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Avec la nuit, le froid se fit plus mordant. Malgré la protection de la cabane, Acide le sentit gagner ses os. Elle s’emmitoufla dans les peaux qui constituaient sa couche et attendit. S'impatienta. Le temps était écoulé, elle pouvait le jurer. Quand enfin on vint la chercher, elle se leva d'un bond.

— Igvarde, tu es attendue par le conseil de la vallée, lui dit une femme dont l’accent trahissait les origines.

Acide lui sourit pour toute réponse, elle se sentait prête à affronter la suite. La jeune femme installa un drap en travers de la cabane et poussa à l’intérieur, jusque contre le mur, une sorte de brouette surmontée d’un fauteuil dont le siège était percé d’un rond explicite. L’igvarde ne refusa pas cette proposition bienvenue.

L’étrangère la laissa seule un moment, puis revint les bras chargés de vêtement qu’elle déposa sur la couche. Elle expliqua par geste que l’espionne devait se changer. La brouette vite repoussée dehors, la montagnarde aida l’igvarde. Acide se rendit compte à quel point ses vêtements avaient pris l’humidité.

La Mediyin sentit le regard de la jeune femme sur elle tandis qu’elle quittait son manteau et les couches successives dont elle s’était vêtue la veille. Elle se fit la réflexion qu’un brin de toilette ne serait pas du luxe, mais elle préféra vite enfiler les lainages et le manteau de fourrure. Des vêtments et des drapés de belle qualité remplacèrent avantageusement son uniforme. La jeune femme sourit de nouveau et l’aida à fermer son manteau, elle lui vissa une chapka sur la tête en hochant d’un air satisfait, puis lui fit enfiler des moufles épaisses.

L’espionne souffla d’un air contrit, la fourrure épaisse de son manteau ne lui permettait plus de plier les bras. Avec les moufles, elle ne pourrait rien prendre en main.

— Il va faire du vent, beaucoup, cette nuit. Tu devras marcher un peu, lui dit-elle en guise d’explication.

— J’ai dormi un moment tout à l’heure alors ça devrait aller.

Elle sortit de la cabane à la suite de son habilleuse

— Il y en a pour longtemps, je veux dire, pour la cérémonie ?

— ça dépend de toi, mais je crois que non. Tu es déjà très prête.

Acide n’eut pas le loisir de l’interroger sur le sens de cette remarque. De Virius se tenait dehors et les attendait. Le vent soufflait en effet par bourrasques assez violentes et soulevait la neige, empêchant de voir à plus de quelques mètres.

Le Baron lui attacha une corde à la taille :

— C’est pour ne pas te perdre, Espionne. Ce serait dommage que tu aies fait tout ce chemin pour t’égarer et mourir congelée dans la nuit.

Il avait parlé plus fort, à cause du vent, Acide ne répondit rien. Quand il tira sur la corde, elle le suivit sans broncher. La jeune femme ne les accompagna pas.

Ils marchèrent cinq cents mètres, Acide distingua quelques constructions de chaque côté, relativement espacées les unes des autres, il devait aussi y avoir des animaux car elle entendit plusieurs fois aboyer et meugler. Tous deux entrèrent enfin dans une construction de bois après une volée de marches bancales. À l‘intérieur régnait une ambiance chaleureuse et tamisée. De Virius fit signe à l’igvarde de se déshabiller et lui-même retira plusieurs couches de lainage en plus de son manteau. Ils posèrent tout sur un tas déjà constitué, dans une sorte de vestibule. Ils pénétrèrent ensuite dans une pièce rectangulaire autour de laquelle étaient installées une douzaine de personnes, assises sur d’épaisses fourrures et des coussins. Des tables basses disposées régulièrement autour de la pièce supportaient des carafes et des verres en étain.

L’Igvarde prit place dans le cercle. Elle se sentait étrangement nauséeuse. Le Baron se positionna à ses cotés. Un peu trop près à son goût, mais elle n’osa pas broncher, circonspecte. Le groupe était constitué d’hommes et de femmes d’âges mûrs ou avancés. Acide cru reconnaître le visage de la jeune femme qui l’avait piquée. Elle se tenait assise un peu en retrait du reste du groupe.

Une des femmes âgées se dressa sur les genoux et prit la parole. Elle parla dans son dialecte, une sorte de patois sicréen, et de Virius traduisit au fur et à mesure à mi-voix.

