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L’énorme semi-blindé igvard crachait sa vapeur blanche et émettait régulièrement des chuintements stridents tandis que l'air s'échappait du moteur. Cela en plus du bruit de piston et du tac-tac puissant des condenseurs.

Le voyage s’avéra pénible pour les montagnards. Cependant, l'idée de parcourir si vite la distance en pays ennemi leur fit accepter ces inconvénients. L’engin fonçait hors de tout sentier. Acide évita villes, villages et casernes. Les cahots du véhicule furent souvent violents et douloureux pour qui ne se tenait pas fermement. De son côté, Magraaf ne parut pas s’habituer à la vitesse, il restait crispé et sur le qui-vive toute la journée. Malgré tout, Acide se dévoila une habile pilote.

Le périple prit deux semaines. Le sicréen et l’espionne évitèrent avec soin de se retrouver seul à seul. Le soir au coin du feu, elle posait parfois quelques questions. La plupart leur semblaient hors de propos ou dénuée d’intérêt pour le sujet qui les intéressait et qui demeurait en suspend. Elle semblait plus curieuse de savoir qui étaient les gorali, comment ils vivaient et quelles coutumes ils suivaient plutôt que de travailler à un plan pour leurs faire traverser l’Empire du nord au sud,

Magraaf s’enfonçait doucement dans une mélancolie et une amertume qu’il peinait à dissimuler. La perspective de retrouver sa vie d’avant lui rappelait son épouse décédée. Elle avait exigé de le suivre dans son expédition. Combien elle lui manquait maintenant ! La présence d’Acide semblait exhaserber ces émotions, il pensa qu'il restait quelque chose d'irrésolu entre eux, qui lui barrait la poitrine et lui faisait manquer d'air parfois. Un sentiment qui réveillait en lui une peine si immense que sa seule façon de la dissimuler fut de feindre la colère et de s’enfermer dans un silence bouguon.

Tandis que Magraaf s'efforçait de faire bonne figure, il sentait qu'il ne trompait personne. Henrik ne le lâchait pas d’un pas, Brand s’enquérait de sa santé et de son moral régulièrement. Il ne voulait pourtant pas faire pitié ni attirer à lui leur sympathie. Pendant qu’il parcourrait ces terres dans le sens du retour, les dix années écoulées lui sautaient au visage, lacéraient son coeur. Il s'ébrouait régulièrement comme pour sortir de son profond chagrin, il ne voulait pas avoir l'air d'un homme malheureux ou d'un vieillard blessé. Était-il trop fier ?

Enfin, Acide annonça qu’ils se trouveraient bientôt nez à nez avec la frontière. En arrivant sur place, ils comprirent pourquoi elle avait employé cette expression.

La montagne s'était autrefois comme cassée en deux, bien avant que les hommes ne la foulent, et la frontière entre le pays des Sternes et celui des Igvards s'était naturellement constituée de cette falaise abrupte, comme un mur de plusieurs centaines de mètres de haut.

Deux jours plus tard, ls avaient trouvé la voie des crêtes qu’ils cherchaient, aussi l’humeur du groupe s’en trouva bien améliorée. Larson avait dégoté un volatile adroitement abattu d’une flèche, que Henrick avait cuit puis qu’ils avaient tous dévoré avec appétit. Ils avaient trouvé des sources régulièrement pour s’approvisionner en eau et faire un brin de toilette.

— Vous voulez qu’on escalade ça ? demanda Larson.

— Officiellement, il n'existe pas de moyen de se rendre en haut de la falaise depuis l'Empire, précisa Acide d’un air entendu.

— le long de la paroi vous trouverez comme des escaliers qui ont été creusés dans la roche. expliquat-elle. C'est assez facile de grimper là-haut quand on n'est pas trop grand et qu'on ne trimbale pas un paquet de sacs, une armure et des épées longues, ajouta-t-elle avec un regarad appuyé en direction du tas que formait le matériel.

Acide pointa dans la direction des premières marches pour donner la direction à prendre.

— Vous avez décidé quoi, alors ?

La question de Larson resta sans réponse. Après un temps d’hésitation, les quatre hommes répartirent leurs bagages, les armures et les armes. Magraaf dut insister pour porter sa part. Ils se harnachèrent avec astuce. Acide les regarda faire sans rien dire.

