6. Toupie en olivier

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 Surpris, l’inconnu se retourna, et du même geste donna une violente bourrade au frère bibliothécaire. La tête de François heurta durement la rambarde de granit. Mathis poussa un cri et se précipita au secours de son maître tandis que la voleuse se jetait sur l’homme au visage dissimulé dans sa large capuche. Il se défendit rapidement d’un coup de coude à la puissance impressionnante qui fit la reculer de deux pas. Constatant la force de son adversaire, elle joua sur la rapidité et plongea vers le sol, entaillant profondément au passage le mollet qui passait à sa portée. Le moine poussa un rugissement et lui donna un violent coup de pied qui la renvoya contre la rambarde. Sonnée, elle vit son adversaire s’enfuir par l’échelle du cimetière sans rien pouvoir faire. Elle se recroquevilla en gémissant, se tenant la tête entre les mains, puis se mit à genoux. François semblait à peu près dans le même état qu’elle, mais au moins il était vivant. Mathis l’avait adossé au rebord et lui parlait doucement. Quand il vit Ysombre ramper vers lui, ses yeux s’écarquillèrent.

  • Ysombre ! Tu es blessée ?

 Elle secoua la tête négativement, mais ce geste fit tourner le balcon autour d’elle et elle ferma les yeux pour calmer son malaise. Son ami s’approcha et posa une main sur son épaule valide. Elle leva vers lui des yeux fiévreux.

  • J’ai encore échoué, Mathis.
  • Non, la blessure que tu lui as faite nous permettra de l’identifier. Maintenant calme-toi. Tu as pris un sacré coup.

 Quand le monde cessa de tournoyer autour d’elle, Pas-de-lune se leva et s’approcha de François.

  • Comment va-t-il ?
  • Il s’en remettra, avec un peu de temps.
  • Il n’a pas encore repris conscience ?
  • Non. Va chercher Côme, si tu t’en sens capable bien sûr.
  • Ne t’inquiète pas.

 Elle descendit d’un pas mal assuré, mais retrouva vite son équilibre et galopa jusqu’à l’infirmerie. Frère Côme la suivit sans hésiter, accompagné de Jacques son assistant. A eux tous, ils purent transporter le blessé jusque dans un lit. Ysombre se retourna vers Mathis.

  • Et toi, tout va bien ?
  • Oui, je... Je n’ai rien fait. Quand je l’ai vu tomber, je n’ai rien pu faire d’autre. Je suis désolé, Ysombre, je n’ai pas ton sang-froid.
  • Tout va bien, Mathis. Vraiment. J’avais plus peur pour toi que pour François ou moi-même. Tu as fait le bon choix.
  • Et toi ?
  • Je m’en sortirai avec une belle bosse, voilà tout !

 Il sourit.

  • Tu as vécu bien pire.
  • C’est quand même pas un moine meurtrier super musclé qui va me faire peur !

 La cloche cristalline qui annonçait le repas des hôtes du prieuré tinta alors, séparant les deux enquêteurs. Mais quand Ysombre arriva devant le réfectoire, elle fut surprise par le groupe de pèlerins qui se tenait devant la porte, manifestement mécontents. Elle eut à peine le temps de les interroger sur les raisons de la fermeture du réfectoire quand un des cuisiniers vint leur ouvrir. Quelques hôtes grognèrent et elle finit par comprendre que les cuisines avaient près d'une heure de retard. Elle interrogea alors un des moines qui les servaient.

  • Dites-moi, que se passe-t-il exactement ?
  • Eh bien, Matthieu n'est pas venu superviser l’approvisionnement comme d'habitude, alors on a dû se débrouiller sans lui. Il est assez brutal et nous traite plutôt mal, mais il sait s'y prendre pour l'organisation.
  • Il n'est pas venu du tout ?

 Elle commença à s’inquiéter. Peut-être avait-il surpris le manège de Mathis ? Elle n'obtint pas de précision, mais après le repas, elle rejoignit son ami à l'infirmerie pour s'enquérir de l'état de François.


  • Tu n'as pas eu d'ennuis ? J'ai appris que Matthieu ne s'était pas présenté aux cuisines.
  • Ah ? Non, je ne l'ai pas croisé. Mais il faudra faire gaffe demain.
  • Bon, j'ai eu peur, c'est tout. Mais tu as eu de la chance.

Côme s’approcha d’eux.

  • Il est réveillé.

Les deux apprentis-enquêteurs se rendirent immédiatement à son chevet.

  • François !
  • Comment- te sens-tu ?

 Le moine était pâle, mais il souriait.

  • Ça va, mais désormais j’y réfléchirai à deux fois avant de marcher dans vos combines !

 Ysombre s’assit près de lui.

  • On a une info de plus, maintenant. Je l’ai blessé au mollet gauche.
  • Bien joué. De toute façon, je te faisais confiance.
  • Merci.

