7. Roxane

6 minutes de lecture

Alors que Clément s’arrête de parler, je m’aperçois que je m’étais arrêtée de respirer. J’expire l’air de mes poumons doucement, alors que le silence s’installe dans la pièce.

Je ne pensais pas être si bouleversée à la lecture de ce carnet, mais entendre les mots de mon meilleur ami mort dans la bouche d’un autre de mes meilleurs amis me touche étrangement.

Hier, quand Clément est entré dans la chambre d’Alex avec ce carnet à la main, je me suis attendu à y trouver quelque chose de spécial. Quelque chose de personnel, qui s’adresserait à nous, quelque chose qui lèverait le voile de questionnements qui recouvre mon esprit et qui me permettrait d’y voir plus clair. Mais c’est justement la banalité de ces mots, des phrases si simples sur ses soucis du quotidien, des phrases que j’aurais sûrement rédigé aussi, si j’avais eu un journal intimes, qui me percute autant. Je ne saurais l’expliquer, mais j’ai une drôle de sensation quand je me dis que Sam avait sûrement les mêmes soucis, les mêmes questions et le même quotidien que nous, qu’il nous été si semblable et que pourtant, aujourd’hui, il est le seul à n’être plus là.

Une boule se forme au creux de mon ventre, alors, appréhendant une nouvelle crise je pose ma main sur ce dernier en soupirant calmement et en laissant tomber ma tête sur l’épaule d’Alex, qui embrasse distraitement mes cheveux.

_ Je ne m’attendais pas à ça, dit-il. Si c’est vraiment le destin qui l’a glissé dans ton sac, ça devrait nous apporter des réponses, pas nous donner les questions de Sam, non ?

Je me doute qu’il culpabilise d’entrer ainsi dans l’intimité de notre meilleur ami, mais je pense que, comme nous, il ne veut pas s’arrêter alors, à défaut de pouvoir lui répondre, je prends sa main dans la mienne.

_ On en est à la deuxième page, Alex, peut-être que, je sais pas, il en dira plus après, répond Constance, l’air aussi perturbé que nous.

_ Plus sur quoi ? Ses parents ne nous on jamais dit comment il est mort, personne ne le sait, il doit y avoir une raison, non ? J’ai peur qu’on fasse un faux pas, là.

Je me mords la lèvre en me redressant, alors que mes trois amis se taisent :

_ On était ses meilleurs amis, Alex. Si je mourais aujourd’hui, vous seriez ceux qui en savent le plus sur moi. Il nous aimait, et peu importe ce qu’il y a dans ce carnet, je suis sûre qu’il aurait bien voulu qu’on l’ouvre.

Alexis me regarde dans les yeux en réfléchissant à mes mots, puis il ferme les siens et hoche la tête, avant de reprendre d’un ton moins grave :

_ Il vous avait parlé de ça, à vous ? Du fait qu’il se sentait différent, je veux dire.

_ Je crois pas, ou je m’en souviens pas. Mais c’est le genre de truc qui arrive à tout le monde, non ? dit Clément, les coudes sur les genoux.

La boule dans mon ventre remonte jusqu’à ma gorge alors que je ressens une frustration horrible. Ne pas se souvenir de tous les détails de ce qu’il m’a dit me met en colère. En colère contre moi-même de ne pas avoir été plus attentive, de ne pas avoir détaillé chacun de ses gestes, chacune de ses paroles. Si j’avais su qu’il perdrait la vie si tôt, je ne l’aurais pas lâché d’une semelle.

_ On aurait peut-être du en demander plus à ses parents à propos de sa mort, lancé-je.

Ils ne répondent pas, et je sais pourquoi : même si nous mourons d’envie d’en savoir plus, nous n’oserions jamais leur demander ainsi, de but en blanc. Eux aussi ont du faire leur deuil, et les questionner sur la mort de leur unique fils ne ferait que remuer le couteau dans la plaie. Nous connaissons tous les quatre assez bien leur douleur pour ne pas oser leur en ajouter.

Je penche la tête en arrière et ferme les yeux, essayant d’enfermer dans un coin de ma tête le début de crise que je ressens tout en faisant abstraction du silence pesant qui s’installe dans le salon. Alors que j’inspire doucement, un souvenir me revient en mémoire.