Ils s'encordèrent ensuite, Henrick en premier, suivi de son fils, puis Brand et enfin Magraaf pour clore la marche. Ils avaient plusieurs heures d'escalade devant eux et il ne fallait pas qu'ils se laissent surprendre par la nuit pendant l’ascension. Aussi les adieux furent-ils brefs, cela arrangeait tout le monde.

Henrik fut le seul a venir serrer la main de l’igvarde.

— Je ferai ce qu’il faut pour que se réalise la prophétie, répondit Acide simplement.

Magraaf donna ordre à la cordée d'avancer d'un geste du menton sans un regard de plus pour son ancienne ennemie.

L’ascension de la falaise ne posa absolument aucun problème aux montagnards aguerris qu’ils étaient. Le vent avait usé quelques marches qui s’effritèrent davantage encore à leur passage mais ils parvinrent sur le haut-plateau bien avant la fin de l’après-midi.

Le temps de l’escalade, ils avaient à peine échangé quelques mots. Une fois arrivés au sommet les trois compagnons se sentirent bien plus à leur aise et la vie reprit soudainement comme lorsque Magraaf les avait connus, avant qu’il ne les entraîne tous à sa suite.

— Nons somes maintenant en pays Sterne. C’est un peuple discret, qui se mêle peu du reste du monde, sans doute parce qu’ils se retrouvent isolés sur leurs hauts plateaux que personne ou presque ne vient visiter. Cette situation ne vous est pas étrangère, dit-il comme ils prenaient la direction du Sud et s’éloignaient du bord de la falaise.

Henrick ricana.

— Mon Magraaf, on sait exactement de quoi tu parles, ouais.

Le vieux guerrier opina et reprit son récit. Il prit garde de parler distinctement dans sa langue pour continuer d’entraîner ses troupes à la pratiquer.

— On ne sait pratiquement rien d’eux en réalité. Moi-même je n’en ai jamais rencontré. On dit qu’avant la guerre des émissaires auraient visité la cour de Sicre. On raconte beaucoup de choses sur ces gens mais en réalité nous les connaissons très mal et peu de Sicréens ou d’Igvards se sont rendus sur leur territoire et encore moins en sont revenus à ma connaissance. Toutefois, j’ai souvenir d’avoir lu quelques poèmes sternes, ou une prière dédiée à une de leurs divinités, c’était une traduction approximative, une poésie délicate et subtile.

Magraaf réfléchit une seconde puis enchaîna.

— Nous avons en commun avec eux l’amour de la montagne dans nos veines, je suis sûr que nous sommes moins en danger ici que dans les plaines de l’Empire.

— A vous aussi ça vous pesait de l’avoir sur le dos, je vois, répondit Brand en souriant.

Henrick acquiesça en gloussant.

— Ta grâce, dit-il ensuite en reprenant son sérieux. Tu veux qu’on cherche le contact ou bien qu’on passe discrètement, si c’est possible, jusque dans ton pays ?

— Moi je dis qu’on n’a pas de temps à perdre et qu’il vaut mieux tâcher d’être discrets pour filer jusqu’à la frontière , renchérit Larson.

— Nous n’avons pas le temps pour une expédition anthropologique. Nous filons vers le sud à la recherche de cette fameuse route qui doit nous mener tout droit sur la cité de Cargo, répondit Magraaf qui n’avait pas perdu son sérieux. Mais nous devons prendre un peu de hauteur pour éviter de rester sur cette pente et passer plus à couvert du piton rocheux.

— Antropoquoi ? demanda discrètement Larson à Brand tandis qu’ils reprenaient la route en direction du piton.

Son camarade haussa les épaules, fit signe d’être discret et avança d’un bon pas. Henrick tendit le bras pour soulager son patron du poids d’un sac mais Magraaf refusa en grognant.

Ils marchèrent d’un pas rapide, habitués à l’altitude. Un peu avant la nuit, ils firent un campement sans feu et chacun monta la garde une fois pendant que les autres prenaient du repos. Au matin, Henrick servit le repas, du pâté avec du pain et du fromage. Ils burent un peu également et se remirent en route avec l’aube.

