2

10 minutes de lecture

Ludomir prit la route comme convenu. Le campement essuya une tempête de neige virulente pendant plusieurs jours et quand le ciel se découvrit un peu, les Gorali évitèrent de sortir tous au même moment de leur igloo pour cacher le départ de leur camarade. Les deux groupes se côtoyèrent le moins possible.

Les soldats passaient la plupart de leur temps à entretenir leur véhicule, ou leurs armes. Ils conservaient leurs fusils toujours à portée de main et chaque fois que l’un des montagnards se montrait, ils les mettaient en joue d’un air affolé.

À force de mouvements ralentis et prudents, les gorali parvinrent à calmer un peu la nervosité des soldats. Les deux groupes finirent pas se tolérer, vivant chacun dans son abri, ne sortant que pour récupérer de la tourbe.

Cependant, les vivres s’épuisaient presque aussi vite que la patience de Magraaf. Après une semaine d’attente, il engagea la conversation avec le soldat bavard pour le convaincre de partager leurs réserves avec eux et d'expédier un nouveau message. Son insistance et ses discours lui permirent de gagner sur les deux tableaux. Zenji convainquit son collègue et, après l’envoi du communiqué, ils mangèrent tous ensemble autour d’un feu aménagé entre l'igloo et la yourte.

Le repas se déroula dans un silence gêné. Les montagnards se contentèrent de se comporter comme à l’accoutumée, tâchant d’ignorer la nervosité et les sursauts des garde-frontières chaque fois que l’un d’eux bougeait « trop vite ». Maître Henrik distribua la nourriture et chacun mangea sans un bruit. Le soldat Cetan semblait plus nerveux que son comparse.

Il se leva tout à coup, couverts à la main, les yeux grands ouverts d’effroi :

— Vous avez trahi notre confiance, éructa-t-il. Il en manque un !

Il se retourna vers son collègue, les traits du visage contractés.

— Il y en a un qui s’est barré ! Ce sont des traîtres sans aucune parole, Zenji !

Il parlait très vite. Magraaf prit quelques secondes pour chercher à traduire le propos et comprendre la raison de cet éclat. Zenji se leva d’un bond et porta la main à son fusil. Son comparse menaçait Dragan, assis juste à côté de lui, du couteau de chasse dont il se servait pour manger.

Les montagnards, sauf Dragan, se levèrent tous comme un seul homme. Ils ne craignaient pas une lame, même acérée, cependant il n’était pas question de laisser l’un d’entre eux en danger.

Magraaf voulut calmer la situation.

— S’il vous plaît, gardez votre calme, répéta-t-il dans les deux langues. Nous pouvons expliquer notre décision !

Cetan continua de hurler, Zenji redressa la pointe de son fusil, toutefois il paraissait plus perdu et surpris qu’agressif. Armé de son couteau, Brand se rua par-dessus les flammes du foyer pour venir en aide à son père.

Henrik et Magraaf crièrent en même temps. Un coup de feu retentit. Dragan ouvrait des yeux interdits, son fils le soutenait d'un air inquiet. La lame du montagnard gisait aux pieds du garde qui se tenait le bras en grimaçant. Du sang maculait le couteau et la main du soldat.

Il leur fallut à tous un instant pour comprendre. Zenji jeta au sol son fusil devenu inutile et sortit une lame de sa ceinture, maître Henrik lui attrapa le bras avec fermeté.

— Non ! Non ! articula-t-il en igvard.

Le vieux montagnard immobilisa le jeune soldat sans problème tandis que Larson et Brand maintenaient déjà son collègue. Cetan se débattait comme un diable sans parvenir à s’échapper de leur emprise et éructa des insultes que personne ne comprit.

Magraaf se précipita auprès de Dragan. Le coup de couteau reçu entre ses côtes avait traversé toutes les couches de cuir et son sang coulait en quantité sur la neige. Le Sicréen appuya du poing sur la plaie. Les répercussions de cette échauffourée tournaient dans sa tête : trop de doutes, trop d’enjeux, trop de vies en danger. Il se produisait maintenant ce qu'il avait craint en arrivant.

