Repas amer

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Le fumet envoûtant de grillade et de graisse mêlées occultait tout dans l'esprit du jeune garçon. Trop occupé à désosser son poulet et à en retirer les petits morceaux savoureux, il écoutait à peine le vieux Fleurnoire à ses côtés.

Il ne pouvait ignorer ce bout de peau croustillante tout en nuances dorées, ce pilon tendre à point, cette goutte de graisse légèrement salée - qui aurait taché sa toge s'il ne l'avait pas promptement cueillie d'un coup de langue expert.

L'accueil de Mère Tatiaa ne décevait jamais. Dans sa petite salle, sous les grosses poutres ornées de luminons chaleureux, on mangeait des plats simples mais délicieux, préparés dans une cuisine que la maîtresse de maison menait comme un orchestre. Ses neveux et nièces exécutaient dans la bonne humeur une partition parfaite. Les uns surveillaient la cuisson ou ajustaient le dosage des aromates, les autres parcouraient la salle pour ramasser assiettes et verres vides, remettaient en place chaises et tables tout en balayant les restes égarés, tandis que les plus agiles circulaient à la ronde avec un plateau chargé des mets du jour (en l'occurrence une pyramide de coquelets juteux).

Le Maître Intendant pouvait toujours pérorer, assis à ses côtés, Zephyr se passait bien de réécouter ses éternels sermons.

"Zephyr, il est temps que tu te décides quant à la voie que tu vas suivre. Dans deux mois, tu ne seras plus roi. Tu perdras définitivement le peu qu'il te reste du Pouvoir du Vent, ton titre, et la plupart de tes privilèges. Quand ton successeur désigné recevra le nouveau Pouvoir et le titre qui l'accompagne, cela n'empêchera pas certains de te voir encore comme une épine qu'il leur reste dans le pied. Nous avons des domaines, à Bel-Tarna, à Bel-Tosz, à Derpa-Rouge. Je peux facilement t'octroyer une des demeures du royaume pour que tu t'y installes discrètement. Il te suffit de te décider. Ou dois-je le faire pour toi ? Je te rappelle qu'on ne peut pas attendre le Rite pour se décider. Il faut préparer ton départ."

Zephyr venait de retourner la carcasse de son poulet, et regardait autour de lui, un peu gêné, les mains bêtement en l'air, couvertes de graisse. Faute de serviette à sa portée, il décida de commencer par se lécher les doigts un à un.

Autour de lui, les tablées étaient de plus en plus animées, occupées par des représentants de toute la population de Sil, de pauvres hères qui dépensaient ici leurs gains du jour, comme des artisans fortunés qui se délassaient d'une journée harassante et lourde de chaleur. La plupart des repas étant bien avancés, les convives se lançaient dans des discussions sonores où le ton montait pour se faire entendre par-dessus les plaisanteries, les rires et les discussions plus franches.

Régulièrement, des passants s'arrêtaient pour jeter un oeil à travers la porte grande ouverte, jugeaient de l'avancement des repas déjà servis, et décidaient ou non de rejoindre le coin où les connaisseurs attendaient que Mère Tatiaa les place. Il fallait arriver tôt, car la Mère ne servait pas beaucoup de repas - des passants repartaient avec une grimace de dépit, soupirant en se demandant dans quelle autre maison ils pourraient trouver un plat aussi alléchant.

Le Rite. Tout le monde ne parlait plus que de ça. Et à vrai dire, Zephyr lui-même n'imaginait pas un instant manquer la cérémonie. Qu'il en soit la victime toute désignée n'y changeait rien. Le Rite n'avait pas été pratiqué depuis 200 ans, lorsque son arrière-arrière grand-oncle avait reçu le Pouvoir du Vent dans sa pleine puissance, et était devenu le Roi Typhon. Le souvenir n'en existait plus que dans les grimoires et les légendes des rues. Mais la ville gardait aussi la mémoire des fêtes qui accompagnent la cérémonie, et se préparait pour des festivités qui marqueraient à leur tour leur époque.