Il leur fallut s’éloigner encore de la falaise et prendre de l’altitude. Les pentes étaient plus escarpées et leur progression devint plus difficile, il n’y avait aucune trace de passage. Le vent s’était levé avec le soleil et les ralentissait également car il soufflait par bourrasques violentes. Les arrêtes de la roche basaltique, acérées, semblaient découpées en dentelle par les vents.

Concentrés et sur le qui-vive, ils n’échangèrent pas un mot de la journée. Le soir venu, ils trouvèrent une grotte qu’ils visitèrent de fond en comble avant de s’y installer pour la nuit. Ils purent faire du feu.

— Nous n’avons même pas croisé un gibier, se plaignit Henrik quand ils eurent mangé, comme si tous avaient pu suivre le cours de ses pensées jusque-là.

— Ouais, on ferait bien de garder le pain pour le manger en dernier au cas où on trouve rien encore dans les prochains jours.

Tous opinèrent aux propos de Larson. Son père rangea le pain au fond du sac.

— Comment ça se fait qu’il y a pas d’eau non plus, il pleut jamais par ici ? Enchérit-il en distribuant des pommes à ses compagnons.

— Vous mieux que moi saurez en trouver, répondit Magraaf. Il faut progresser moins vite et prendre le temps de trouver de quoi nous sustenter pour la suite.

— Mon Magraaf, il faut que tu nous dises, qui est cette Acide. Tu as rien dit, même pas avant qu’on la rencontre. Henrik parla dans un souffle, inquiet de poser la question, mais plus inquiet encore d’entendre la réponse à venir. Elle te connaît bien, et elle comprend notre langue.

Les trois montagnards tournèrent leur visage interrogatif vers lui en même temps. Il s’attendait à ce que la question émerge à un moment ou un autre, mais aurait plutôt parié sur Brand que sur Henrick pour la lui poser.

Magraaf passa ses doigts dans sa barbe comme pour la peigner, ce qui devait lui donner le temps de réfléchir à une réponse évasive.

— Mon pire cauchemar, et notre planche de salut, dit-il. Après un moment, et comme ses acolytes ne semblaient pas vouloir se contenter de cette seule information, il reprit.

— Une militaire, haut gradé certainement, qui parle toutes les langues connues, par moi en tous les cas, une espionne bien informée, une tortionnaire efficace. Je ne sais pas quelles sont ses motivations ni à qui elle obéit réellement.

Magraaf prit le temps de respirer profondément pour se confronter à la suite sans que son émotion paraisse.

— Il y a dix ans, quand notre expédition a été découverte et arrêtée par l’armée ce fut elle qui fut chargée de nous questionner.

Sa voix l’avait trahi et s’était détimbrée complètement. Cependant il continua de murmurer.

— Tout le temps où ils nous ont gardés prisonniers nous n’avons eu à faire qu’à elle. Acide a fini par tout découvrir et elle n’est plus revenue nous interroger. Et puis… Quand notre prison fut attaquée, elle était là et nous a libérés pour que nous ne tombions pas en des mains pires que les siennes. Ce sont ses propres termes. En nous extirpant de ces tombeaux où le monde nous avait oubliés, elle nous arma et nous mit sur la route de Sicre. » Il montra son casque sur le sol posé à côté de lui.

En les libérant elle lui avait donné ce casque en disant qu’elle serait là à son retour.

— Et pourtant, nous n’avions pas fait un pas que nous fûmes attaqués de tous côtés par Magraaf se retourna et se coucha à même la pierre. Ses compagnons le laissèrent tranquille. Dans la montagne, par chez eux, tous savaient combien il avait souffert dans les geôles igvardes avant de pouvoir les rejoindre. Henrick, et d’autres, avaient vu les marques sur les corps des autres guerriers venus avec lui, et sur Magraaf plus encore depuis qu’ils voyageaient avec lui nuit et jour. Encore maintenant après tout ce temps.

Le Conseil des Anciens, dans leur vallée lointaine, avait écouté Magraaf et les siens raconter leur histoire, vu les preuves qu’ils avaient avec eux. Ils avaient décidé qu’ils disaient la vérité. Et cela avait changé le destin de toute la vallée.

