4. Roxane

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J’ai la bouche ouverte et les yeux agrandis par l’image qui s’offre à moi. Je sais que les parents de notre meilleur ami n’ont pas de problèmes d’argent, et qu’ils ont les moyens de s’offrir ces vacances chaque année, mais je ne m’attendais pas à ce que la maison soit si… belle. Elle n’est pas de luxe, elle n’est pas décorée de babioles dorées qui prouveraient la richesse de ses propriétaires, mais elle est propre, un parquet ciré illuminé par le soleil filtrant à travers les baies vitrées, éclairant un salon accueillant dans lequel trône un canapé géant en face d’une cheminée moderne. J’ose à peine avancer, faisant tâche avec mes vêtements de voyage, pensés pour être confortables plus qu’élégants, dans ce beau décor pourtant si simple. Quelques photos parsèment les murs et le rebord de la cheminée, et l’air est plus frais qu’à l’extérieur, parfait pour un jour d’été comme aujourd’hui. Après avoir fait le tour du rez-de-chaussée, nous montons à l’étage par l’escalier en bois clair. Quatre chambres et une salle de bain nous attendent, et, alors que nous nous étions tenus en groupe depuis le début, Alexis se sépare brusquement de nous, pour se ruer dans l’une des pièces, avant de lancer :

_ Celle-là, c’est la mienne !

Il réapparait dans le cadre de la porte en disant :

_ C’est la chambre parentale, j’ai une salle de bain.

Je lève les yeux au ciel alors que Clément rétorque, à ma droite :

_ C’est bête, moi qui rêvais de prendre une douche avec toi.

_ Ce serait pas la première fois, glissé-je, un demi-sourire aux lèvres.

Il me donne un coup d’épaule amical et nous rions, comme avant. L’atmosphère est détendue, et nous montons nos valises en silence, sans que la gêne ne s’installe pour autant. Le choix des chambres se fait bien différemment de celui d’Alexis : n’osant pas nous imposer ou se contredire les uns les autres, nous nous les attribuons à base de « comme tu veux » et « peu importe ». Au final, je me retrouve dans la première chambre d’amis, une pièce sobre et moderne, décorée de cadres et d’étagères pleines de livres, un lit double l’emplissant, sous une grande fenêtre donnant sur la mer. Une belle chambre, parfaite si elle ne contenait pas ce miroir sur pieds, grand et intimidant, caché dans un coin. Avec une grande inspiration, je me saisis du plaid en laine recouvrant le lit – qui ne me sera pas d’une grande utilité sous cette chaleur – et l’accroche aux coins supérieurs du miroir, comme chez moi.

Au moins, je ne me sentirai pas trop dépaysée…

Je soupire et m’assieds sur le lit, assaillie par le sentiment de trahison qui nait en moi. Vivre dans sa maison sans lui me semble déplacé, bien qu’il voudrait sûrement que ça se passe ainsi.

Je reste dans la même position, à ruminer, pendant longtemps, et la lumière finit par s’amoindrir dans la pièce. J’entends mon estomac gargouiller, bien que je n’aie pas vraiment faim : je me suis habituée à cette sensation de creux dans le ventre, et je sais comment la détourner. Je me lève du lit, traverse le couloir, passant devant la chambre d’Alexis que j’aperçois assis sur le grand lit, les genoux replié sur le torse, l’air fatigué. Ses yeux semblent rougis, mais je ne m’attarde pas sur lui, de peur qu’il ne me surprenne. Je descends dans la cuisine, me sers un verre d’eau et le vide d’un trait, avant de remonter me brosser les dents dans la salle de bain. L’envie de manger passe quand le goût du dentifrice emplit ma bouche. J’en profite pour me laver et me mettre en pyjama : un vieux jogging et un t-shirt cachant mon corps, que je recouvre d’une veste pour dissimuler mes bras maigres. Je parviens à ignorer mon reflet le temps de ma douche, et je ne me sens pas trop mal en sortant de la pièce, respirant à fond, consciente de me montrer plus vulnérable que d’habitude, sans maquillage ni beaux habits.

Alors que je m’apprête à entrer dans ma chambre, Clément sort de la sienne – celle de notre ami, celle que je suis heureuse de ne pas occuper – et m’interpelle :

_ Je vais nous commander des pizzas, j’ai la dalle. Tu veux quelque chose en particulier ?

