5. Constance

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Il est neuf heures quand je quitte ma chambre : j’ai besoin d’air, et la plage est parfaite pour un jogging matinal. Je ne sais pas quelle mouche m’a piquée pour que le goût de la course me revienne subitement, mais je ne cherche pas bien loin : c’est sûrement le fait de me retrouver avec les Cinq qui me fait renouer avec mes anciennes habitudes. Au moment où j’ouvre la porte de la salle de bain, j’en entends une autre grincer derrière moi. Je me retourne et tombe sur Roxane, devant l’entrée de la chambre d’Alexis, en pyjama :

_ Salut, dit-elle, l’air gêné.

_ Salut. T’as dormi avec Alex ?

Elle ouvre la bouche, puis la referme. J’ai un pincement au cœur à cette idée : de la jalousie. Non pas parce que je ressens quoi que ce soit pour Alexis, mais parce qu’elle, qui se tient si éloignée de nous, ne faisant quasiment aucun effort, arrive à relier avec l’un des Cinq aussi facilement. Elle finit par hausser les sourcils et me répondre :

_ Non, je… Je voulais pas vous réveiller en prenant une douche dans cette salle de bain là, vu qu’elle est proche de vos chambres, donc, comme Alexis était debout…

Je fronce les sourcils, esquisse un mouvement vers son jogging :

_ Tu ne t’es pas changée ?

_ Oh, j’ai oublié mes fringues dans ma chambre.

Elle hausse les épaules et me sourit, puis s’en va. Roxane a toujours su mentir, c’est toujours elle qui trouvait des bobards à raconter aux parents pour nous couvrir, mais par habitude, je sais la démasquer. Surtout quand elle improvise, comme à l’instant. Mais pourquoi me cacher qu’elle a passé la nuit avec Alexis ? Je serais heureuse de le savoir, elle le sait.

Non, elle ne le sait pas. Vous ne vous êtes rien confié pendant un an.

Je baisse les yeux. Pourquoi se rapproche-t-elle d’Alex, et pas de moi ou de Clément ? A quoi joue-t-elle ? Après tout, je ne la connais plus, elle parait si différente depuis cette année… Elle s’est fait des amis, est sortie avec des garçons, pendant que je gisais dans ma solitude… Peut-être qu’elle veut simplement profiter de ses vacances, et qu’elle veut le faire avec Alexis. Mais si elle lui faisait du mal ? Elle n’a pas besoin de s’accrocher à lui alors qu’elle a déjà une vie toute faite qui l’attend chez nous.

Arrête de voir le mal partout, Constance.

Elle fait ce qu’elle veut, ça ne me regarde pas. Ca ne me regarde plus. Elle m’en parlera quand elle le voudra.

J’espère.

Après m’être préparée, je pars sur la plage pour aller courir. Il fait bon, mais pas encore trop chaud : c’est le temps idéal.

Avant, je ne courais jamais sans Clem, mais je ne l’ai pas croisé, ce matin, et même si ça avait été le cas, je ne crois pas que j’aurais osé lui demander de m’accompagner.

Alors que je me mets à trottiner, mes pensées vagabondent à nouveau jusqu’à Roxane. Est-ce parce qu’elle s’imagine qu’il y a toujours quelque chose entre moi et Clément que Roxane se rapproche d’Alexis ? J’ai l’impression de réagir comme une de ces filles jalouses et superficielles, dans les téléréalités, mais je ne peux pas m’en empêcher : j’ai envie d’aller mieux, avec eux, et je ne comprends pas ce que Roxane veut, en nous ignorant une fois sur deux. Je ne voudrais pas non plus qu’elle croie que j’ai plus envie de me « réconcilier » avec Clem qu’avec elle.

Peut-être que si tu ne l’avais pas agressée il y a deux semaines, vous auriez de meilleurs rapports…

Je fais taire ma conscience : après tout, je me suis aussi énervée contre Clément, alors elle ne peut pas l’avoir mal interprété, si ?

Je chasse une nouvelle fois tous ces questionnements agaçants, me concentrant à nouveau sur ma course : ma respiration, mon rythme cardiaque, le claquement de mes baskets contre le sol.