D'un signe, il invita Brand à le remplacer.

— Je ne veux pas voir d’autres blessés, ordonna-t-il. Nous ne déclencherons pas de conflit.

Il traduisit en igvard puis ajouta :

— Nous allons soigner Maître Dragan et attendre l’arrivée de ce chef militaire. Soldats de l’Empire, vous devenez nos prisonniers. Vous resterez sains et saufs tant que vous obéirez à mes ordres.

— Vous allez nous tuer comme les chiens que vous êtes ! cria Cetan qui se débattait toujours en vain.

— Attachez celui-là, commanda Magraaf en le désignant. Je pense que nous n'avons rien à craindre de Zenji. Maitre Henrik, vous pouvez le lâcher.

L'aide de camp libéra son prisonnier qui resta sans bouger, l'air indécis et perplexe. Il se frottait le bras. La poigne incroyable du montagnard ne lui avait laissé aucune chance.

— Il est trop tard pour revenir sur le départ de Ludomir, commenta Magraaf.

— C’est vrai, mais vous auriez pu prévenir et expliquer avant, répliqua le soldat. C’est pas des façons de faire ça.

— Pourquoi avez-vous tiré en l’air ?

— Je voulais empêcher mon copain de tuer l'un d'entre vous.

Larson se chargea de Cetan. Il le ligota et le bâillonna puis le porta à l’intérieur de la yourte, Zenji à sa suite. Henrik et Magraaf aidèrent Dragan à se déplacer jusqu’à l’igloo, tandis que Brand les devançait pour préparer de quoi soigner son père. Il s’occuperait de l’igvard après, car la gravité de sa blessure n’exigeait pas des soins immédiats.

Le onzième jour, enfin, arriva un véhicule à vapeur. Sans blindage, avec une chaudière ramassée, des roues plus épaisses et dotées de larges crampons, l’engin semblait filer à vive allure malgré le terrain cahoteux. Une fumée grise et nauséabonde s'échappait de deux fines cheminées à l'arrière. Le monstre de métal s'arrêta à quelques centimètres de celui des soldats après un dérapage contrôlé dans la neige, les vrombissements assourdissants de son moteur se turent pour laisser place au sifflement strident de la vapeur.

Une femme, mince et très élégamment vêtues de fourrures et de cuirs aux couleurs de l'empire, sauta hors de son bolide devant les montagnards assemblés. Elle portait un casque dont s’échappait d’épaisses cadenettes rouges et des lunettes de soleil, qu'elle remplaça aussitôt pas une paire de petits verres ronds transparents. La nouvelle venue arbora un sourire éclatant jusqu’à ce que Zenji se précipite vers elle.

— Mediyin, s’écria-t-il pendant qu’elle s’étirait en se massant le bas du dos. Quel grand honneur de vous rencontrer en personne !

Le garde-frontière claqua des talons et se raidit pour saluer sa supérieure hiérarchique. Puis il s'avança vers elle et lui pris les mains. Il les porta à son visage comme pour un baise-main, s'arrêta à mi-chemin pour les presser un instant sur sa poitrine tout en s'inclinant : une salutation rituelle des igvads pour montrer respect et dévotion.

La dame interrompit ces civilités d'un geste sec. Elle ne prêta aucune attention à son subalterne et cherchait quelqu’un du regard. Magraaf sentit un frisson désagréable lui parcourir l’échine quand elle se tourna vers lui. Une irrépressible envie de prendre la fuite l'envahit à mesure qu’elle s’avançait dans sa direction. Il s’efforça de ne rien montrer tout en regrettant d’avoir rangé son épée dans l'igloo.

La femme enleva son casque pour libérer ses longues tresses tordues. Sa peau hâlée et ses yeux noirs lui conférait un certain charme. Acide. C’était elle, l’espionne, la tortionnaire. Celle qui les avait laissés mourir à petit feu dans une prison igvarde pendant des années.