— Soit la bienvenue au sein du Conseil de la Vallée, étrangère. Nous sommes impatients de discuter avec toi et d’en apprendre plus sur ton histoire et sur tes intentions à l’égard de notre peuple.

Tous les regards étaient tournés vers elle, Acide se sentit intimidée et nerveuse. Elle hocha la tête et répondit en sicréen, d’une voix mal assurée.

— Je comprends. Un peu.

De Virius poussa un discret soupir de soulagement. La femme reprit la parole. Le baron traduisit tout de même.

— Bien, alors dit nous qui tu es, pour commencer.

— Je m’appelle Tamara Munkhtsetseg, dit Acide.

Elle se rendit compte après coup qu’elle avait parlé.

— Euh… je n’avais pas l’intention de dire ça. Mon nom de code est Acide et presque tout le monde m’appelle de la sorte. C’est devenu mon surnom, en quelques sortes. Nous autres Igvards n’avons pas réellement de vie privée, nous sommes le rôle que l’Empereur nous donne.

Acide plaqua sa main sur sa bouche et fit un effort de concentration pour arrêter de parler. Elle roula des yeux inquiets en direction du Baron de Virius et se sentit mal.

Il y eut un mouvement au fond de la salle, on parla un peu trop vite pour qu’elle comprenne. Une autre femme s’était dressée sur les genoux pour prendre la parole et interpeller de Virius. Il répondit quelque chose qu’Acide ne comprit pas. Il y eut un petit brouhaha dans la salle. Enfin la femme du début se dressa pour parler de nouveau, dans un sicréen hésitant.

— Tamara Acide, nous sommes désolés que Yvan ne t’ait pas correctement préparée pour cette audition. Ne prends pas peur, tu as bu un produit qui doit t’aider à dire la vérité, dans ta soupe. Mais il en avait sans doute bien trop. Nous avons décidé de continuer l’entretien tout de même. Es-tu prête à dire la vérité ?

— Oui, répondit Acide dans leur langue. Je ne parle pas autant normalement.

Elle grimaça. Son interlocutrice sourit et s’assit en lui faisant signe de continuer. Tamara reprit dans sa langue maternelle sans se préoccuper de qui comprendrait ou non.

— Je suis Mediyin. Cela veut dire que je suis agent d’information. Je travaille pour l’Empereur et je ne prends mes ordres que de lui. Je suis spécialisée dans l’interrogatoire des prisonniers ainsi que dans les relations avec les étrangers en général. Et je dois ajouter que si j’avais eu connaissance de votre potion de vérité bien plus tôt ça m’aurait grandement facilité la vie.

L’igvarde eut envie d’avaler sa langue, de trouver un moyen de serrer sa mâchoire pour arrêter de parler. Répondre la vérité, d’accord, mais éviter de tout dire comme ça d’une traite serait mieux. Elle parvint à taire l’importance de son grade et sa position en haut de la hiérarchie diplomatique. De Virius traduisit. Comme il cherchait un peu ses mots Elle parvint à le comprendre. Il avait été fidèle à ses paroles.

— Quelles informations as-tu à notre sujet ? lui demanda-t-on sur la droite.

Acide se dressa sur les genoux, sa tête était très douloureuse et lui sembla bien trop lourde mais elle s’efforça de le cacher. Elle jugea qu’il n’y avait pas de danger particulier à répondre à cette question aussi ne résista-t-elle plus et débita tout d’une traite :

— Je sais que vous venez du nord du nord du nord de l’ancien Empire Sicre, que votre territoire en faisait partie, il y a plusieurs siècles. Je sais que vous étiez les vassaux du Marquis de Austhal de l’époque. Que depuis que les régions septentrionales de l’Empire Sicre ont été conquises par les armées igvardes, vous aviez perdus le contact. Je sais qu’Alexander est l’héritier du titre et des terres de cet ancêtre, qu’il croit en un texte qu’il a trouvé, dans un ouvrage ancien qu’il possédait. Je sais qu’il y a dix ans, il a quitté son royaume dans l‘espoir fou de vous retrouver et que conformément à ce qu’il dit avoir compris de ce texte, votre retour parmi les sujets du Roi descendant de Sicre devait mettre un terme à la guerre. Je sais qu’il vous a trouvés, aussi dingue que ça puisse paraître. Je comprends maintenant qu’il est parvenu à vous convaincre, au moins pour un certain nombre, de revenir avec lui. Je sais que vous êtes physiquement bien plus forts et bien plus endurants que tous les peuples connus. Je sais également que quel que soit votre nombre, vous n’auriez fait aucune différence dans la guerre qui nous a opposés et que ce projet est vain, car le temps a passé et nous ne sommes déjà plus en guerre même si aucun traité de paix n’a encore été signé.

