9. Constance

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Voir Alexis pleurer, c’est comme voir de l’eau prendre feu. C’est paradoxal, et ça semble complètement inimaginable. Pourtant, dans des situations particulières, c’est possible. Quand une eau est chargée de méthane, elle peut s’enflammer. C’est rare, mais ça arrive.

Et quand Alexis, toujours rieur et joyeux, s’arrête soudain de fumer et a l’impression d’être responsable de la mort de son meilleur ami, il pleure. C’est rare, mais ça arrive.

De toute ma vie, je ne l’ai vu pleurer que trois fois : quand il s’est cassé le coude en tombant de vélo en sixième, le jour de l’enterrement de Sam, et aujourd’hui. Et cette vision est horrible.

Quand je l’ai vu se ruer sur son sac, tremblant, je n’ai pas tout de suite compris. Qu’est-ce que Sam avait pu dire de si horrible pour engendrer une telle réaction chez Alex ?

Mais quand la petite boîte en acier est tombée, répandant son contenu sur la parquet, faisant paniquer un peu plus mon ami, j’ai saisi la gravité de la situation. Il nous a juré ne pas être dépendant. Il ne l’est peut-être pas au point de se retrouver en désintox, mais assez pour penser que fumer résout ses problèmes. Assez pour qu’il devienne anxieux et parano quand il ne fume pas.

Clément passe un bras autour de moi, et je me colle contre lui.

Ils ont raison, j’étais celle des Cinq qui savait le mieux recoller les morceaux, et pourtant, je n’ai pas bougé le petit doigt quand nous nous sommes éloignés. En voilà le résultat : Alex est en pleine crise en panique dans sa chambre, pleurant dans les bras d’une Roxane amaigrie, et je me retrouve là, sur le canapé, inutile et pathétique.

Je supporte rien de tout ça, je peux pas. Et déjà… déjà avant, il l’a dit. Je ne sais pas vous écouter.

Alexis a dit ça sur un ton d’évidence. Si seulement il savait à quel point il se trompe. Il était le premier à qui je parlais quand j’allais mal, et le fait qu’il puisse penser être incapable de nous aider me brise le cœur. J’ai envie qu’il aille mieux, mais je ne sais pas quoi faire pour lui.

Je soupire et retire mon téléphone de ma poche arrière, bien décidée à trouver comment lui venir en aide.

Mais qu’est-ce que je cherche, au final ?

Mon cerveau est en surchauffe et je sens la migraine pointer. Je sais que, comme nous tous, il est en deuil. Je sais que c’est pour ça qu’il a commencé à fumer. Je sais que nos retrouvailles l’ont aidé à vouloir arrêter.

_ Il n’y a rien à faire, à part être présents, dis-je. De toute façon, il refuserait de voir quelqu’un.

_ Tout allait bien, je sais pas ce qui s’est passé, me réponds Clem.

_ Il se sent coupable.

Il hoche la tête, comme un robot, et je ferme les yeux en essayant de chasser mon mal de tête.

Et si ça ne se résolvait pas ? Et si à chaque fois qu’on avançait d’un pas, on en reculait de deux ?

Au bout de ce qui me paraît une éternité, Roxane revient dans le salon.

_ Il s’est endormi.

Elle parle de lui avec douceur, comme on parlerait d’un enfant. Je relève ma tête vers elle, un sourire compatissant aux lèvres.

_ Il va mieux ?

_ On a beaucoup parlé, et je crois que oui, répond-elle. Il sait qu’il a besoin de nous, mais il ne se rend pas compte que nous aussi, on a besoin de lui, alors… Je sais pas trop, c’est comme s’il préférait être dépendant à cette merde qu’à nous.

Nous hochons la tête sans un mot. Quand Alex a commencé à se confier à Rox, dans la chambre, nous nous sommes vite sentis de trop, Clément et moi, alors nous les avons laissés tous les deux. Roxane sait toujours trouver les bons mots pour ceux qu’elle aime, elle est à l’écoute, alors ça sonnait comme une évidence.