Après à peine une heure, je n’en peux plus. Mon niveau a baissé, je le sens : je suis déjà épuisée et assoiffée, mais je me sens bien, satisfaite. Lentement, je retourne jusqu’à la maison, et décide d’aller explorer le coin de plage dont la mère de Sam m’a parlé. Etonnamment, aujourd’hui, son prénom ne me provoque pas le lourd chagrin habituel, juste un léger pincement au cœur mêlé à de la nostalgie. Peut-être est-ce dû à cet endroit, ou aux Cinq, ou simplement à mon état de fatigue qui m’apaise.

Je contourne la maison, atterrissant dans le jardin où trône fièrement la piscine couverte, que je contourne également, me dirigeant vers le petit sentier entre les arbres, tout au fond, qui, d’après ma voisine, mène à un « coin de paradis ». Le sentier est long de quelques mètres à peine, durant lesquels je frissonne, autant de peur que de froid : le chemin entouré de grands arbres est aussi effrayant qu’ombrageux.

Quand j’arrive sur la petite crique, je ne regrette pas d’être venue : le sable est aussi fin que sur la plage publique, et l’eau est encore plus claire. Mais surtout, il n’y a personne, mis à part Clément, que je remarque seulement après quelques secondes. Il est assis sur le sable, en habits de sport, un écouteur dans l’oreille droite. Ses cheveux sont humides de transpiration, et ils retombent sur son front, dissimulant presque ses yeux. Avant, il était rasé de très près, comme un soldat, et je me souviens encore de la sensation de ses cheveux courts sous ma paume. Il se retourne et me regarde, j’ai conscience d’être rouge et essoufflée, alors je lui explique :

_ Je suis allée courir, je savais pas que t’étais levé.

_ Je suis allé courir aussi, dit-il en souriant.

Je ne sais pas quoi ajouter, alors je hoche la tête. Un de ces blancs insupportables commence à s’installer, et je finis pas rompre le silence, lui lançant la perche que je veux lui tendre depuis que j’ai vu les messages de Mia dans la voiture :

_ Je suis désolée pour… tout ce que je t’ai dit, chez moi, la dernière fois. Je… Je ne connais pas Mia, et je ne sais pas ce que vous vivez, alors…

Il détourne la tête, fixant ses yeux gris sur la mer en entendant le prénom de sa petite amie, et me coupe avant que je ne puisse terminer ma phrase :

_ T’inquiète, c’est oublié.

Et il me sourit timidement. Un sourire étrange et différent d’avant, j’en ai l’impression. Tout semble différent : lui, moi, notre relation, les deux autres. Je soupire de soulagement, contente qu’il ne m’en veuille pas – au moins vis-à-vis de ça – et frustrée qu’il n’approfondisse pas le sujet Mia. Après quelques secondes de silence, il se lève et repart, me laissant seule avec mes pensées. Celles-ci divaguent entre les cachotteries de Roxane et celles de Clément, pour finir par la mienne : le carnet bleu de Sam.

Je l’avais presque oublié, obnubilée par mon désir de retrouver mon amitié avec le reste des Cinq. Mais ces derniers ne semblent pas aussi déterminés à renouer les liens que moi, du moins, pas Roxane et Clément. Je soupire, fatiguée de ressasser sans cesse les mêmes angoisses dans mon esprit.

Après tout, s’ils me cachent des choses, pourquoi n’aurais-je pas le droit de leur en cacher ?

Les mâchoires contractées, je me lève en vitesse et suis les pas de Clément, tracés dans le sable, pour retourner à la maison. Je prends ma douche, l’eau chaude dénouant mes muscles tendus, en profitant pour réfléchir à deux fois à cette histoire, ne voulant pas agir sous le coup de la colère. Mais je suis décidée : je ne veux plus être celle qui s’implique trop, et finit seule. C’est terminé. J’ai le droit de faire mon deuil sans avoir à me sentir coupable de quoi que ce soit. Je me rends directement dans ma chambre après m’être lavée, me ruant vers mon sac pastel pour en sortir le carnet de mon meilleur ami.

Je le regarde, il me semble lourd, important, et je me convaincs que je prends la bonne décision. Il était dans mon sac, ils ne peuvent m’en vouloir si je le lis. Si je trouve quoi que ce soit les concernant, je leur ferai lire, je me le promets, mais je ne vois pas l’intérêt de les impliquer dans quelque chose dont ils n’ont visiblement plus grand-chose à faire.