Le bruit de la mer emplit mes oreilles d’un trouble indescriptible alors que j’ouvre les yeux. L’eau est claire dans cette partie de la mer, et j’arrive à distinguer les quatre paires de jambes de mes meilleurs amis. Je me surprends à me demander si la nouvelle année qui arrive changera quoi que ce soit à notre amitié, mais je chasse bien vite cette idée de ma tête en secouant la tête. Mes mouvements sont ralentis par la pression de l’eau, et le monde autour de moi semble figé, me laissant seule avec mes pensées. Qu’on soit dans la même classe ou pas, cette année sera la même que les précédentes à leurs côtés. L’air commence à me manquer, et je donne une impulsion sur le sol pour remonter à la surface et respirer à nouveau :

_ T’es restée plus de deux minutes, tu vas finir par te tuer, et à ton enterrement, je dirai que je t’avais prévenue.

Elle me regarde avec un air mi-sérieux qui m’arrache un rire, je suis pure qu’elle sait les réactions exactes d’un corps face à un manque d’oxygène.

_ J’ai l’habitude, et puis si je mourais, tu serais trop triste pour aligner deux mots. Tu devrais essayer, toi, c’est super beau en dessous !

_ Hors de question. Même pas sous la torture. De toute façon, l’apnée statique, c’est mauvais pour le cerveau.

Je lève les yeux au ciel en riant. Constance est le cerveau du groupe : rationnelle et protectrice. Elle serait prête à nous suivre dans n’importe quel plan, à condition qu’elle connaisse chaque risque et conséquence. Je l’éclabousse avant qu’elle ne me détaille les mauvais effets de l’apnée et elle m’imite avec un faux air choqué.

Les trois autres nous rejoignent bien vite et nous finissons par réussir à noyer Constance pendant quelques secondes, avant de repartir sur la plage, allongés sur nos serviettes, le soleil réchauffant nos peaux mouillées.

_ Vous pensez que c’est comment, la mort ? demande Sam, le plus sérieusement du monde.

_ Oh nooon, Samuel, tu vas pas t’y remettre ? réplique Alex en riant. Hier c’était la vie hors de la Terre et maintenant c’est la mort ? Qu’est-ce qui se passe, tu deviens philosophe ?

Sam lui jette une poignée de sable en lui tirant la langue.

_ Non, mais je suis sérieux. C’est trop bizarre quand on y pense, vous trouvez pas ?

_ C’est toi qui es bizarre, dis-je en rigolant. Pourquoi tu te poses autant de questions ? T’as prévu de tuer quelqu’un ?

_ Toi, répond-t-il. Si tu continues à te moquer de moi.

Je lève mon majeur dans sa direction et il se jette sur moi, me poussant de ma serviette pour que je finisse la tête dans le sable.

_ Tu l’as mérité, rit-il.

Je lève les yeux au ciel en souriant.

_ Vous savez que nos cheveux poussent encore, après la mort ? Parce que la peau se rétracte, nous informe Constance avec un air dégoûté.

_ C’est dégueu, dis-je, le nez retroussé.

_ Et tu te fais bouffer par les vers, ajoute Clem en faisant courir ses doigts comme un insecte sur mon bras plein de sable.

_ T’es écœurant, grimace Sam.

_ Vous savez que chez les Bouddhistes, une fois qu’on meurt, on se réincarne ?

_ Je serai un lion, annonce Alexis en prenant un air majestueux et en passant une main dans ses cheveux pour les ébouriffer.

_ Ca marche pas comme ça, pouffé-je. Non, toi, vu que tu as déjà bu de l’alcool, fumé, menti et volé, ta vie future ne sera pas incroyable. Mais bon, tu es vierge et tu n’as encore tué personne, alors ça rattrape un peu !

_ Quoi ? Tu veux dire que si je meure maintenant, ma future vie sera nulle ? C’est horrible, et c’est un cercle vicieux : si je nais pauvre, j’aurais besoin de voler pour m’en sortir, donc je mourrai impur et…

_ Relax, Alex, de toute façon t’es athée, le rassure Constance en riant.

_ Et puis tu ne vas pas mourir à seize ans, calme-toi, t’as encore le temps de devenir moine, ajoute Clément.

J’ai la nausée en repensant à ce souvenir ou tout était léger entre nous. C’était il y a deux ans, pendant les vacances d’été, à l’époque où nous parlions de la mort comme de n’importe quel autre sujet. Je reste un moment le regard dans le vide, me remémorant cet après-midi en boucle, alors que je sais que je ne vivrai plus jamais un moment pareil.

« Tu ne vas pas mourir à seize ans… »

Si seulement nous avions su.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Em ' ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0