J’ouvre la bouche, décontenancée. Il m’est devenu quasiment impossible de manger en compagnie d’autres gens, mis à part mes parents. Ca m’angoisse et me provoque parfois des crises, alors je passe mes repas seule, et me limite à un par jour. Je pourrais essayer de dépasser cela, avec eux. Mais je m’en sens incapable. Pas alors qu’ils sont en partie responsables de ma douleur et de mon angoisse. Je ne me vois pas manger à côté d’eux, dans sa maison, sans lui. Souriant faiblement, je réponds à Clément :

_ Oh, je n’ai pas trop faim… Je suis crevée, je crois que je vais me coucher maintenant. T’as qu’à demander aux autres.

Il a l’air étonné, mais acquiesce et me sourit avant de se diriger vers la chambre de Constance, me laissant seule, à triturer les manches effilochées de ma veste. Je me sens triste et désespérée, j’ai l’impression que j’ai toutes les cartes en main pour aller mieux, mais que je suis incapable de jouer. Je m’affale à nouveau sur mon lit, les mains sur le ventre, pensant à ces prochains jours qui peuvent potentiellement changer radicalement ma nouvelle vie, et reste ainsi de longues minutes, jusqu’à entendre le livreur arriver, et quelqu’un frapper à ma porte de chambre. Je me redresse brusquement : je suis étendue par-dessus les couvertures, les pieds dans le vide, je n’ai pas vraiment l’air endormie. Constance ne s’avance pas, mais elle demande d’une petite voix :

_ Ça va ?

Elle a l’air mi-inquiet, mi-suspicieux, et j’hésite avant de lui répondre. Je sais qu’elle m’en veut, et qu’elle pense que je n’en ai rien à faire d’elle, mais la réalité est bien plus compliquée. J’aimerais tout lui raconter, me confier à elle comme je le faisais avant, lui partager mes secrets, mais je sais qu’il faudrait passer par des mots qui nous blesseraient toutes les deux, et je ne peux pas me permettre de me faire souffrir encore plus.

_ J’ai un peu mal à la tête, avec la route. Mais ça va, promis, j’ai juste pas très faim.

Elle acquiesce en pinçant les lèvres, et s’apprête à partir avant d’ajouter :

_ Appelle-moi si t’as besoin de quoi que ce soit.

Elle parle avec hésitation, sans la moindre trace de confiance en elle. Elle semble différente de celle que je connaissais, beaucoup plus effacée, mais au moins, elle ne me crie pas dessus comme il y a deux semaines.

_ Merci.

Elle s’en va, me laissant seule avec mon esprit embrouillé. Je me glisse sous les couvertures et me saisis de mon téléphone, auquel je n’ai pas touché depuis ce matin. J’ai une vingtaine de message de mon père, et tout autant de ma mère, s’inquiétant que je ne les contacte pas, et remerciant les parents de Constance de l’avoir fait pour moi. Je leur écris mes excuses et ma joie d’être arrivée, faussée sur les bords, et ouvre mes autres notifications.

Il y a quelques messages sur le groupe que je partage avec mes amis du lycée, qui annoncent une soirée pour samedi. Je suis heureuse d’avoir une excuse pour l’éviter, et leur envoie un message – sur un ton déçu qui s’éloigne de la réalité – pour décliner. Au bout d’une dizaine de minutes, j’éteins à nouveau mon téléphone et ferme les yeux, consciente que le sommeil ne viendra pas. J’écoute les voix de mes anciens amis, en bas, qui paraissent plates, beaucoup moins enjouées qu’à une certaine époque. Est-il vraiment impossible de retrouver ce que nous partagions avant ?

Ce serait sûrement plus simple si tu étais en bas avec eux, murmure ma conscience.

Je soupire et tourne sur moi-même, ouvrant à nouveaux les yeux. Je fixe le mur, mon cerveau s’habituant peu à peu à l’obscurité de la pièce, j’observe les volutes sombres à l’intérieur des cadres, ressemblant à un trou noir, peint dans un mouvement qui semble capable de m’aspirer. Angoissée par ce dessin, je me retourne à nouveau, faisant craquer le lit dans un bruit sourd, et m’assoit sur le bord de ce dernier, renonçant à essayer de m’endormir.

Mes yeux se posent alors sur quelque chose. Ou plutôt, sur quelqu’un. Quelqu’un dont je connais les traits par cœur, mais qui ne devrait pas se trouver dans cette pièce pour autant. Mon cœur bat à mille à l’heure, ma respiration devient difficile et ma bouche s’assèche.

_ Rox, murmure-t-il.

Il a la voix rauque, on dirait qu’il n’a pas parlé depuis un moment.

Il est mort, Roxane, et les morts ne parlent pas.

Les larmes me montent aux yeux, le goût de la bile s’empare de ma bouche, je me sens nauséeuse, malade, mais je n’arrive pas à détacher mon regard de son visage, de son corps. Ses cheveux roux sont ébouriffés, comme toujours, ses yeux sont légèrement plissés, et son teint est pâle, éclairé par la blanche lumière de la lune, qui fait ressortir les tâches rousses sur sa peau.

