Chapitre 55

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— Tu sais où on va, au moins ?

— Bien sûr ! s’exclama Ruben. J’ai regardé le chemin sur Google Maps et je l’ai appris par coeur. C’est pas compliqué, t’inquiète pas !

« T’inquiète pas », la phrase la plus inutile du monde… Elle faisait toujours l’effet inverse que celui recherché, et le stress d’Alec ne faisait que grandir, parce qu’il avait l’impression d’être entraîné dans un plan foireux.

Il avait du mal à suivre Ruben, il marchait trop vite pour lui.

— T’es sûr qu’on va pas se faire cramer ?

— Mais nan, arrête d’être parano ! Et t’as fini de mater mon cul ?

— Mais c’est pas de ma faute, c’est ton cul qui arrête pas de bouger !

Alec se rendit compte qu’il était en train de parler beaucoup trop fort, et il mit sa main devant sa bouche en ouvrant grand les yeux, terriblement honteux de ce qu’il venait de dire. Des passants le dévisagèrent.

Et là, après avoir tourné et traversé une rue, il aperçut au loin le lieu où ils allaient passer une partie de leur après-midi. Ruben ne lui avait rien dit, mais ça n’avait pas empêché Alec de comprendre dès qu’il l’avait vu…

— Un Mcdo ? T’es sérieux là ?

— Bah ouais, c’est trop bon !

— Tu m’avais vendu du rêve et tu m’emmènes au Mcdo !

— Tu diras pas ça quand t'auras les nuggets devant toi.

Les fossettes d’Alec se creusèrent, il regarda Ruben malicieusement.

Ruben poussa la porte du « restaurant » et entra. Alec faillit se la prendre dans la gueule et eut un réflexe des mains assez bizarre.

— Bah alors, on me tient pas la porte ?

Ruben souffla du nez.

— Tu t’es pris pour une princesse ?

— Nan, juste pour quelqu'un qui se fait galamment inviter.

— J’te paye le Mcdo, ça te suffit pas ? Et puis ça veut dire quoi, galamment ?

Alec plissa les yeux et fronça les sourcils. Il ignora complètement la deuxième question, trop concentré sur ce que Ruben avait dit juste avant.

— Comment ça, tu me payes ? Tu sais que j’ai pris de l’argent ?

Et Ruben se mit à hausser les épaules.

— Tant mieux pour toi, mais tu sortiras pas le moindre euro aujourd’hui.

Il commença à s’avancer d'un pas rapide vers la caisse pour passer la commande. Il était 11h30, il n’y avait pas encore beaucoup de monde. Alec le rattrapa et posa sa main sur son épaule.

— J’crois que y a un très gros malentendu. On paye chacun notre part, pas de discussion.

Le Portugais secoua la tête.

— J'm'en fous de ton avis. Et si t'es pas content, la porte est juste à côté.

Il se retourna et pointa la sortie du doigt.

Alec prit une grande inspiration. Il savait qu'il ne gagnerait pas cette bataille, Ruben était beaucoup trop fort pour lui. Quand ce mec se mettait un truc en tête, c'était impossible de le lui retirer.

— Tu me soûles, se contenta-t-il de dire.

— Je prendrais pas grand chose, ça sera pas cher !

— C’est d’accord, mais tu me jures que tu commandes pas beaucoup ?

— Promis, juré ! Va nous trouver une table en attendant, comme ça on gagne du temps !

Alec se mit à sourire doucement, puis s’éloigna de lui pour réserver des places.

Il n’eut pas de mal à en trouver, puisque la salle était à moitié vide. Il s’assit alors sur une banquette, parce que c’était mille fois plus confortable que ces chaises bancales qui manquaient souvent de céder sous le poids des gens.

En attendant, il sortit son portable pour envoyer quelques messages à ses potes, et pour annuler à la dernière minute la partie de foot qu’il avait prévue avec eux.

Il vit qu'il avait reçu un message de Matthieu :

« T’es avec lui ? »

Ses sourcils firent un bond, il tapota rapidement sur son écran, tout excité.

« Ouais et c’est trop bien ! »

« Je suis content pour toi bitch :) »

« Tu m’en veux pas pour la dernière fois ? Je sais que j’y suis peut-être allé un peu fort… »

« Mais non pas du tout ;) On en reparlera lundi, si tu veux »

« Pas de souci, et puis je te raconterais comment ça s’est passé avec Ruben aujourd’hui ! »

À ce moment-là, Ruben arriva, un plateau rempli de bouffe. Alec rangea son téléphone, et ses yeux s’écarquillèrent quand il vit ce que Ruben avait commandé : il y avait des tas de boîtes, des nuggets, des frites, des burgers, des boissons, des glaces…

— J’espère que t’as faim, parce que j’ai commandé plein de choses !