 Elle ferma les yeux, tentant d’imaginer un moyen de repérer le coupable dès le lendemain. Rassurer François devenait urgent. Mais seul Mathis pourrait assister à l’office du matin, où tous les moines seraient rassemblés. Peut-être pourrait-elle échapper encore une fois à la surveillance de frère Matthieu afin de le rejoindre... Ysombre se tourna vers son ami qui épongeait le front du bibliothécaire avec un linge humide.

  • Et maintenant ?
  • Maintenant on trouve cette ordure et on lui fait payer, siffla le novice entre ses dents.

 Ysombre ouvrit des yeux étonnés. Jamais elle n’avait vu Mathis, d’ordinaire si calme, dans cet état. Jacques, l’assistant de Côme, les rejoignit pour leur faire quitter le chevet du blessé. Elle obéit à regret.

  • Comment on s’y prend ? demanda-t-elle à Mathis dans le couloir.
  • Vu que tu ne peux pas entrer dans la chapelle, il faudrait que tu m’attendes à l’entrée. Comme ça, je l’aurais déjà repéré et on le suivra. Cache-toi bien.
  • Tu as oublié à qui tu t’adressais !

 Il éclata de rire et ils se séparèrent devant le dortoir d’Ysombre.

  • Gaffe en rentrant.
  • Bonne nuit.

 Elle referma la porte avec un grand sourire aux lèvres. Cette journée ne s’était pas déroulée tout à fait comme elle l’avait prévu, mais ç’aurait pu être pire. François vivait, et elle et Mathis disposaient d’un indice déterminant. L’épuisement la gagna brusquement et elle s’endormit aussitôt que sa tête toucha l’oreiller.

...

Elle a treize ans. Elle chante, assise sur une branche qui surplombe la rivière. Un garçon roux, à peu près de son âge, s’approche et s’installe sur une autre branche. Elle ne le voit pas. Soudain une voix masculine sort des fourrés.

  • Adeline ! Renart ! Où êtes-vous ?

Elle sursaute, se retourne. Le garçon sourit.

  • Par ici !

L’homme écarte les tiges du saule pleureur et découvre les deux enfants. C’est Henri la Cornemuse, un monte-en-l’air célèbre de leur bande.

  • Leçon quotidienne. On ne discute pas et on me suit.

Il les entraîne juste devant la grotte des bandits.

  • Adeline, montre-moi ce que tu sais faire.

La petite tire la langue.

  • Je m’appelle Pas-de-lune !

Henri ne sourit même pas. Il lui tend un crochet et un coffret à serrure.

  • Ouvre-moi ça.

Soudain sérieuse, elle prend les deux objets, glisse le crochet dans le petit trou, puis le manœuvre avec application, en tirant la langue. Le garçon l’observe d’un regard brûlant. Elle écoute, à l’affût du moindre cliquetis. La Cornemuse l’observe, impassible. Rien ne marche. Elle ne veut pas avoir à rendre le coffret à son maître en secouant la tête. Tout sauf une telle humiliation. Ne pas avouer son impuissance.

Pas devant Renart.

Elle ne comprend pas. D’habitude, elle manie très bien le crochet. Que se passe-t-il ? Il ne rencontre rien, comme si...

Une idée vient à la fillette. Elle esquisse enfin un sourire.

Comme si le coffre était déjà ouvert.

Elle enlève le crochet inutile, soulève la poignée et ouvre le coffret sans effort. Pour une fois, Henri la Cornemuse semble satisfait.

  • Le voleur est un magicien qu’on n’applaudit pas.

Encore un de ces proverbes poétiques et incompréhensibles qu’il affectionne. Dans le petit coffre, il y a une toupie en bois d’olivier.

  • Ne force jamais une porte ouverte.

Henri disparaît. L’enfant le suit des yeux. Renart fredonne l’air de la chanson. Elle chante avec lui et retourne à la rivière. Elle serre dans sa main la toupie de bois.

...

 Pas-de-lune se réveilla étrangement sereine. La douleur de son épaule, un peu ravivée par l’affrontement de la veille, s’était tue. Elle se leva et tira de sa poche une toupie d’enfant en olivier qu’elle fit tourner sur le secrétaire.

« Le voleur est un magicien qu’on n’applaudit pas. »

 Tout le long de la matinée se déroula sur un nuage. Jamais elle n’avait ressentie une telle sensation de légèreté. Un sourire béat flottait encore sur ses lèvres quand elle retrouva Mathis à leur point de rendez-vous habituel. Elle avait revêtu une robe de bure identique à celle des moines afin de passer inaperçue, le temps de rejoindre la chapelle. Son ami, lui, affichait un air de conspirateur.

  • Le seul qui boite, c’est frère Gauthier.

 Ysombre manifesta sa surprise. Gauthier lui avait paru un peu solitaire et bourru, mais somme toute sympathique, à la manière d’un vieil ours qui a tant vécu que plus rien ne l’émeut. Comme quoi, l’habit ne fait pas le moine ! Elle rit toute seule à sa plaisanterie silencieuse.

