorgnait les dessins qui dépassaient de son maroquin. Le vieil homme eut un sourire presque attendri.

  • Oui... J'aime dessiner, et plus encore le résultat de mes expériences. Ici, ce sont les cratères de la Lune. Et là, une puce observée à la loupe. Vous voyez les poils sur les pattes avant ?
  • C'est vous qui avez fabriqué la loupe ?
  • Oui. Celles du commerce sont trop chères et trop peu précises. Alors vous acceptez mon offre ?
  • Ça dure combien de temps ?
  • Aussi longtemps que vous voudrez.

 C'était une occasion en or. Et en plus, elle pourrait garder un œil sur Géraud pendant un moment.

  • Ça marche. Je commence quand ?
  • Demain, à tierce ?
  • Parfait. Je serai prête.
  • A demain.

 Ysombre serra la main du vieux savant avec l'impression de démarrer une formation supplémentaire. Une formation scientifique cette fois. Elle regagna sa chambre toute légère. Dès qu'elle fut entrée, cette impression s'estompa. Une immense fatigue morale la submergea et elle s'écroula sur la paillasse.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0