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La phrase de Magraaf jeta un froid dans la tente. Les soldats igvards appelèrent leur Mediyin, car un message de l’Est venait d’arriver. L’espionne les quitta avec un geste muet de patience.

Magraaf demeura très perplexe. Il avait quitté le confort de sa maison pour se jeter en secret dans une entreprise désespérée : trouver de nouveaux alliés pour défendre sa nation, tandis que les batailles perdues s’enchaînaient inexorablement. Qu’avait-il imaginé en partant ?

— Il faut continuer d’avancer, l’interromprit Henrick.

Le sicréen s’ébroua pour sortir de l’accablement qui le gagnait. Il afficha une moue de dépit :

— Vous semblez toujours savoir ce que j’ai en tête...

— Ce n’est pas bien compliqué, je pense juste la même chose, la plupart du temps.

Ils échangèrent un sourire de connivence.

Dagan s’impatienta :

— Que faisons-nous ? Elle revient ou quoi ?

— Nous devons discuter du sort de tous nos amis qui nous ont suivis, répondit Larson d’une voix ferme. Patientons, nous ne sommes plus à quelques heures près.

— J’avais dit dès le départ que c’était une bêtise. Nous aurions bien mieux fait de rester tous dans notre vallée, à l’abri de la folie qui habitent les sicréens et les igvards. Toutes ces histoires ne nous regardent pas, au fond, et en plus, maintenant il s’avère que nous n’allons servir à rien parce que la paix est déjà sur le point d’être signée.

Tous furent surpris d’entendre Brand répondre ainsi à son père :

— Tu sais très bien que ça n’est pas tout à fait vrai. Rester là-bas, c’était aussi accepter la mort de notre peuple. Notre Magraaf est arrivé à point nommé pour nous sauver.

L’entrée d’Acide coupa court à la conversation. Elle s’était munie d’un grand rouleau en carton qu’elle agitait devant elle en se déplaçant.

— Je vous prie d’excuser cette interruption. Où en étions-nous ?

Elle s’installa à la même place qu’auparavant ouvrit l’étui et déroula le document qu’il contenait, posant des écuelles et des chopes sur les bords pour la maintenir à plat sur le sol. Magraaf reconnut aussitôt une carte de l’Empire et des nations limitrophes. Il manqua de s’étouffer en constatant combien les frontières avec son pays avaient reculé à la faveur de l’Empire, encore. Pour quelle raison les igvards pouvaient-ils souhaiter la paix dans ces conditions ? Un peuple belliqueux et féroce qui avait empilé les victoires pendant un demi millénaire ? Sur quel prétexte capitulerait-il soudain ?

— Où est Sicre sur la carte ? s’enquit le forgeron.

— Heu, Sicre n’existe plus… Larson, répondit Acide après un instant d’hésitation. L’Empire de Sicre occupait une bonne partie du continent… Aujourd’hui ce sont des terres igvardes, en dehors des monts du Goral, réputés trop hostiles et déserts, et au sud, le Royaume de Ninnberg, où tous les survivants descendants de Sicre se sont réfugiés au cours des siècles.

L’espionne montra la zone en question et posa l’index sur le col qui menait au Plateau d’Ezenkan.

— Vous venez vraiment de là tout au nord ?

— Oui. répondit Brand.

Il avait étudié les anciennes cartes du village à plusieurs reprises pour préparer l’expédition. Il tendit la main au-dessus du document, mais Magraaf lui attrapa le poignet juste avant et l’empêcha de désigner quoi que ce soit. Le jeune homme retira son bras.

— Je vois, murmura Acide.

Puis elle enchaina :

— Vous ne pourrez pas traverser ainsi l’empire du nord au sud. À pied cela prendrait des semaines. De plus, la frontière reste étroitement surveillée afin de ne pas mettre en péril le déroulement des négociations… Pour rejoindre le Royaume de Ninnberg, votre seule porte d’entrée est de passer par Citaisula.

— C’est où ça ? demanda Brand, le nez sur la carte.

Acide sourit et posa son index sur une île à quelques encablures du sud du continent, presque sur les rives du Royaume de Ninnberg.

— Les sicréens ne vivent plus que dans ce triangle-là alors ? questionna Dagan avec dédain. Le Goral est au moins quatre fois plus grand.

Il s’assit un peu en arrière, les bras croisés sur la poitrine.

Un silence gêné suivit.

— Comment on rejoint cette ville, madame ? interrogea Henrik.

— Tout l’est du continent est occupé par le pays Sterne, que vous voyez là sur la carte. Il est séparé de l’Empire, Au nord, et du Royaume de Ninnberg, au sud, par une fissure gigantesque dans la Cordillère Transmanienne. Sur toute la partie des terres igvardes, c’est une falaise infranchissable et, doucement vers le sud, elle devient une faille qui se creuse pour finir en un canyon vertigineux et se perdre en mer.