Les marchands amassaient les étoffes les plus belles qu'on ait vues dans les échoppes de la ville depuis plusieurs génération, les Quartiers rivalisaient dans la préparation des festivités. Partout, on érigeait des podiums pour les artistes qui se produiraient, on recrutait orchestres et jongleurs, magiciens à la petite semaine et dresseurs d'animaux.

Dans l'après-midi, Zephyr avait été impressionné lorsqu'il avait croisé le chemin d'une quinzaine d'hommes qui portaient un mât d'une longueur extraordinaire, d'un seul tenant, à travers les rues tortueuses de Sil. Le mât servirait sans doute de support à un spectacle pyrotechnique dans l'un des quartiers hauts de la ville, et l'on pouvait déjà imaginer l'ampleur de la gloire que ce quartier, ses artisans et ses commerçants allaient voir rejaillir sur eux pour plusieurs années.

Pour observer les manoeuvres de la troupe de gros bras, Zephyr s'était arrêté, puis assis sous un porche, appuyé contre un mur de vieilles pierres grises qui offrait une fraîcheur bienvenue. Accroupi, il jouait avec de petits cailloux du bout des doigts, les mains dans la poussière, tandis que les hommes aux larges carrures suaient et peinaient sous la charge. Deux d'entre eux tentaient d'organiser les déplacements et de synchroniser les efforts. Ce n'était pas simple : il fallait que la troupe progresse sans se retrouver coincée par le recoin d'une maison, et passe au-dessus d'une fontaine miséreuse sans l'arracher à son socle. Visiblement il était hors de question de poser le mât, impossible à soulever à nouveau de terre sans mobiliser toute une armée. Les hommes commençaient à peiner, les épaules en feu, les mains crispées et le torse ruisselant de sueur. Les bouches se tordaient sous l'effort, quelques-un fermaient les yeux comme pour puiser plus d'énergie aux tréfonds d'eux même.

Ressentant lui-même la pesanteur de cet après-midi torride, Zephyr avait déclenché spontanément une petite bise fraîche venue de nulle part.

L'apparition soudaine de ce vent bienvenu avait fait se rouvrir tous les yeux et béer les bouches haletantes des hommes fatigués. Plusieurs avaient tourné la tête à droite et à gauche, et les regards avaient finalement pointé vers lui, appuyés par des sourires mi-heureux, mi-moqueurs.

"Voilà du renfort !" avait-il entendu, "Notre Roi va soulever ce satané tronc et l'emmener par les airs place des Troies Roues !"

"Hourra ! Il va nous aplatir la route jusqu'en haut et dégager ces foutues bâtisses !" avait poursuivi une voix sonore.

"Allez petit, un effort !" reprenaient d'autres, mi railleurs mi rieurs, au milieu des exclamations. Le vent frais leur donnait un coup de fouet, mais leur progression restait toujours aussi lente en raison des manoeuvres à entreprendre. Zephyr était resté à les regarder pendant qu'ils accomplissaient, petit à petit, les mouvements qui leur feraient passer la fontaine puis le coin de la rue.

Les cris qui accompagnaient les efforts des porteurs, leurs railleries, leurs encouragement, disparurent quelques temps après, emportés par le petit vent qu'il avait déclenché.

Il avait joué encore un moment, emplissait sa main de la poussière de la rue, la jetait à hauteur de son visage, et lui faisait faire des tourbillons devant ses yeux, avant de la pousser au loin d'une rafale sèche.

Puis il avait relevé la tête. La rue s'était vidée des clameurs des porteurs et des curieux qui les suivaient. Il n'avait aucune idée d'où diriger ses pas. Avec une confusion qui cachait mal un malaise plus profond, lié à un immense sentiment d'inutilité, de honte à ne pouvoir répondre aux attentes des citoyens de son royaume, il avait repris sa balade aléatoire dans le quartier du Sabot.

Et voilà qu'après des années à subir moqueries et dédain, on lui proposait d'aller se cacher et se faire oublier. Effectuer une retraite discrète, à quinze ans seulement ? Pour son propre bien ? Sans avoir eu la chance de montrer ce qu'il pouvait faire ?

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