— Mais t’es sérieux ? Tu m’avais juré…

— Ouais bah j’ai changé d’avis. J’ai dépensé 35 balles, j’ai jamais mis autant dans un Mcdo de toute ma vie ! Bon app’ !

***

— Tiens, mange ça, c’est super bon avec la Creamy Deluxe !

— Nan mais c'est trop, là...

— Je te demandais pas ton avis.

Alec prit le nugget à contrecoeur, mais ça ne le dérangeait pas non plus : il était terriblement tentant, ce petit connard de nugget. Et Alec était persuadé qu'il était en train de le supplier d'être mangé. Il le trempa alors dans la sauce et planta ses dents dans la viande reconstituée.

— Oh merde, j’m’en suis mis partout sur les mains…

— C’est pas grave, répondit Ruben avec un doux sourire.

— Nan mais tu vas me prendre pour un gros dégueulasse alors que…

— Ta gueule. On est pas au resto ici, l'important c'est que t'aimes.

Alec le fixa, un peu surpris. Il ne finirait jamais d'être surpris... Il comprit qu’il n’avait pas encore tout découvert de Ruben, et qu’il ne le connaitrait sûrement jamais complètement.

Les yeux d’Alec pétillaient pendant qu’il mangeait. Il n'avait jamais pris autant de plaisir avec de la malbouffe. Et puis Ruben avait raison : ce n’était pas si mal de s’empiffrer au Mcdo, parce qu’avec un restaurant trois étoiles, il aurait sûrement eu encore faim en sortant.

— Comment t’as fait pour payer tout ça ?

— Mes parents font un virement de 50 balles chaque début de mois pour que j’mange, mais là j’ai décidé de laisser de côté pour te payer ça. J’préfère offrir des trucs aux gens plutôt que de dépenser mon argent pour moi.

— T’as vraiment un grand coeur, mon p’tit Portugais.

Ruben se mit à sourire malicieusement, une lueur passa dans son regard.

— Et j’ai aussi une grande…

— Bouche ?

— Ouais, c’est pratique pour croquer dans les grands burgers !

— C’est vrai ! acquiesça Alec, la bouche pleine.

Ils se mirent à rigoler tous les deux.

Le repas se termina tranquillement, ils continuèrent de discuter et de rigoler fort. Alec se sentait bien avec Ruben, il avait l’impression qu’il était capable de faire des choses qu’il n’aurait jamais pu faire avec d’autres gens. Ce n’était pas grand chose : juste le fait de parler fort, la bouche pleine, et d’oublier que les gens d’à côté le dévisageaient, de discuter de tout sans avoir peur de la réaction de l’autre… Ça semblait peut-être anodin, mais sa timidité l’avait toujours empêché d’agir librement.

Ce mec avait un pouvoir sur lui.

Après le repas, ils débarrassèrent leur plateau et sortirent du Mcdo, le ventre bien rempli. Alec se sentait super bien, il avait l’impression d’avoir des ailes, même s’il ne pourrait pas voler bien loin avec tout ce qu’il venait d’avaler.

— On fait quoi, maintenant ?

— On a qu’à aller au ciné !

Alec écarquilla les yeux.

— Hein ? Tu penses pas que t’as déjà assez dépensé ?

Ruben haussa un sourcil et lui jeta un regard amusé.

— Il me reste assez de thune pour me payer un ticket, et t’en a pour te payer le tien, nan ?

— Euh oui… Je crois…

— Bah on y va !

Alec ne comprenait rien du tout à ce qui était en train de se passer, mais il suivit quand même Ruben. Il y avait plein de cinés dans la rue d’en face, ils entrèrent dans le premier qu’ils trouvèrent.

L’intérieur était sympa, le sol était tapissé et l’accueil était immense, avec un grand couloir, des bornes de commande, des caisses avec des machines à pop-corn, des frigos énormes et des grands ours en peluche.

— On regarde quoi ? lança Alec.

— Comme tu veux, j’aime vraiment de tout !

— Un film d’action ?

— J’aime pas.

Alec fronça les sourcils et le regarda.

— Une film d’humour ?

— J’aime pas.