Magraaf, qui ne quittait pas Acide du regard, la vit froncer et triturer ses lunettes à plusieurs reprises, ce qu’il prenait pour le signe d’une intense réflexion. Derrière ses petits verres ronds, ses yeux oscillèrent de droite à gauche d’une façon peu courante.

— Je vous guiderai sur les terres de l’Empire, murmura-t-elle tout à coup.

Elle afficha un sourire crispé, Henrik laissa filer un soupir de soulagement.

— Il existe une route des crêtes qui permet de longer la frontière vers le sud du côté Sterne et un passage, avant que le canyon ne s’élargisse, qui doit vous permettre d’atteindre la rive près de la ville, reprit-elle. Je devrai vous laisser à la limite du territoire Sterne et vous continuerez seuls jusqu’à la cité état.

— Mais vous pouvez pas juste nous faire entrer en Ninnberg ? suggéra Larson.

— Non.

Son ton catégorique intrigua Magraaf :

— Vous ne nous dites pas tout.

La Mediyin sembla hésiter un instant, les yeux rivés sur un point juste au-dessus de l’épaule de Dagan. Le sicréen se raidit et regretta presque d’avoir parlé. Il grimaça en imaginant qu’il devrait voyager à ses côtés pendant des jours. Elle éluda la question finalement.

— Á Citaisula, vous trouverez des familles originaires de Sicre... ou du Ninnberg, qui accepteront peut-être de vous aider, mais il faudra demeurer prudent sur la façon dont vous vous présenterez aux autorités de manière générale, précisa-t-elle ensuite en rangeant la carte.

— Vous dites qu’on peut passer sur cette route des crêtes dans les montagnes des Sternes ? insista Henrik.

— J’en suis sûre, oui. Nous pouvons partir dès que vous serez prêts. Je suis attendue ailleurs, ensuite.

L’igvarde replia sa carte avec précaution puis salua tout le monde avant de sortir de l’igloo.

Dagan bougea pour raviver les flammes du foyer près de l’entrée.

— Elle parle trop vite, je n’ai pas tout compris, se plaignit-il dans sa langue natale.

Brand et Larson lui traduisirent les propos échangés. Henrik prit place à côté d’un Magraaf renfermé pour discuter avec lui.

— Ça tombe bien que les négociations aient commencé, c’est pour ça qu’on est là.

— Toutes ces années perdues, maugréa Magraaf, et les pertes subies…

— C’est que ça n’était pas encore le moment. Et maintenant, c’est elle qui va nous conduire. On gagnera du temps.

Magraaf hocha la tête sans pour autant se sentir rasséréné par ces propos.

Il fut convenu que Dagan retournerait auprès de villageois pour les informer de la stratégie adoptée. Le sicréen ne se sentait pas de trainer le guerrier avec eux, il prétexta donc la blessure du combattant pour le renvoyer parmi les siens. Brand fut contraint d’accompagner son père par celui-ci

En attendant leur départ, Magraaf se tenait près de l’igloo et contemplait l’horizon sans le voir, les poings serrés le long de son corps, quand le jeune homme vint lui parler. Le gorali déposa son sac à dos dans la neige pour prévenir de sa présence.

— Messire ?

— Oui, mon garçon.

Le guerrier se tourna après un instant, le temps pour lui de dissimuler toute trace de colère et de frustration.

— Je veux aller avec vous au royaume de Ninnberg.

— Bien sûr, le rassura Magraaf qui ne comprenait pas où il voulait en venir.

— Je suis le plus préparé de tous. Je parle mieux le sicréen, j’ai rasé ma barbe et je me suis entraîné dur ! argumenta Brand.

Magraaf comprit enfin :

— Il convient que tu raccompagnes ton père…

agan quitta l’igloo avec ses affaires. Le sicréen parla un peu plus fort pour s’assurer qu’il l’entende

— Mais je t’ordonne de revenir ensuite, dès que possible. Nous aurons besoin de toi, tu es le seul médecin de cette expédition.

— J’ai craint que vous ne vouliez plus de moi à vos côtés.

Dagan salua vaguement et pris la route sans dire un mot. Magraaf plissa le front.

— Pourquoi donc ?

— C’est moi qui ai blessé le garde.

Le jeune homme regardait la lanière de son sac et la triturait d’un air penaud.

— Brand… Tu as fait ce que tu devais.

Magraaf esquissa un sourire peiné. Lors de l’altercation avec les gardes igvards, il avait réalisé combien les montagnards n'hésiteraient pas à se sacrifier pour lui. Cette situation le mettait très mal à l’aise.

