3. Alexis

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Son visage si proche de moi, je peux sentir les effluves de cannelle s’échappant de ses cheveux, odeur qui la caractérise. Elle relève les yeux, surprise par ma question, et je vois mieux les cernes sous ces derniers, dans cette position. Un instant, je me demande si elle me croit vraiment défoncé, et qu’elle veut s’en assurer. Je me crispe un peu plus, les mains serrées sur le volant. Elle me lance un faible sourire, et s’explique :

_ Je ne savais pas que tu t’étais tatoué. Tu n’as plus peur des aiguilles ?

_ Oh, ça. Si, c’est flippant, mais tu connais mon courage.

Je lui lance un regard lourd, et elle sourit, timidement, l’ombre d’un sourire qu’elle affichait si souvent avant. En réalité, j’étais défoncé, quand je me suis fait tatouer. Les deux fois. L’idée du dessin me venait la nuit, mais je me dégonflais au moment de prendre le rendez-vous, et je finissais par sauter le pas après avoir fumé quelques joints.

_ Ca fait mal ?

_ Lui, c’était le plus douloureux, mais moins que ce que je pensais.

Je vois dans son regard s’allumer une lueur que je connais bien : Roxane est d’une curiosité infinie, et ce depuis toujours. Je concentre mon regard sur la route alors qu’elle s’agite sur le siège à mon côté :

_ Tu en as d’autres ?

_ Un seul.

_ Où ?

Je la regarde en souriant, j’ai l’impression de me retrouver dans le passé, à répondre à ses questions incessantes comme si de rien n’était.

_ Dans le dos. Tu le verras peut-être si on se décide à partir en vacances ensemble.

Elle murmure un « oh » insatisfait, et je la sens s’assombrir, sans que je ne comprenne pourquoi. Pour dissiper cette soudaine gêne, je la lance sur un sujet qui l’a toujours rendue bavarde :

_ Alors, ça fait quoi de voir une taureau s’énerver comme ça ?

Elle tourne la tête vers moi, sans comprendre.

_ Constance, son signe.

_ Oh !

Elle rit avec retenue, avant d’ajouter :

_ C’est vrai que l’astrologie déraille, parfois.

Je souris et la sens se dandiner à côté de moi, comme si elle hésitait à parler.

_ Enfin, je n’aurais jamais pensé qu’un capricorne comme Clément nous lâcherait aussi facilement.

Je soupire en hochant la tête, alors qu’une petite voix me murmure qu’elle est bien mal placée pour parler d’abandon. Après un très court silence, elle reprend :

_ Ni que tu te mettes à fumer.

C’est un coup bas, et je m’en veux de lui avoir tendu si facilement la perche. Je ne réponds rien, conscient qu’à ce sujet, elle ne m’écoutera pas, peu importe ce que je dirai. Nous nous approchons de chez elle, et cette constatation me soulage autant qu’elle me donne envie de ralentir : ce moment est précieux, même s’il est étrange et maladroit. Soudain, elle lance :

_ Désolée, je voulais pas tout gâcher. C’est juste que… vu de l’extérieur, c’est bizarre.

Je sais qu’elle parle de moi, de mon comportement, mais je ne comprends pas en quoi cela l’affecte. Elle aussi, elle parait étrange, vue de l’extérieur, mais elle ne s’en soucie pas : elle ne se soucie plus de nous. Mais je ne cherche pas plus loin, qu’elle ne veuille pas tout gâcher m’apparait comme une bonne chose, et je réponds simplement :

_ T’inquiète, je comprends. Mais je gère, je ne suis pas dépendant.

C’est la deuxième fois que je lui dis ça aujourd’hui, et j’espère profondément qu’elle me croit, malgré le doute apparent sur son visage. Malgré tout, elle change de sujet, posant un doigt froid sur mon tatouage, contact qui me fige. En le retirant, elle demande :

_ Pourquoi ce dessin ?

_ Il est beau, non ? Pourquoi il aurait besoin d’une signification ?

Je mens. Un pentagone. Cinq arêtes, cinq sommets, tous reliés. Je l’ai dessiné en pensant à eux, même si je me convaincs parfois qu’il ne me plait que par son esthétique.

_ J’étais… Pas vraiment dans mon état le plus clair, quand je l’ai fait, alors même s’il en avait une, je l’ai oubliée.

Je ne mens pas aussi bien qu’elle, mais elle me croit, ses sourcils se fronçant à l’évocation de ma non-sobriété. Ne faisant aucun commentaire sur ce point, elle finit tout de même par demander, un air inquiet peignant ses traits alors que je me gare devant chez elle :

_ Les tatoueurs acceptent de travailler sur les mineurs défoncés ?

_ Je suis majeur, je te rappelle ! Enfin, pas quand je l’ai fait, c’est vrai, mais tant que je le paye…

Elle lève les yeux au ciel et je souris, heureux de la retrouver.

Je n’ai aucune idée de ce que nous sommes devenus, mais je me souviens parfaitement de ce que nous étions, tous les Cinq. Heureux, bienveillants, solaires. Je ne peux pas me souvenir d’eux autrement. Constance aura beau souligner leurs comportements déplorables, elle qui n’aurait jamais été si agressive avant, je ne pourrais jamais effacer l’image positive que j’ai d’eux. Ils ont été plus présents que n’importe qui au cours de ma vie, même quand je ne le souhaitais pas, et maintenant que je les ai perdus, je ne peux pas le nier. J’ai besoin d’eux, j’en ai toujours eu besoin. C’est une question d’équilibre, de stabilité. Mais je ne sais pas si eux ont besoin de moi, et ça me terrifie.

Je dois sûrement avoir l’air perdu, parce que Roxane me regarde bizarrement :

_ Ca va ?

_ Ouais, je… J’étais dans mes pensées.

_ Reste avec moi, rigole-t-elle.

Ca phrase me perturbe un instant, avant que je ne l’interprète de la bonne manière. Quand je reviens sur Terre, elle sourit toujours, et je peux voir sur ses joues creuses à quel point elle a maigri. Elle ne semble pas décidée à sortir de ma voiture, et je n’en ai pas envie non plus, alors je dis :

_ J’ai vraiment envie de ces vacances.

_ Moi aussi.

Je ne sais pas si elle le pense vraiment, mais je m’en fiche, je m’accroche à ses mots.

A travers la fenêtre, je vois du mouvement, et aperçois le père de Rox, debout dans l’allée, plissant ses yeux en amende pour distinguer la personne qui l’a reconduite. Quand il me reconnait, son visage passe de l’étonnement à la joie, un sourire chaleureux se dessinant sur ses lèvres. Mais Roxane s’agite soudain :

_ Il faut que j’y aille, ils sont surprotecteurs depuis… Enfin, bref. Si tu ne veux pas subir un interrogatoire, je file.

Et elle est partie avant que je n’ouvre la bouche, me laissant seul avec l’odeur de cannelle laissée derrière elle.

J’aurais subi les questionnements de tes parents, Rox, et ceux des parents de Clem et Constance sans ciller si la récompense était de retrouver notre ancienne relation, rien qu’une journée, un moment.

Mais je reste stoïque, encore étonné de cette journée étrange, la pluie chaude battant le pare-brise. Après un instant, je rentre chez moi et, bizarrement, je n’ai plus du tout envie de fumer.

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