3. Clément

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J’ai l’impression d’avoir fait un saut dans le passé. Rien n’a changé, ici, opposition totale à ma vie. Je m’approche lentement des murs griffonnés, et des photos qui les parsèment, ça et là. Elles ont, pour beaucoup, été prises par Alexis. Sur la plage, chez nous, à la fête foraine, il n’était pas lui-même s’il ne se trimballait pas partout avec son appareil. Je saisis l’un des clichés, sur lequel l’ancienne Roxane, plus ronde, tire la langue et louche, l’air heureux, un sorbet orange entre les mains, sur la plage. Aucune photo ne pourrait mieux la décrire. Toute en couleurs, sa peau mate rayonnant de bonheur, prête à déguster une glace face à la mer. Je quitte la photo des yeux, pour en regarder une autre : moi et Constance, dans un manège où j’avais réussi à la traîner, et où on peut la voir, les yeux fermés et l’air crispé alors que rien n’a encore commencé, tandis que je me moque d’elle. Les lumières bleues de l’attraction nous donnent l’air irréel, et une boule se forme dans mon ventre quand je vois mon sourire, un sourire tel que je n’en ai plus eu depuis trop longtemps. Cette boule se renforce en voyant le haut que Constance porte, sur cette photo : un sweat gris, bien trop grand pour elle – car il ne lui appartient pas. Je détourne une nouvelle fois les yeux, et observe un nouveau cliché où, cette fois, tout le monde apparait. Ce n’est pas Alex derrière l’appareil, et ça se voit, la photo est bancale et mal cadrée, mais nos visages sont heureux, et c’est ce qui compte. C’était son fond d’écran, avant qu’il ne disparaisse. On y voit tous les Cinq, dans toute leur splendeur : Alexis, un énorme sourire aux lèvres alors qu’il vole un bout de glaçage du gâteau, par-dessus l’épaule de Roxane, qui rit, de la chantilly sur le bout du nez. Constance, qui gronde gentiment notre ami, le visage rayonnant alors que je tire la langue entre les têtes des deux derniers. Et lui. Son visage parsemé de tâches de rousseur, les joues gonflées alors qu’il souffle les bougies, les yeux fermés. Cette photo date d’il y a deux ans, et jamais, à cette époque, nous n’aurions prédit ce qui arriverait.

Mais je ne pense pas à ça, ce n’est pas l’endroit, pas le moment. Je décroche certaines photos nous représentant, lui et moi, sans oser prendre celles où les autres apparaissent, et retrouve un vieux t-shirt à moi, plié sur le canapé, datant du collège et que sa mère a dû retrouver en faisant le tri. Je le prends aussi, conscient qu’il ne me va plus, mais heureux de retrouver une des nombreuses choses que nous avons partagées.

L’idée n’était finalement pas si mauvaise : contrairement à ce que je pensais, ce brusque retour dans le passé n’est pas étouffant, il me fait du bien. Le reste des Cinq semble du même avis, affichant tous un léger sourire en retrouvant des vieilles affaires ou de belles photos oubliées. Je finis par m’asseoir sur le canapé, les observant tout en faisant mine d’étudier chacune des photos entre mes mains. Je les connaissais si bien, avant, peut-être mieux qu’eux-mêmes, mais ils m’apparaissent comme des étrangers aujourd’hui. Mais certaines choses n’ont pas changées, comme les cheveux éternellement en bataille d’Alexis, dont les racines brunes accentuent la décoloration, la mauvaise manie de Roxane à se mordre la lèvre, laissant une perpétuelle coupure sur cette dernière, ou l’élastique bleu pastel autour du poignet de Constance, malgré que ses cheveux paraissent maintenant trop courts pour qu’elle puisse les attacher. Toutes ces constantes, qui faisaient un jour mon univers, et qui ne sont plus que de vague souvenir dans la vie morne et insupportable que je mène aujourd’hui. Alors qu’Alexis se penche sur la pochette d’un polaroïd neuf, qu’il avait acheté pour tricher sur notre ami, une chaîne brillante glisse du col de son t-shirt noir pour pendre dans le vide. Encore une constante : notre chaîne. Je porte une main à la mienne, et la tire également hors de mon t-shirt. Sous mes doigts, je sens le relief des lettres de mon prénom, et la chaleur que la peau de mon torse lui a donné. L’a-t-il mis par habitude ou, comme moi, dans l’espoir d’un renouveau ? Je le regarde, ses yeux cernés, le voyant encore fumer des joints devant le lycée, d’une manière nonchalante, comme jamais je n’aurais cru le voir faire un jour. C’est comme Constance, cette manière de s’effacer comme ça, je ne l’en aurait pas crue capable, elle qui était la plus rationnelle et sûre d’elle du groupe. Ou Roxane, dont je ne sais plus quelle facette je dois croire : son air mal assuré et triste qu’elle affiche depuis tout a l’heure, ou les grands sourires et compliments qu’elle sort chaque fois qu’elle est entourée de ses amis au lycée ? Cela dit, Rox a toujours été la meilleure menteuse parmi nous cinq. Déjà en primaire, quand le phasme que notre classe étudiait avait mystérieusement disparu de son terrarium et que Constance – déjà grande défenseuse des droits des animaux – se triturait les doigts d’un air coupable, elle avait menti avec la plus grande innocence dans la voix, alors même que son coude était écorché d’avoir aidé notre amie à placer l’insecte dans le grand arbre de la cour. Peut-être qu’aujourd’hui aussi, ses phrases tremblantes ne sont que du mensonge. Peut-être que nous ne sommes définitivement plus les amis pour qui elle ment impunément.

