L'escorte

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Zephyr n'avait pas beaucoup pratiqué l'équitation. Il avait rarement l'occasion de sortir de Sil, et personne n'avait donc jugé utile d'insister pour qu'il acquière ce genre de compétence. En passant aux écuries, il s'était donc réservé un cheval de petite stature, connu pour sa placidité, de préférence aux grands étalons nerveux.

Le petit Kantu était un cheval aubère clair ; dans son mélange de poils blancs et roux, les blancs prenaient le dessus. Cette robe peu voyante était idéale pour ne pas se faire remarquer. Zephyr, un peu crispé par son manque de pratique, le laissait avancer tranquillement au pas dans les rues plates, et reprenait le contrôle avec attention dès que la pente était plus marquée.

Tout irait bien tant qu'on ne lui demanderait pas de sauter des obstacles au galop.

En dépassant la maison cossue de Mère Tatiaa, il fit pour la troisième fois le point sur son équipement.

Il avait pris des vêtements légers et pratiques, et gardé une lourde cape de fourrure dans son baluchon, pour s'y envelopper s'il devait passer une nuit au-dehors. Il avait sa ceinture "spéciale", celle à laquelle il pouvait accrocher le fourreau de son long et fin poignard - la seule arme avec laquelle il se sente en confiance. A côté du fourreau du poignard, logées les unes à côté des autres tout le long du cuir, se trouvaient des fioles préparées par Gralmee des années auparavant. Ces mixtures, destinées à l'aider dans toutes sortes de situations, en cas d'urgence, se présentaient habituellement sous forme liquide, mais Gralmee les avait exceptionnellement réduites en poudre, afin de permettre à Zephyr de les exploiter en usant de son propre Pouvoir.

L'un des valets du Palais lui avait enfin remis, à sa demande, de quoi allumer un feu, deux ou trois jours de provisions, une grosse gourde, et une carte de la région.

Bien sûr, il avait aussi une bourse bien remplie, pour le cas où il lui faudrait solliciter de l'aide, et un médaillon au cou, particulièrement important.


Pendant qu'il réunissait ses affaires, il avait régulièrement perçu le bourdonnement de la luciole, qui semblait ne plus vouloir le quitter. Elle s'agripait maintenant en bas de l'encolure du cheval, comme si elle voulait se donner l'impression de le diriger elle-même.

L'idée arracha un sourire amer à Zephyr, dont les pensées restaient tournées vers Gralmee et son destin funeste. Il avait appris à subir la mort de ses proches, avec plus ou moins de stoïcisme, mais il savait qu'il en resterait néanmoins marqué pendant de longues semaines.

Il se reprocha soudain de s'engager dans cette mission précipitée, alors qu'il aurait pu rester à veiller Gralmee. Mais c'était un peu tard pour changer d'avis - il s'était engagé à participer aux recherches, même si personne ne lui avait rien demandé. Il se dit que le convent des sorcières allait prendre soin de Gralmee, avec leurs rites bien particuliers, auxquels il ne connaissait rien. Il se serait peut-être encore moins senti à sa place en restant auprès d'elles.


Il avait déjà hâte de conclure cette poursuite des voleurs zagarites, qu'on les ramène au Temple et les fasse pendre, qu'Amethyste soit enfin désigné roi, avec son Pouvoir tout neuf et son sourire plein de morgue. Il voulait désormais plus que tout faire le point sur sa vie, sur ce royaume qu'il avait si peu aidé, et voir comment repartir de zéro.

Il accéléra l'allure de Kantu, et releva les yeux sur les maisons plus éparses qui l'entouraient. Il arrivait au bas du Sabot, dans ce quartier plutôt miséreux où l'on voyait plus de cahutes que de vraies maisons. Il approchait de la Porte, matérialisée par deux totems aux couleurs criardes, placés de chaque côté de la route. A cette distance, il devina déjà qu'il était le premier arrivé.

Il parcourut les environs du regard : à part un colporteur et son chariot à bras, et plus loin une paysanne fatiguée qui portait à la ville des paniers trop lourds d'où s'échappaient des caquettements de poule, il n'y avait aux alentours qu'un vieil homme à la tignasse et à la barbe blanche, qui se tenait au pied d'un des totems.


Il arrêta Kantu entre les totems, descendit du cheval en jetant un bref regard au vieil homme, et posa son baluchon à deux pas de là.

Il regarda en arrière : la rue qu'il avait descendue était vide.

"Sire ?" entendit-il derrière lui.

Il était toujours surpris qu'on le reconnaisse, encore plus avec ces vêtements plus destinés à une sortie champêtre qu'à des cérémonies officielles. Il se tourna vers le vieil homme avec un regard interrogateur.

"Sire, permettez-moi de me présenter : Talixan, vieil ami de Maître Fleurnoire, et chasseur d'expérience au service du Temple et du Palais."

Zephyr fronça les yeux, car il n'avait jamais entendu ce nom.

"Mon ami le Maître intendant m'a informé de ce qui s'est déroulé au petit matin, et de l'importance de cette mission. J'ai accepté de vous accompagner et, au besoin, Sire, vous guider dans la poursuite des voleurs du Pavillon des Formules. Je serai honoré de me mettre à votre service le temps de cette expédition."