_ Sam ? chuchoté-je, la voix tremblante.

Il me sourit tendrement, et mon cœur se réchauffe face à cette vision, que je ne pensais jamais revoir. Il s’avance vers moi, et tend une main aux doigts de pianistes, attendant que je la saisisse. Je la regarde, j’ai tant de fois rêvé de la tenir entre les miennes, cette dernière année. Je m’apprête à la prendre quand j’entends un son étrange sortir de sa bouche : quelque chose entre le sanglot, le hoquet et le haut-le-cœur, quelque chose qui fait que, quand je le regarde, ses yeux sont exorbités et injectés de sang.

_ Sam ? crié-je.

Il tremble, et moi aussi, mais d’une toute autre manière : son corps est secoué de spasmes, le mien, de sanglots. Son teint est olivâtre, il rabat ses bras contre son corps, comme pour se protéger d’un danger invisible, et quelque chose tombe de ses lèvres. A ses pieds, je distingue ce qui a chuté : un ver. Sam, en face de moi, tombe à genoux, le visage contorsionné, l’air souffrant. Je m’agenouille avec lui, le cœur au bord des lèvres :

_ Sam ! Non, s’il te plait, Sam !

Les larmes coulent sur mes joues, mais je ne peux m’arrêter de fixer ses yeux, son nez, sa bouche, desquels sortent maintenant des vers et d’autres insectes répugnants. Je prends son visage dans mes mains, il est aussi dur et froid que le marbre, mais je n’y prête pas attention, je chasse les bêtes les unes après les autres, horrifiée de les voir se multiplier.

_ Sam, rev…

Je sanglote, n’arrive pas à finir ma phrase : dans ma gorge, une gêne se fait sentir, comme un morceau de nourriture coincé dans l’œsophage. Je tousse, et finis par recracher un asticot, comme Sam quelques secondes avant moi. Je ferme la bouche, tétanisée, mais je ressens au même moment un encombrement dans ma gorge. Je me remets à cracher de l’air et des insectes, alors que d’autres vers parcourent mes bras, mes joues et mes jambes, jusqu’au corps de Sam, qui est maintenant étendu sur le sol, immobile. Je crie, mais n’émets qu’un croassement, et m’effondre à côté de lui, le visage recouvert de larmes visqueuses et noires. Je veux fermer les yeux, faire taire cette souffrance horrible que me procure le visage méconnaissable de mon ami, infesté de bêtes.

C’est bien ce que tu attendais, non ? Tu vas pouvoir le rejoindre…

Je gémis sur le sol poisseux, mon cerveau bourdonne, comme si les insectes s’y étaient aussi incrusté. Je prie pour que ma mort soit rapide, pour que je ne ressente plus rien, et je pose ma tête sur le parquet sale, les yeux vides de Sam, sûrement mort à présent, me fixant. J’arrive enfin à fermer les yeux, bien que je sente encore ma peau fourmiller des insectes qui la parcourent.

_ Rox !

C’est une voix masculine, claire et forte. Est-ce Sam, à nouveau ? Suis-je morte ?

_ Roxane, réveille-toi !

J’ouvre difficilement les yeux, les larmes noires semblant coller mes paupières l’une contre l’autre. Quand elles s’ouvrent enfin, je remarque que je gis sur le parquet, et que mes larmes brouillent effectivement ma vue, mais qu’elles ne sont plus noires. Qu’est-ce qu’il se passe ? J’entends ma respiration sifflante, je sens encore sur ma peau les milles pattes qui trottaient sur moi il y a quelques secondes, mais le sol est propre est Sam n’est plus étendu dessus.

_ Tout va bien. Je suis là, tout va bien.

Un corps se presse contre le mien, et je me laisse aller contre lui. Je pleure, ses bras m’encerclant, me protégeant. L’odeur de son t-shirt, auquel je suis agrippée, m’apaise, familière. Quand il me lâche pour m’observer, je vois que c’est Alex, les yeux pleins d’inquiétude, qui me caresse la joue pour tenter de me rassurer.

J’observe la pièce, le parquet, mais même si elle est toujours sombre et inquiétante, il n’y a ni insectes dégoûtants ni mort gisant sur le sol.

_ S… Sam ?

Ma voix est rauque et faiblarde, et Alexis presse mes mains plus fort à l’entente de ce prénom. Les sourcils froncés, il répond :

_ Il n’est pas là, Rox, tout va bien. C’était il y a un an, c’est tout.

Non, ce n’est pas tout. Je ne m’en suis toujours pas remise.

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