Au bout de vingt minutes, nous avons tous quelques affaires dans les bras, et les murs ont été dénudés de leurs photos. Cependant, les graffitis sont toujours là, et nous semblons tous les quatre nous faire la même réflexion : ce sont aussi nos affaires. Alors, Alexis s’agite, sortant le polaroïd de sa pochette, bleu roi, qu’il a passé en bandoulière :

_ C’est pas le mien. Il l’a acheté un peu après moi, mais il ne s’en est jamais servi. Je crois que sa mère l’a laissé là pour moi.

Il semble y avoir un accord tacite qui implique que personne ne doit dire son prénom. Mais ça me va comme ça : je déteste ressentir ce vide douloureux chaque fois que quelqu’un le prononce.

_ Peut-être… Peut-être qu’on peut prendre les murs en photos ? Continue-t-il.

Nous acquiesçons tous, et un maigre sourire étire les lèvres de Constance quand elle regarde Alexis se positionner devant le grand Cinq formé de tous nos prénoms, sur le mur du fond. Il fait une vingtaine de photos, vidant plusieurs cartouches de pellicules, mais ça nous est égal. J’ai l’impression de les retrouver, pour de vrai : le photographe, le soleil et la médiatrice. Un tableau incomplet, qui, alors que je les observe, les uns après les autres, me fait presque couler une larme, l’estomac contracté, les poumons presque vides. Tout est différent, comme quand on regarde à nouveau un film qu’on a adoré, enfant, et qu’on se rend compte que l’histoire n’est pas celle qu’on pensait. Mais je sais que mes pleurs ne viendront pas, ils ont disparu depuis bien longtemps. Pas parce que je vais mieux, non, mais parce que le chagrin a laissé place à un vide horrible et de la colère, et que la plupart du temps, je ne ressens rien. Mais ce n’est pas un néant paisible. C’est un néant qui m’empêche aussi de rire, de vivre, qui me donne l’impression d’être une boîte de conserve écrasée par un million de choses trop lourdes. Je presse alors les paumes de mes mains sur mes yeux, jusqu’à ne plus voir que des volutes multicolores sur un fond aussi noir que mes pensées. Quand je les rouvre et que le brouillard se dissipe, je vois Constance, les yeux rivés sur moi, se mordant la lèvre, et j’entends quelque part au fond de mon esprit qu’à une époque, elle m’aurait dit de ne pas faire ça, car ca ralentit le cœur. Mon regard semble la brûler, et elle détourne le sien, l’air étrange.

Les deux autres ne remarquent rien, et nous redescendons dans la même ambiance pesante qu’à l’arrivée, les bras chargés de nos anciennes affaires, d’anciens souvenirs qui dessinent un grand sourire sur le visage de la voisine de Constance quand elle nous voit.

_ Ca y est ? dit-elle.

Nous hochons la tête et son sourire s’agrandit :

_ Bien, je suis contente de vous avoir vus.

_ Nous aussi, répond Constance.

_ Avant que vous partiez, j’ai… une dernière chose à vous demander, les enfants.

Nous l’interrogeons du regard, elle se racle la gorge :

_ Je ne suis pas dupe, j’ai vu à quel point ça a été très dur pour vous quatre, cette année, et j’ai aussi remarqué comme vous vous étiez éloignés.

Je regarde les autres. Nous avons réagi tellement différemment après la tragédie, il me semble presque impossible que notre groupe redevienne ce qu’il était. Je relève les yeux vers la femme forte qui se tient devant moi, celle qui a su se relever là où je me suis effondré. J’attends qu’elle continue :

_ Ca me brise le cœur de vous voir si… Distants. Alors que vous étiez si proches ! Je crois que ça lui briserait le cœur aussi. »

Je ferme les yeux et serre les dents. Comment fait-elle pour parler à sa place ?

_ Vous avez sûrement grandi, plus que je ne veux bien l’admettre, mais je me dis… Enfin, peut-être que supprimer ce froid entre vous vous aiderez à aller mieux ? Vous vous appuyez les uns sur les autres depuis que je vous connais, et ce n’est pas parce qu’il n’est plus là que vous ne pouvez plus le faire…

Je n’en suis pas si sûr.

_ Enfin bon, dans tous les cas, si vous voulez passer un petit moment à quatre, la maison de vacances peut vous accueillir cet été, comme vous avez prévu de le faire depuis… Je ne sais même plus depuis combien de temps, termine-t-elle avec un éclat de rire.

Je ne sais pas quoi lui répondre. J’accepterais sans attendre, si ça ne tenait qu’à moi, mais est-ce raisonnable ? Envers son fils ? Envers les Cinq ?

_ On va y réfléchir, merci beaucoup, répond Constance.

_ C’est normal, vous êtes comme mes deuxièmes enfants.

Nous lui sourions, cette phrase résonnant dans ma tête alors que je réfléchis à l’éventualité d’un nouveau départ avec les Cinq.

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