— Un film de Xavier Dolan ?

— C’est qui ?

— Un mec hyper connu qui fait des…

— J’aime pas.

— Un film d’amour complètement cliché ?

Le visage de Ruben s’éclaira d’un seul coup.

— Oh oui, mon rêve ! Grouille-toi avant que y ait plus de places !

— Mais t’es pas logique, tout à l’heure tu m’as dit que les…

Il n’attendit pas qu’Alec ait fini sa phrase et prit sa main pour le tirer en direction des guichets. Et comme il s’y attendait, la salle était quasiment vide. Ruben mit cinq minutes à choisir les places, alors qu’elles étaient presque toutes libres.

— Celles-là ! fit-il en pointant du doigt l’écran qui lui montrait le caissier.

— Mais on va rien voir si on est tout au fond !

— Ta gueule. Sors ton argent, on va payer.

Alec s’exécuta sans poser de question. Il avait compris que ça ne servait à rien d’essayer de négocier avec Ruben. Et puis ça lui faisait trop plaisir de voir que son futur mec faisait tout pour que la journée soit parfaite.

Ils prirent donc les tickets et se rendirent dans la salle de cinéma.

Quand ils arrivèrent, les lumières étaient déjà éteintes, la publicité était en train d’être diffusée à l’écran. Ils prirent place tout au fond de la salle, dans un coin.

— Pourquoi t’as pris ces sièges-là ?

Le visage de Ruben était à moitié éclairé par la lumière de l’écran, il crut distinguer une lueur passer dans ses yeux. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire.

— Pour pouvoir faire ça.

Il déposa un baiser furtif sur ses lèvres. Les fossettes d’Alec se creusèrent et son nez se retroussa. Il avait compris où Ruben voulait en venir…

— J’espère que ceux que tu me feras pendant le film seront plus longs.

Ruben le regarda avec un air amusé, ses yeux n’avaient jamais été aussi pétillants. Ils ne semblaient plus noirs comme avant, mais beaucoup plus clair, un peu comme du miel.

— T’inquiète pas pour ça, mon bébé.

Il avait prononcé un peu plus fort ces deux derniers mots, et un grand sourire s’était dessiné sur ses lèvres tremblantes, dévoilant ses dents blanches.

— Donc ça y est, on est ensemble ?

— Je sais pas… C’est à toi de me faire la demande !

— Bah… euh… Je sais pas trop quoi dire…

Ruben posa son doigt sur la bouche d’Alec pour le faire taire.

— Si tu sais pas quoi dire, c’est que c’est pas le moment. Tu le feras quand tu le sentiras.

— Merci…

Ils s’assirent sur les sièges, qui grincèrent affreusement sous leur poids. Alec mit son bras sur l’accoudoir, et la main de Ruben ne tarda pas à se poser sur la sienne. Un frisson parcourut son corps tout entier, il avait l’impression de perdre le contrôle, il était comme dans un rêve, il ne sentait plus rien autour de lui, juste le contact entre leurs peaux brûlantes.

La publicité passa et le film commença. Personne ne les voyait, tout le monde avait les yeux rivés vers l’écran, sauf Ruben qui n’arrêtait pas de le fixer du coin du regard. Alec essayait de se concentrer sur le film, mais il n’arrivait pas à détacher son attention de son portugais…

Et finalement, il décrocha son attention de l’écran, pour la porter sur Ruben. Leurs visages se rapprochèrent à nouveau pour s’unir… Les lèvres de Ruben semblaient encore plus douces que d’habitude, sa peau n’avait jamais été aussi chaude.

Il se croyait dans un rêve, tout ça n’était pas possible…

Non, même ses rêves n’avaient jamais été aussi beaux, Ruben l’emmenait où il voulait, et là, il avait l’impression de se sentir au paradis.

Pourtant, ce n’était qu’une salle de ciné avec des sièges qui grinçaient, ce n’était que deux garçons trop imparfaits qui s’embrassaient maladroitement. Mais pour Alec, le spectacle qui avait lieu en ce moment, dans ce petit coin de salle, était plus beau que tous les films du monde…

Leurs lèvres se séparèrent en un bruit sourd. Le temps était suspendu, il ne se passait plus rien, leurs regards s’entremêlaient, leurs pupilles étaient dilatées.

Et sans réfléchir, pris par la magie du moment, Alec souffla :

— Du coup… Est-ce que tu veux sortir avec moi…?

— Bien sûr que oui…

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