L’espionne se laissa choir sur un coussin derrière elle, sa tête tournait et elle ne sentait plus trop sa mâchoire inférieure. Elle ferma les yeux et laissa de Virius traduire.

Après un moment, la grosse main du sicréen la tira par l’épaule pour la faire se redresser, elle comprit en clignant des yeux que les questions allaient reprendre.

— Qu’est-ce que ton empereur sait de tout cela ? Questionna une voix grave et rocailleuse,

Tamara voulut se rebeller contre cette question, mais elle se mit à parler malgré elle.

— Il sait tout ce que je sais jusqu’avant le départ d’Alexander et de sa troupe, quand j’ai décidé de les libérer. Il sait qu’il y a récemment eu des mouvements suspects au Nord et que je suis allée voir.

— Vous avez fait surveiller les cimes du nord pour nous faire prisonniers, ou nous décimer à notre retour ? Questionna de Virius avec beaucoup d’agressivité dans la voix.

— J’ai fait surveiller le retour d’Alexander pour le protéger de Khaluun, répondit Acide en se tenant la tête, mais pas pour vous tuer, quelle idée... Je ne veux plus répondre. S’il vous plait, faites arrêter ça maintenant, ma tête va exploser ou bien je vais finir par rendre ma soupe sur les coussins…

— Qu’avez-vous à ajouter au sujet d’Alexander de Austhal ? Lui demanda-t-on sans lui laisser de répit.

De nouveau la poigne du baron la força à se redresser, elle se laissa faire et comme elle ne montrait pas de volonté de se tenir droite par elle-même, il maintint fermement sa prise. Elle garda les yeux fermés pour répondre.

— Avant de partir, il exerçait comme percepteur du trésor, haut fonctionnaire du Royaume de Ninnberg. Pendant qu’il était dans nos geôles, sa disparition a fait des remous dans le Royaume, la plupart de ses biens ont été confisqués. Il a été accusé de désertion. Il a abandonné ses enfants à une personne de confiance pour se jeter dans cette quête folle, avec son épouse qui plus est. Il est le sicréen le plus têtu, le plus fou et le plus noble que je connaisse.

Il n’était pas question d’en dire plus, Acide n’en pouvait plus, elle se laissa complètement glisser contre de Virius qui la maintenait plus ou moins droite.

— Encore un petit effort, Igvarde, lui dit-on sans douceur. Qui est Khaluun ?

— Khaluun… C’est l’un de nos généraux. Il était un proche de Bodhan et l’a trahi pour différentes raisons à la fois politiques et personnelles. Il a emmené avec lui plusieurs légions de notre armée. Nous le surveillons de loin mais nous ne savons pas grand-chose de ses projets réels. Et je ne peux pas aller enquêter moi-même, parce qu’il me connaît depuis toujours. Il a lu les textes qui parlent de vous et d’Alexander, il croit qu’ils contiennent une prophétie...

Acide toussa, ses nausées s’aggravaient au point qu’elle se couvrit la bouche de la main en gémissant. De Virius prit son pouls pensant qu’elle allait perdre connaissance. L’espionne demeura très pâle pendant quelques minutes et tous attendirent en silence qu’elle reprenne un peu des couleurs. Quand la crise fut passée, on fit signe à De Virius de continuer les questions.

— Maintenant, dis-nous ce que tu comptes faire.

L’igvarde soupira et secoua la tête mais le baron la tenait fermement. Il resserra sa prise sur son épaule et la douleur l’aida à retrouver ses esprits.

— Il faut que je retourne auprès de Bodhan pour tout lui raconter. Je ferai ce qu’il jugera bon de décider ensuite.

— Ne vas-tu pas le conseiller ? Que lui diras-tu ?

— Si, bien sûr. Je lui dirai tout ce que je sais et que vous m’avez questionnée. Je lui dirai qu’Alexander est un inconscient et qu’il peut perdre la vie dès qu’on saura qui il est vraiment. Que vous avez été fous de le suivre et que vous devez retourner d’où vous venez et l’emmener avec vous, ça sera plus simple pour tout le monde.

— Que se passera-t-il si nous voulons rejoindre la terre de descendants de Sicre ?