Deux jours plus tard, ils avaient trouvèrent la voie des crêtes qu’ils cherchaient, aussi l’humeur du groupe s’en trouva bien améliorée. Larson avait dégoté un volatile adroitement abattu d’une flèche, que Henrick avait cuit puis qu’ils avaient tous dévoré avec appétit. Ils avaient trouvé des sources régulièrement pour s’approvisionner en eau et faire un brin de toilette.

Le patron s’était muré dans son silence et dans sa solitude, comme il faisait si souvent. Eux ne l’avaient jamais connu autrement aussi prirent-ils leur mal en patience.

La crête descendit doucement en direction de la mer. Ils purent la voir à plusieurs reprises, immensité bleue jusqu’alors inconnue à leurs yeux. Eux ne parlèrent plus que de ça, le soir au campement. Lui n’y prêta même pas attention.

Et puis enfin ils purent distinguer la ville Cargo, au beau milieu de la baie, à leurs pieds pour ainsi dire. La route des crêtes était maintenant longée d’un mur qui séparait le royaume de Ninnberg des terres sternes.

L'avant-poste de Cargo était installé sur les rives du royaume, en terre Ninnberg et visiblement entouré de douves peu profondes. Depuis Ninnberg, il y avait une seule très grande porte pour passer les fortifications et entrer dans une sorte d’antichambre de la ville. Une seconde porte, moins grande et cachée dans la fortification, permettait d’accéder à la ville depuis la route des crêtes.

Le dénivelé était impressionnant jusqu’au bord de l’océan et ils le dévalèrent en deux jours seulement, sans croiser personne.

Sur le dernier kilomètre, la file s’arrêta soudainement. Henrik poussa un cri en pointant du doigt vers le ciel en direction de Ninnberg. Tous plissèrent le nez pour mieux distinguer un objet qui volait sans bruit entre les nuages. Une forme ovale surmontait un pavé aux angles bien droits. Le tout semblait entièrement constitué de métal. L’objet passa plus ou moins au-dessus d’eux en longeant le mur qu’ils avaient suivi depuis les crêtes, Larson put voir distinctement une sorte de fenêtre, tandis que Magraaf reconnut un blason aux couleurs de Ninnberg peint sous l’engin : d’azur à la fleur de lys de sable en gueule couronnée accompagnée en chef de trois châteaux d’or.

Les trois montagnards se tournèrent vers Magraaf. Il se renfrogna.

— Je n’avais jamais vu une telle chose encore… Cet engin est propriété du Ninnberg puisqu’il en porte le blason cependant je ne peux vous dire à quoi il est destiné. Il y aurait des passagers à l’intérieur ? Mais à ma connaissance on ne sait pas rendre le métal plus léger que l’air.

— On en a pas vu chez les Igvards, ni chez les Sternes, remarqua Brand

— C’est impressionnant. Ils doivent savoir faire, les Igvards, aussi, renchérit Larson. Vous avez dit qu’ils savaient faire tout toujours en avance.

— Oui, ou bien c’est une surprise qu’Acide a voulu nous éviter, car les siens n’en avaient pas besoin par là où nous sommes passés, répondit Magraaf d’un air pensif.

Comme la chose rétrécissait à mesure qu’elle s’éloignait, ils ne virent bientôt plus qu’un point au loin et reprirent leur route. Cargo les attendaient. Cependant, un point froissait Brand qui avait beaucoup réfléchi.

— Magraaf, si vous savez rien des Sternes, comment on peut dire qu'on se fera pas remarquer si on se fait passer pour eux ?

Henrick et Larson opinèrent car ils trouvaient la question très à propos en effet.

— Il y a toujours eu des Sternes à la cour du Roi, mais je n'ai jamais su pourquoi ni avec qui ils avaient à faire, en dehors d'Adelin évidement, répondit Magraaf en plissant le front. Je sais que parfois on pouvait en voir en ville. Nous savons tous à quoi ils ressemblent. S'il existe des sujets de sa majesté qui en savent plus, cette information n'a jamais été rendue publique.

Cette réponse sembla suffire. Brand hocha la tête d'un air entendu et prit la tête de la file. Henrick laissa son fils et son Magraaf passer devant lui pour fermer la marche.

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