Magraaf serra la mâchoire. Il savait ces retrouvailles indispensables pour sa mission. Il n’avait pour autant pas anticipé l’effet que cela produirait sur lui. Son cœur s'emballa, il retint son souffle un instant. À voir l’expression de son visage, le sourire de la Mediyin s’évanouit. Bien qu'à peu près du même âge, tous deux ne portaient pas les traces de ces dix dernières années de la même façon. Lui se sentait vieilli et usé tandis que l'igvarde n'avait pas beaucoup changé.

— Cachez votre joie, murmura-t-elle en sicréen en arrivant à sa hauteur.

— Magraaf, elle vous connaît ? s’inquiéta Brand, dans la même langue.

— Magraaf ? releva Acide en levant un sourcil. Eh bien... Présentez-nous !

Elle recula d’un pas tandis qu’il reprenait son souffle. Il laissa filer encore quelques secondes.

— Mediyin… Acide, articula-t-il d’une voix altérée. Permettez-moi de vous présenter des alliés de Sicre et du Royaume de Ninnberg, arrivant tout droit des Monts du Goral.

Il se racla la gorge et se tourna vers ses amis qu’il présenta un à un.

— Maître Henrik…

— Intendant, expliqua l’intéressé en baissant la tête avec politesse.

— Son fils Larson, forgeron, continua Magraaf tandis que le jeune homme s’avançait d’un pas à l’appel de son nom puis se reculait.

— Maitre Dragan, chasseur émérite et son fils Brand, médecin, présenta-t-il enfin.

Acide les salua sans croiser leurs regards ni s’occuper de cacher cette impolitesse, ce qui accrut la contrariété du sicréen. Elle passa sur eux un coup d’œil absent. Magraaf en suivit la progression, se demandant ce qu'elle pouvait penser de ses « nouveaux » amis.

Pour qui rencontrait Henrik et son fils en même temps, leur similitude frappait l’esprit, bien que le père fût plus épais et petit. De par sa mince silhouette et ses cheveux bruns, Brand ressemblait plutôt à un Sicréen qu'à un homme du Grand Nord. Il se rasait les joues pour « passer pour un sujet du Ninnberg » et jurait de protéger Magraaf et de le suivre partout comme son ombre. Á l'inverse, son géniteur ressemblait à une caricature de Gorali. Il restait un des rares villageois opposés à la poursuite de leur entreprise.

L'espionne igvard s'arrêta un moment sur Dragan dont la posture trahissait la douleur intercostale. Elle fixa un point derrière lui. Le montagnard resta de marbre, sinon pour exprimer son mécontentement général. Acide se retourna enfin vers Magraaf toujours sans le regarder, les yeux chargés de questions.

— Nous avons eu un malentendu, avec vos soldats, expliqua le sicréen dans sa langue maternelle.

— Oui. C'était à craindre. Qu'avez-vous fait du second frontalier ? interrogea-t-elle.

— Il est vivant, en bonne santé, dans la yourte où nous l'avons contraint de demeurer.

Elle opina du chef et afficha un sourire de circonstance. Zenji s'avança et voulut prendre la parole. La Mediyin ne lui en laissa pas l'occasion.

— Si j’avais mis en poste ici des soldats aguerris, expliqua-t-elle en igvard, ils auraient cherché à stopper une invasion, à tuer un Sicréen et entraîner le plus de personnes possibles avec eux dans la mort.

Le jeune garde baissa la tête. Acide s'approcha de lui.

— Vous avez parfaitement rempli votre mission, soldat.

— Les étrangers auraient pu vouloir nous tuer... s'inquiéta Zenji d'un air penaud.

Elle sourit en coin et jeta un coup d'œil au Sicréen. Celui-ci suivait la conversation et attendait sa réponse.

— Le... Magraaf est prêt à tout pour atteindre son objectif. Tuer deux gamins perdus au milieu de nulle part s'avérerait contre-productif à plus d'un titre.