Il prit la nuque du jeune homme et l’attira à lui pour lui donner l’accolade puis, le libérant à moitié, posa ses deux mains sur ses épaules.

— Écoute-moi, fils. Quoi qu’il se passe pendant notre voyage vers le sud, je veux que tu me promettes une chose.

— Tout ce que vous voudrez, messire, l’interrompit Brand.

— Promets-moi de rester en vie. S’il devait m’arriver malheur, tu suivrais Hendrik et les autres, tu les protégerais pour mener à bien notre mission.

— Mais…

— Écoute, Brand. Tu connais la situation, tu sais l’importance de cette mission pour nous tous.

Brand afficha une petite moue, Magraaf accentua la pression de sa main sur l’épaule du médecin l’espace d’un instant pour appuyer son propos.

— Je vous le promets, messire, chuchota Brand en hochant la tête.

— Bien. Maintenant pars avec ton père, préviens le Conseil des Vallées et reviens vite avec leur décision.

Le jeune médecin obtempéra volontiers. Il s’inclina, puis installa son sac sur ses épaules et courut pour rattraper son père parti sans lui, comme une ultime punition avant d’être obligé de le libérer.

Ils avançaient vite, la voie tracée en venant et la météo plus clémente ces derniers jours facilitait leur progression jusqu’au col.

En les regardant s’éloigner, Magraaf soupira de nouveau :

— J’espère tant que mon fils te ressemblera, quand je le retrouverai, en Ninnberg, murmura-t-il pour lui-même.

— Ca ne sera pas le cas.

Interloqué, Magraaf se retourna avec vivacité. Acide se tenait juste derrière lui, les bras dans le dos, qui regardait dans la même direction que lui.

— Vous avez écouté notre conversation ! lui reprocha-t-il.

— Oui, mais sans l’avoir cherché.

Elle haussa les épaules et vint se poster à ses côtés. Magraaf remarqua qu’elle ne portait aucune arme.

— Ces gens sont vos nouveaux vassaux alors, observa-t-elle comme une évidence.

Le sicréen n’avait aucun compte à lui rendre et encore moins l'intention de faire la conversation. Il posa ses pouces dans sa ceinture pour éviter de trahir son envie de lui tordre le cou.

— Je ne crois pas que vous soyez capable de faire quoi que ce soit sans l’avoir voulu, articula-t-il d’une voix pleine de rancune.

— Vous croyez ce que vous voulez, Magraaf.

La façon dont elle appuya sur son nom le surprit, comme si cela la rebutait. Elle s'avança encore d'un pas, les mains toujours serrées dans son dos.

— Savent-ils qui vous êtes en vérité ? s’enquit-elle.

— Bien sûr, ils savent. Comment pensez-vous que j’aurais pu les convaincre ?

— Vrai.

Magraaf, qui la regardait avec méfiance, savait que son animosité devait transparaître d’une façon ou d’une autre. Aussitôt qu’elle se tourna vers lui, son sourire s’effaça.

— Je ne peux pas m’excuser d’avoir fait mon travail, sicréen, lâcha-t-elle avec une moue de dépit.

— Je ne vous ai rien demandé de la sorte. Vous faites votre travail et je fais le mien.

— Me détestez-vous ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Sans réfléchit, il lâcha un « oui » avant d’arquer un sourcil :

— Non.

Magraaf serra les poings sur sa ceinture, il fallait bien qu’il se rende à l’évidence.

— J’ai besoin de vous, concéda-t-il d’un ton morne.

Elle opina du chef.

— Je suppose que c’est un progrès. Vous savez... Je veux la paix, autant que vous, glissa-t-elle en se retournant pour regarder le campement.

— Et votre Empereur, que veut-il ?

L’espionne ignora la question. Un épais silence s’installa entre eux.

Les gardes-frontières affairés à entretenir leur véhicule savaient maintenant que leur mission s’achevait. La Mediyin leurs avait ordonné de quitter le camp le plus tôt possible, ce qu’ils comptaient entreprendre le lendemain à l’aube. De leur côté, les montagnards n’attendaient pas Brand avant trois ou quatre jours. Les soldats devaient laisser leur stock de tourbe, de charbon et leurs provisions.

Hendrik et son fils renforcèrent l’igloo. Ils dormiraient là après le départ des soldats de l’Empire avec Acide.

Cette idée dérangeait Magraaf pour bien des raisons sans qu’il pût les énumérer toutes. La cohabitation avec son ancienne tortionnaire s’avérerait très tendue. Se sentir obligé de travailler avec elle lui tordait l’estomac. Pourtant, elle avait promis qu’elle les libérerait, elle avait tenu parole. Elle avait promis qu’elle les reverrait à son retour, elle avait tenu parole.

Cette nuit-là, La Mediyin dormit dans son véhicule, au grand soulagement de Magraaf.

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