8. Constance

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_ Et donc, continue Jo’. Il vient me voir en pleurant, affolé, et me dit qu’il est certain d’avoir entendu des pas dans le grenier, alors…

_ Ca s’est pas passé comme ça, tu me fais passer pour une chochotte, l’interrompt Lucas.

Nous nous racontons des histoires d’enfance, et il n’y a pas deux phrases dites par Jo’ sans qu’elle ne se chamaille avec son frère sur sa diction, qui semble bien moins effrayante que prévue compte tenu des incessantes interruptions de Lucas.

_ Bien sûr que si ! Laisse-moi raconter. Alors, je prends mon courage à deux mains et je monte, puisqu’il avait trop peur pour y aller seul…

_ N’importe quoi !

_ Tais-toi, Lucas. Du coup, on arrive dans le grenier, il faisait super sombre et le bois craquait mais on avance quand même, et là…

_ Là !

_ Mais tais-toi, enfin !

Jo’ lance un regard assassin à son frère qui se rembrunit, et nous rions face à cette scène.

_ Ne riez pas ! Vous êtes censés êtres morts de peur !

_ Pardon, oui, pouffé-je en me calmant un peu.

_ On voit un drap blanc, qui recouvre un long truc, et au bout on remarque une forme qui dépasse, donc on se rapproche…

_ On se serait crus dans un film, il nous manquait que la musique angoissante.

_ On s’en fout, Lucas !

Elle le fusille du regard et continue :

_ C’était une main ! Une main dépassait du drap !

_ On a hurlé à s’en déchirer les cordes vocales.

_ On est descendus quatre à quatre prévenir nos parents, et ils sont allés voir, un peu sceptiques, sauf que…

_C’était juste de vieux objets, sous le drap ! Et la main c’était un gant !

_ Mais t’as complètement gâché la chute, là, dit Jo’, déçue.

Nous rions, d’une part de l’air déconfit de la sœur de Lucas, de l’autre de leur récit.

_ Et les bruits de pas, alors ? demandé-je.

_ Justement, on n’a pas dormi des nuits entières à cause de ces bruits, j’étais persuadé qu’il y avait quelqu’un, là-haut ! s’exclame Lucas.

_ Parle pour toi, répond sa sœur. En fait, on a fini par s’apercevoir qu’il y avait quelques souris dans le grenier.

_ C’est ça, votre histoire la plus effrayante ? demande Alexis, amusé.

_ C’était horrible, tu te rends pas bien compte. Et puis t’as pas le droit de nous juger, tu l’as pas vécu. On a cru voir un cadavre. Un cadavre. T’en as déjà vu un, peut-être ?

Ma respiration se bloque instantanément dans mes poumons alors que je revois le corps sans vie de Sam, dans son cercueil, le jour de son enterrement. L’ambiance change complètement, l’air autour de nous semble s’être soudainement rafraîchi.

_ Merde, murmure Jo’, l’air triste. Me dites pas que…

_ Sérieux ? Vous avez déjà vu un cadavre ? Incr…

_ Ferme la, Lucas. On est désolés. Vous n’êtes pas obligés de nous en parler. On… On peut discuter d’autre chose, si vous voulez.

Je regarde tour à tour mes amis, tous plus crispés les uns que les autres, incapable de parler. Au bout de quelques secondes, Clément, le teint blafard, prend la parole :

_ Non, vous pouviez pas savoir.

Il marque une pause, durant laquelle je me demande s’il osera expliquer, mais il finit par reprendre :

_ On était Cinq, avant. Nous quatre et Sam, les Cinq. Il était roux, plein de taches de rousseur, souriant. Drôle et gentil. C’était notre meilleur ami. L’année dernière…

Sa voix s’éteint, et il se racle la gorge mais ne semble pas réussir à reprendre. Je l’observe, ses yeux à l’époque si pleins de bonheur désormais tristes et vides, et rassemble mes forces pour continuer à sa place, d’une voix chevrotante :

_ On était inséparables, toujours ensemble. Au lycée, en dehors, même quand on ne se voyait pas, on s’appelait ou s’envoyait des messages. Mais, un jour, il y a un an…

Je ferme les yeux et inspire profondément, les souvenirs assaillant ma mémoire.

Il y a un silence à l’autre bout du fil, avant que la voix de Roxane ne retentisse, plus joyeuse et rapide :

_ Attends, attends, que ce soit bien clair : tu avoues que tu es amoureuse de lui, on est d’accord ?

_ Je ne suis pas amoureuse, c’est seulement que… Enfin, oui, en gros c’est ça. Mais ne le dis pas au reste du groupe, OK ? Si j’ai attendu que la journée se termine pour te parler de ça, c’est pas pour que t’ailles le crier sur tous les toits.

_ Hmm.

_ Rox ?

_ Oui, oui. De toute façon, on ne peut rien se cacher, il le découvrira. Si tu veux mon avis, il le sait déjà, vous êtes juste ter-ri-ble-ment longs à la détente.

Je me lève de mon lit et fais les cents pas dans ma chambre, fixant mes pieds aux ongles vernis de bleu.