Cette fois Zephyr n'en croyait pas ses oreilles. Comment Fleurnoir avait-il pu désigner pour l'accompagner un petit vieillard chétif qui tomberait à la première pichenette ? Il se retint de répondre pour ne pas insulter le vieillard. Il le détailla rapidement du regard. L'homme semblait âgé, mais ses gestes n'avaient pas la raideur et la lenteur des personnes paralysées par l'arthrite ou d'autres faiblesse habituelles de la vieillesse. Vêtu comme un chasseur, il portait aussi un sac à dos ajusté qui semblait bien léger, et un carquois à la taille. Zephyr nota alors l'arc petit et fin, posé au sol derrière l'homme.

"Talixan, dites-vous ?" se permit-il pour se donner le temps de réfléchir. Après tout, se dit-il, peut-être ce vieux chasseur a-t-il beaucoup parcouru la région, et saura-t-il nous guider au mieux sur les chemins à suivre. Ce n'était peut-être pas une mauvaise chose de l'intégrer à l'expédition.

"Oui, Sire, vous n'avez sans doute pas souvent entendu mon nom, car j'ai souvent été éloigné de Sil pour diverses missions. J'ai beaucoup parcouru le monde. Mais lorsqu'on m'en laisse l'opportunité, je chasse pour le Temple, ou je joue le messager entre deux tours du royaume. Je vous assure que Maître Fleurnoire est très satisfait de mes services, et je compte bien que vous le soyez aussi."

"Et bien, de toute façon, nous allons l'attendre, notre ami Fleurnoire." répondit Zephyr, un peu impatient. "Il devrait bientôt nous amener les gardes qu'il aura désigné pour cette expédition."

"Pardonnez, Sire, mais il m'a demandé de vous informer qu'il est retenu au Temple. Il ne pourra pas venir saluer votre départ."


Zephyr médita un court instant ces paroles.

"Espérons alors qu'il n'y aura rien à redire sur les compagnons qu'il nous aura désignés."

Il vit se dessiner une petite grimace désolée sur les rides du vieil homme.

"C'est que... Hmmm... Il n'a pas prévu d'escorte pour notre expédition, Sire. En fait, c'est moi qui lui ai demandé que nous soyons seuls."


Zephyr faillit s'étouffer.

"Mais... C'est impossible ! Jamais Fleurnoir ne ferait ça. Il ne m'enverrait pas à l'abattoir... Il m'a promis des gardes !"

"Sire, sire... je comprends votre inquiétude... Laissez-moi vous exposer mon avis. Si j'ai bien saisi ce que l'on m'a dit, notre mission consistera uniquement à repérer les malfaiteurs en fuite, et à signaler leur position. Nous n'aurons pas à les arrêter, une troupe nous rejoindra pour en prendre soin. De ce fait, il est préférable que nous restions aussi discrets que possible. Moins nous serons, mieux cela vaudra."

"Je... Je comprends votre point de vue. Mais... Est-ce que vraiment Fleurnoire m'enverrait à la poursuite d'une troupe de zagarites avec... Avec vous pour seule compagnie ?!"

Zephyr ne put retenir un rictus à la fois moqueur et désabusé.

Un silence gêné passa, que le vieil homme finit par rompre.

"Nous ne devrions pas tarder à nous mettre en route. Même si les malfrats sont sortis par cette Porte, ils ont une belle avance sur nous. Et dans ce cas, j'aimerais que l'on ne perde pas leur trace pendant la nuit."

Zephyr avait le profond sentiment qu'on se moquait de lui comme jamais auparavant.

Alors qu'il croyait s'être engagé dans une mission périlleuse, où pour la première fois il aurait l'occasion de faire preuve de vaillance au nom de son peuple, voilà qu'on l'affublait d'un vieillard miteux au regard d'illuminé, pour se lancer à la poursuite de toute une troupe de zagarites ? Des guerriers chevronnés prêts à tout ? Qui avaient déjà tué la Maîtresse Sorcière du Temple ?

Mais qu'avait donc en tête le Maître Intendant lorsqu'il avait désigné ce Talixan pour l'accompagner ?

Avait-il donc si peu foi en lui qu'il ne ferait même pas semblant de prendre au sérieux son engagement dans cette affaire ?

Zephyr interrompit là ses récriminations intérieures. Mais ce fut Bise qui enfonça le clou :

"Conviens-en : nous ne lui avons pas montré grand chose jusqu'ici. Comment pourrait-il imaginer que nous arrivions à retrouver ces zagarites, à les garder en vue jusqu'à ce qu'une troupe nous rejoigne ? Il n'était déjà pas convaincu que nous prenions la bonne direction."

"Mais... De là à nous laisser partir sans gardes ?" chouina Zephyr.


Il se retourna vers le petit vieux.

"Allez chercher votre monture, nous partons, puisque c'est ainsi que Fleurnoire l'a voulu. Tant pis pour lui si nous rebroussons chemin dès ce soir."

"Je n'ai pas de monture, Sire, je suis habitué à courir sur les routes. Menez votre cheval au trot, je vous accompagne."


Cette fois c'était clair : il avait à faire à un vieux fou.

Il plissa les yeux vers le petit homme. Il était anéanti par la honte et la déception que Fleurnoire se soit ainsi moqué de lui. Après ce qu'il avait vécu ces dernières 24 heures, il oscillait maintenant entre la nausée et les larmes.

Sa gorge se serra, et il parvint à murmurer:

"D'accord."

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