  • Tu en es sûr ?
  • Certain.
  • Bon...Il sort avant ou après toi ?
  • Après. Il ne se presse jamais.
  • Je serai prête.

  En effet, elle l’était. Elle battait même la semelle à l’entrée du cimetière. Morbleu ! Les messes duraient-elles toutes aussi longtemps ? C’était interminable ! Elle fourra ses mains dans les manches de sa robe de bure. Ses yeux noirs lançaient des éclairs vers le ciel. Soudain, ce ne fut pas Mathis, mais François qu’elle vit arriver, visiblement nerveux. La messe n’était pas terminée, que faisait-il là ?

  • François, que fais-tu là ? Tu ne devrais pas être à l’office ?
  • Ysombre... Je peux te parler ?
  • Euh...bien sûr.

 Le comportement de François ne lui paraissait pas normal. Pas inquiétant non plus, mais inhabituel.

  • Ysombre, je t’en prie, n’essaie pas d’affronter ce tueur. Tu y laisseras la vie.

 Elle esquissa un demi-sourire. François s’inquiétait pour elle, pas de quoi s’alarmer.

  • Ne t’en fais pas, c’est lui qui devrait s’inquiéter. Il goûtera à mon poignard...
  • Non, Ysombre, tu ne comprends pas. C’est trop dangereux, et je tiens trop à toi.

 Cette fois, elle haussa un sourcil. Le frère paraissait terriblement sérieux.

  • Que veux-tu dire ? Tu ne me fais pas confiance ?
  • Ysombre...

 On aurait dit qu’il cherchait à prononcer ce prénom le plus possible.

  • Je t’aime.

 Le cœur de la jeune femme rata un battement.

 « Non, ce n’est pas possible, tout mais pas ça ! »

 Elle ne se souvenait presque plus que le moine n’avait que deux ans de plus qu’elle. Elle ne l’avait jamais vu autrement que le client à qui elle revendait ses livres et, plus récemment, un professeur d’écriture sympathique. Elle l’appréciait beaucoup, ne voulait pas lui faire de peine, mais elle était certaine de ne pas l’aimer. Aussi répondit-elle avec prudence :

  • Mais, François...
  • Je suis moine, je sais. Mais si tu m’aimais, Ysombre, je serais au moins un moine heureux. Ils ne sauront pas, jamais.

Pas-de-lune se mordit la lèvre.

  • Tu es un ami précieux et j’ai beaucoup d’estime pour toi, mais je ne suis pas amoureuse de toi. Je suis navrée.

Le jeune religieux baissa la tête. Ses yeux noisette reflétaient une immense tristesse. Il s’en alla à pas courts, l’air affreusement malheureux. La voleuse le suivit des yeux, se retint de le rattraper, le consoler...Mais qu’aurait-elle pu dire ? Elle soupira et reprit son poste d’observation.

 Après une attente qui lui parut insupportable, elle entendit enfin la cloche sonner la fin de sexte. Elle repassa aussitôt en position d'attention maximale. Elle resta immobile, dissimulée derrière le muret, pour laisser passer le flot de moines en pleine méditation pieuse. Elle vit passer Mathis qui lui adressa un clin d’œil et se décala imperceptiblement dans sa direction. Quelques minutes après, presque tous les religieux avaient quitté la chapelle. Mathis lui indiqua du regard le frère Gauthier et les deux enquêteurs en herbe le suivirent discrètement. Dans le cas de Pas-de-lune en tout cas, car Mathis manquait d’expérience et il lui arrivait de faire craquer des graviers sous ses pas ou de bousculer des branches. Ysombre, de son côté, manifestait toute la discrétion qui lui avait valu son surnom. A peine si l'on voyait une ombre frôler les colonnes, et pas plus de bruit que les rayons de la lune. Cependant, le frère se retourna, comme s'il craignait qu'on ne le suive, et prit la fuite en courant. Un regard échangé avec son ami convainquit Ysombre de se lancer à sa poursuite. Elle fut vite dépassée par Mathis qui galopait à une vitesse impressionnante. Il dut l'attendre devant la porte de l'infirmerie, où elle arriva essoufflée, alors que lui ne paraissait nullement fatigué.

  • Tu cours bien. Je n'ai pas pu te rattraper.
  • Mais il a eu le temps d'entrer.
  • Côme n'est pas au courant ! Il faut le protéger !

 Elle se précipita à l'intérieur. Le frère infirmier les accueillit chaleureusement.

  • Bonjour, Ysombre. Tu ne devais pas retrouver le meurtrier ?
  • Où est Gauthier ?
  • Ah, il est derrière, en train de se faire soigner de son entorse. Mais si vous voulez une démonstration de mes soins contre la boiterie, demandez à Matthieu. Il est venu me voir hier pour une vilaine entaille au mollet, eh bien, il ne boite presque plus !

 La voleuse, ébahie, échangea un regard avec son complice. La même idée leur vint, le même mot jaillit de leurs lèvres au même instant :

  • Matthieu !

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