_ Je vais essayer de lui en parler, reprend-elle. Ou bien peut-être qu’il en a déjà parlé à Sam ou Alex, il faudra que je la joue Sherlock Holmes.

_ Hé, du calme, inspecteur. Je t’ai dit de ne pas t’en mêler.

_ Ca va, ça va, je ne dirai rien de ce que tu m’as dit, je serai on ne peut plus discrète.

_ Promis ?

_ Promis. Et pour la fête de vendredi, tes parents sont OK ?

_ Pas encore, je… »

Je m’interromps, remarquant que des lueurs bleues et rouges inondent ma chambre.

_ Constance ?

J’éloigne le téléphone de mon oreille en m’avançant vers la fenêtre, et je tire doucement le tissu bleu poudré qui la recouvre. Des voitures, des camionnettes, tout un tas d’hommes et de femmes allant et venant de la maison de mes voisins à ces véhicules de secours. Que se passe-t-il ?

Je m’apprête à appeler ma mère quand je le vois. Le père de Sam, s’écroulant sur les marches du perron, le dos secoué de sanglots. Sa femme a-t-elle eu un problème ? Elle est diabétique, sa maladie accroit les risques de problèmes cardiaques et d’AVC. Mon cerveau tourne à toute vitesse, cherchant une explication.

_ Constan…

_ Il y a un problème chez Sam. Son père… Son père pleure, je… Je crois que sa mère est… »

C’est à cet instant précis qu’un brancard, entouré de quelques hommes, sort de la maison. Dans un genre de sac noir ouvert repose quelqu’un, l’air endormi, les cheveux roux, légèrement ébouriffés…

Roxane dit quelque chose, mais rien ne parvient jusqu’à mon cerveau. Je lâche mon téléphone et dévale les escaliers pour atteindre la rue le plus vite possible. Certains voisins sont déjà dehors, en peignoirs et pyjamas, l’air grave et le teint pâle.

Dans ce qui me semble être une extrême lenteur, comme si l’air m’engluait et ralentissait mes mouvements, je tourne la tête et reporte mon attention sur la civière sur laquelle se trouve mon meilleur ami. Je vois un des brancardiers, le visage fermé, se saisir de la fermeture éclair du sac noir, avant de la remonter, lentement, jusqu’à ce que le visage tacheté de Sam disparaisse.

Que fait-t-il ? Pourquoi ferme-t-il ce sac ? Ma raison me crie qu’il va l’étouffer et, le cœur battant à mille à l’heure, je me précipite vers les parents de mon ami pour les prévenir. Mais je ne fais pas deux pas : des bras m’interceptent, m’encerclant. Je tombe à genoux sur le macadam, mais je sens à peine la douleur lorsque mes genoux s’écorchent sous le choc. Comme dans un film, mes oreilles bourdonnent, emplies des milles murmures ténus autour de moi. Des personnes qui ne font rien, qui n’essaient pas de laisser respirer Sam, des personnes lâches. Je me mets à pleurer, mais je ne sais plus pourquoi.

Ce n’est qu’après quelques minutes, qui semblent durer une éternité, que je me rends compte de la réalité. J’ai l’impression qu’on m’assène de coups dans l’estomac, qu’on me brûle la nuque et qu’on me perce les tempes quand elle se révèle à moi. Froide, inimaginable et morbide.

Ma voisine n’a pas fait un AVC. Et si le brancardier n’a pas eu peur d’étouffer Sam, c’est parce qu’il n’a plus besoin de respirer.

Un nœud se forme dans ma gorge et le monde autour de moi réapparait, dur et cruel. Mes joues sont chaudes, humides de larmes. Mes genoux me brûlent et saignent. Les sirènes hurlent, la mère de Sam aussi. Moi aussi, mais je ne m’en rends compte qu’après un long moment.

A travers le brouillard de mes larmes, je vois Claire me parler, mais je ne l’écoute pas. Je ne veux pas écouter ce qu’elle me dit. Je veux que tout ça ne soit qu’un cauchemar. C’est un cauchemar. Ce n’est pas possible autrement. Sam va bien. Il n’a aucun problème de santé. Sam est lumineux, rayonnant, et il ne peut pas être mort. Je l’ai vu il a quelques heures, il riait, le soleil caressant sa peau imparfaite, ses iris bleu océan fixaient le ciel comme s’il pouvait voir l’univers.

Il n’est pas mort.

Je n’arrive toujours pas à respirer normalement, et mon cerveau est trop embrouillé pour dire à mes poumons de faire leur boulot.

Je sanglote, à terre, pendant ce qui me semble être des heures, avant de voir Roxane arriver, à vélo, suivie de Clément et Alexis. Qui les a prévenus ?

Ca n’a plus aucune importance. Plus maintenant. Parce que même si la vision de leurs visages se transformant pour ne laisser place qu’à la souffrance et la tristesse me brise un peu plus le cœur, au fond de moi, je sais que nous ne sommes plus – et ne serons plus jamais – les Cinq.

Désormais, nous ne sommes plus que quatre.

Et je n’arrive pas à l’envisager.

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