_ Je pense qu’il se sent honteux, continue-t-elle en s’asseyant près de nous. Il avait l’impression de gérer, et maintenant il se sent mal d’avoir perdu le contrôle. Je… Je crois pas qu’il voudra qu’on en reparle. Il faut simplement être là pour lui, nous comporter comme avant.

Une fois encore, nous hochons la tête.

Mon regard retombe sur le journal de Sam, et j’ai à nouveau la boule au ventre.

Ca affecterait trop Constance.

Qu’aurait-il pu me dire qu’il m’aurait tant affectée ? Beaucoup de choses sont capables de me faire du mal, mais que Sam en soit responsable ? C’est improbable.

Tout comme voir Alexis pleurer, murmure ma conscience.

Je secoue la tête pour tenter d’y voir plus clair dans mes pensées, mais j’ai beaucoup de mal à me concentrer. Nous nous disions tout, tous les cinq. Nous étions honnêtes et francs, nous ne nous cachions rien. Jamais bien longtemps, en tout cas.

L’esprit préoccupé, je me lève et ramasse le carnet de Sam, bien décidée à comprendre ce qui n’allait pas :

_ Hé ! Tu fais quoi ? m’interpelle Clément.

_ J’ai besoin de savoir ce qui n’allait pas. Ca ne t’intrigue pas, toi, de savoir ce qui tracassait tant Sam ?

_ Si, bien sûr que si, mais t’as pas le droit de mener ton enquête seule, on en a déjà parlé. Peut-être qu’on aura des réponses dans ce carnet, ou peut-être pas, mais dans tous les cas, on doit le lire ensemble. On est encore vivants, nous, et même si c’est dur, on ne peut pas aller mieux si on reproduit toujours les mêmes erreurs.

Je me mords les lèvres. Je sais qu’il parle implicitement de l’épisode du ‘vol’ de carnet, et j’en suis toujours aussi désolée.

_ Il a raison, ajoute Roxane. On ne lit rien sans Alex.

J’acquiesce en soupirant et referme le journal.

_ Je sais, je suis désolée. Mais moi aussi, je me sens un peu coupable. On se disait tout, je vois pas ce qu’il aurait pu nous cacher.

_ C’est que ça ne devait pas être si grave ! me rassure Rox.

_ Mais peut-être que si, pour qu’il n’ose même pas nous en parler ! Peut-être qu’il était en danger… Peut-être… Peut-être même que c’est ça qui a fini par le tuer !

_ Calme-toi, Constance, me dit Clément. Si ça peut te rassurer, relis les passages qu’on a déjà lus. Mais je ne pense pas que ça soit de notre faute, s’il a choisi de ne pas nous en parler de son vivant, alors on doit respecter ce choix.

Je pince mes lèvres sans rien trouver à dire de plus. Clément ferait un bon avocat, il trouve toujours la parole juste, et c’est parfois frustrant de parler avec lui, tant il a souvent raison.

Rembrunie, je m’assieds devant l’îlot central, prête à analyser chaque mot de chaque page. Quand j’arrive à celles de tout à l’heure, je m’arrête un long moment sur le grand 5, dessiné sur toute un page. Je le suis du doigt en me demandant une nouvelle fois la raison pour laquelle il nous aurait caché certaines choses, puisque nous semblions avoir une place si importante dans sa vie.

Parce que, si eux sont les quatre éléments qui forment un monde, je ne sais pas à quoi je sers, moi, dans cette histoire.

Ces mots me font frissonner quand je les lis, pour la deuxième fois de la journée. Sur ce point, il avait tout faux.

Si tu savais, Sam, à quel point tout est parti en vrille quand tu es parti.

Parce que si nous étions les quatre éléments de son monde, il en était la vie. Les animaux, les insectes. Tout ce qui bouge et qui respire.

Vivre sans lui, c’est presque comme vivre pour personne.

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