Du moins, c’est ce dont tu te persuades, me murmure ma conscience.

Je ne l’écoute pas. Je passe un doigt sur la reliure du journal, légèrement abîmée, et prends une grande inspiration en l’ouvrant à la première page.

Hey, je suis Sam.

Samuel Carnier, pour être exact. Et je viens d’avoir seize ans.

Je t’avoue que je ne pensais jamais t’ouvrir, encore moins t'utiliser, mais il semblerait que je n’ai plus d’autre solution.

Tu es un dernier choix, mon pote. Désolé.

Hier, c’était mon anniversaire, et je me sens un peu comme dans Seize bougies pour Sam, si tu veux savoir. Ok, bon, je ne m’attendais pas à avoir plus de poitrine, mais, comme l’héroïne du film, je pensais que ça changerait quelque chose d’avoir un an de plus. Mais apparemment pas : je suis toujours autant perdu.

N’empêche, à l’inverse de la Sam du film, mes parents m’ont souhaité mon anniversaire, ainsi que mes amis, et je peux maintenant – enfin – dire que je suis aussi âgé qu’eux. Nous avons passé la soirée sur la plage, enroulés dans des couvertures en patchwork vieilles comme le monde, à rire et à se raconter de vieilles anecdotes en se gavant de notre gâteau, à Roxane et moi. Elle est née deux jours avant moi, et c’est elle qui m’a obligé à regarder le film Seize bougies pour Sam, qui – même si je ne lui avouerai ô grand jamais – m’a beaucoup plu. Elle est l’un des maillons de notre bande, aux Cinq, et je ne sais pas ce que serait ma vie sans eux. Arrêtez-moi si je suis trop niais, mais hier, alors que nous parlions, entourés de notre bulle de bonheur, face à la mer, j’ai beaucoup pensé à notre amitié. Elle ne m’a jamais parue aussi importante qu’en ce moment, et, dans le vent frais d’octobre, hier soir, alors que je regardais mes mains pleines de taches de rousseur, tout sourire, je pensais à ce que les autres voient, quand ils nous aperçoivent ensemble. Rayonnants, heureux, on nous dit souvent que nous sommes semblables aux cinq doigts d’une même main, mais je ne suis pas vraiment d’accord : certes, nous sommes inséparables, mais cette comparaison est trop floue, trop banale. En fait, en les regardant, je me suis simplement dis qu’ils étaient – sont – les éléments du monde dans lequel je vis. L’air, changeant, imprévisible, mais aussi doux et indispensable. Rox. La terre, maintenant mes pieds au sol et faisant naître la vie. Constance. L’eau, apaisante, ou se déversant par torrents quand on s’y attend le moins. Clem. Et le feu, si vivant et imprévisible qu’on ne peut en détacher les yeux. Alex.

Ils sont les quatre éléments, et moi, celui qu’ils maintiennent en vie. Peut-être qu’ils pensent la même chose, ou peut-être suis-je le seul à être si dépendant de cette amitié, mais ça ne change de rien.

Je vis grâce à eux, je vis pour eux.

Je respire, je bois, je marche et me réchauffe, tout comme je suffoque, me noie, m’enfonce et me brûle.

Même dans un monde que je connais par cœur, je ne connais rien à ma vie.

Mais tant qu’ils sont là, je vis. Parce qu’ensemble, nous sommes indestructibles. Ensemble, Nous sommes Cinq.

Je m’arrête de lire quand une larme tombe sur le papier, diluant l’encre et formant une petite tache bleu clair au milieu de la feuille. Je me sens illégitime d’avoir ce carnet entre les mains, alors que les trois autres n’en connaissent même pas l’existence. Un sentiment de honte s’empare de moi, et je me demande ce que penserait Sam de tout ça. C’est de l’égoïsme, et la fille qu’il décrit dans ce journal, l’encrant au sol, indispensable à sa vie, n’est pas censée être égoïste. Mon meilleur ami mort a noirci une page entière pour dire qu’Alex, Rox, Clem et moi sommes les quatre éléments sans lesquels son monde dysfonctionnerait, et je n’ai pas été capable de partager ça avec eux.

Quel élément étais-tu, Sam, pour que tout parte autant en vrille sans toi ?

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