— Je ne sais pas. Enfin je me doute, mais je ne veux pas vous répondre. Il faut que vous cessiez de m’interroger. Je pense que vous n’avez pas besoin d’en savoir plus.

Acide se sentit défaillir, elle se fit la réflexion que plus elle évitait de parler plus elle se sentait mal. La tentation fut grande de céder, et de Virius la tenait serrée contre lui, elle n’avait pas la force de se dégager de son étreinte. L’igvarde respira profondément. Elle ne se sentait même plus la force de tenir sa tête, qu’elle laissa glisser complètement contre le sicréen. Le géant se redressa un peu pour la soutenir plus aisément et passa un bras autour d’elle en maugréant.

Le répit fut de courte durée, une voix d’homme, chargée d’amertume, fusa de l’autre bout de la pièce.

— Depuis tout à l’heure vous évitez de nous dire quelque chose.

— Non.

Acide ouvrit les yeux mais décida de les refermer vite car la pièce tournait toujours plus fort. Elle sentit qu’elle perdait l’équilibre, rejeta sa tête en arrière et buta sur le torse du Baron.

Le sicréen lui murmura à l’oreille :

— Parles, Mediyin. Si tu ne parles pas, je te donnerai une autre dose et après avoir finalement révélé tout ce que tu sais, tu sombreras inconsciente et tu mourras. Je me chargerai moi-même d’ensevelir ta dépouille afin qu’on ne la retrouve jamais.

Acide soupira, mais elle obéit. Elle ne savait plus ce qu’elle essayait de cacher ni même si elle avait essayé un seul instant.

— Vous êtes en danger ici, les rebelles de Khaluun sont installés dans les montagnes à l’ouest de votre position. S’ils vous trouvent... Ce sont des fous sanguinaires, des sadiques. Ils sont complètement drogués et embrigadés par leur chef. Ils se croient les envoyés d’un héros ancien devenu un héro. Ils disent qu’ils ont pour mission sacrée de rétablir la grandeur de l’Empire. Vous pourriez leur tenir tête s’ils n’étaient si nombreux et armés jusqu’aux dents d’armes à feu à répétition. Bodhan envisagera de lancer une offensive pour les déloger. Si cette décision n’a pas déjà été prise, elle le sera bientôt. Quand les chiens fous de Khaluun battront en retraite, ils vous trouveront dans le passage et vous exterminerons tous jusqu’au dernier. Ils ne font pas de prisonniers. Et si c’est l’armée de Bodhan qui vous trouve en premier, nous pouvons dire adieu à toutes négociations de paix avec le Ninnberg.

— Pourquoi est-ce un secret que vous ne deviez pas nous divulguer ?

— Bodhan veut les prendre par surprise, il m’a interdit d’en parler à quiconque. Mais… Enfin lui m’envoie vous retrouver, il veut que je vous protège. Il me veut me forcer la main et me voilà dans une situation compliquée vis-à-vis de l’Empereur.

— Qui lui, l’Empereur Bodhan ?

— Magraaf... Alexander... Quel que soit le nom que vous voudrez lui donner. En venant, je voulais savoir qui vous étiez et peut-être réussir à vous faire retourner chez vous. Démontez vos maisons et sauvez-vous tant que c’est encore possible. Et si Magraaf parle de vous et que vous mourrez ensuite ici, alors c’en est fini des négociations de paix. Si Magraaf meurt ou bien si Ninnberg refuse de vous accueillir, vous ne pourrez pas rester sur les terres de l’Empire. Même si vous n’êtes qu’une poignée. Il y a trop de dangers de faire capoter les négociations et cela, nous ne voulons pas le permettre.

C’était elle, Tamara, qui avait permis tout cela, avec la libération de Magraaf et de sa troupe. Les risques, maintenant, de tout voir capoter étaient immenses, impossible à évaluer. Dans son propre jeu, il lui semblait qu’elle n’avait plus la main.

Acide ne parlait plus qu’à mi-voix et ne fit pas d’effort pour qu’on l’entende, il lui sembla que de Virius continuait de traduire ses propos au fur et à mesure. Elle évoqua des problèmes de politique intérieure car son empereur était en mauvaise posture face à des généraux d’armées, elle voulut expliquer en quoi l’existence des habitant de la vallée pouvait aggraver la situation mais son esprit n’était plus assez clair.

L’espionne igvarde perdit connaissance.

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