— Nous vous attendons depuis une dizaine de jours déjà, coupa l'intéressé avec agacement. Je propose que nous discutions tout de suite. Maître Henrik, si vous voulez bien nous faire les honneurs, ajouta-t-il en se retournant vers son ami.

L’aide de camp montra le chemin et invita Acide à le suivre dans leur igloo. La Mediyin ordonna au soldat de rester dehors malgré ses protestations. À l‘intérieur, ils s’installèrent en rond.

— Je vous écoute. Parlons sicréen si tout le monde comprend, proposa-t-elle.

Les montagnards opinèrent. Acide jeta un coup d’œil à son ancien prisonnier quand elle aperçut, parmi leurs affaires, le casque cornu offert trois ans plus tôt.

— Je voudrais que vous commenciez par nous mettre au courant de la situation actuelle, intervint Magraaf d’un ton crispé.

— Oh, je vois...

Elle réfléchit un instant, tapotant ses lèvres du bout des doigts, puis réajusta ses lunettes rondes.

— Le roi Adelin est mort depuis un an, un mois et dix-sept jours, annonça-t-elle de but en blanc.

Magraaf cligna des yeux sous l’effet de la nouvelle, d’un signe, il l’invita à poursuivre.

— Sa fille Ermelinde est montée sur le trône. Elle a viré quelques ministres et pris un nouveau conseiller personnel. La même semaine, elle a envoyé un émissaire pour accepter la proposition de paix de l'Empereur Bhodan, ce qui eut pour conséquence d'instaurer pratiquement sur-le-champ un cessez-le-feu entre nos deux armées. Presque un an plus tard, nous en sommes encore à peu près là.

Magraaf traduisit en gorali pour être sûr que tout le monde comprenne, car elle avait parlé un peu vite. Les montagnards s'agitèrent.

— Messire ? interrogea Brand en sicréen. Est-ce que ça change quelque chose pour nous, en vrai ?

Magraaf se sentait toujours déterminé à ramener les Gorali au Ninnberg. La paix était déjà en route. Voilà qui changeait tout à la situation. Il ignorait maintenant quel rôle les montagnards et lui devraient jouer.

— On peut imaginer que tout sera plus simple, pour vous. En revanche, pour moi ça change beaucoup de choses... Mais c’est surtout un problème pour la Mediyin, ajouta-t-il en la pointant du menton.

— Quels sont vos projets, maintenant que vous êtes de retour ? lui demanda-t-elle sans relever l’allusion.

Elle conserva les yeux rivés sur ses mains, sagement posées sur ses genoux. Magraaf pencha la tête sur le côté. Il lui paraissait si étrange de se retrouver, face à cette femme. Étrange et douloureux. Maintenant que la peur se dissipait un peu, il se sentait surtout triste. Un coup d’œil à son intendant suffit à lui faire comprendre qu’il ne parvenait pas à cacher son état. Henrik, qui le fixait depuis un moment, prit la parole :

— Nous voulons atteindre le Royaume de Ninnberg. Mon Magraaf doit rentrer chez lui pour s’informer sur les négociations de paix et leur apporter notre soutien…

Il se tourna vers l’igvarde avec un sourire faussement humble :

— Et vous allez protéger nos familles.

— Vous ne pouvez pas traverser l’empire du nord au sud sans être accompagnés. Les négociations de paix avec le Royaume de Ninnberg demeurent très fragiles. On n’efface pas des siècles de guerre ainsi. Il ne s’agit pas de se défier de vous mais de vous protéger. Accessoirement, je préférerais ne pas ébruiter la nouvelle de votre présence dans l'Empire.

— Nous devons rejoindre Adlerstadt. Tous autant que nous sommes.

Acide plissa les yeux :

— Combien êtes-vous, en plus de ce groupe ici présent ?

— Assez pour représenter une menace réelle contre l’Empire et l’obliger à considérer la paix comme la seule option valable, rétorqua Henrik.

— C’était le plan dès le départ, rappela Magraaf à mi-voix.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Charlotte Miller ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0