2. Roxane

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J'ai l'impression de rêver – et ce depuis le message de Constance – mais ce n'est forcément pas le cas : mes rêves sont bien moins doux, bien plus atroces. Cependant, je n'arrive pas à croire que ce moment arrive enfin, celui où je vais leur reparler. Pour en être certaine, je pince la peau du dessus de main, comme je le faisais, petite, quand quelque chose de génial se produisait. Je le faisais souvent. Je regarde ma main, ou la marque blanche de ma pinçure s'estompe peu a peu, et découvre mon poignet de ma manche pour l'examiner. Mes mains sont squelettiques. Toutes en os. Et je me doute que le reste de mon corps l'est aussi, même si je fais de mon mieux pour ne jamais le regarder. Mais eux le voient. Habillé, certes, mais ils devraient se rendre compte que je ne suis plus qu'un fantôme. Les sourcils froncés, je franchis les quelques pas qui me séparent du miroir vertical de ma chambre pour me regarder dedans. J'y ai pendu une longue veste il y a quelques mois, pour ne plus croiser mon reflet ignoble en traversant la pièce. D'une main tremblante, je tire l'habit, me retrouvant face à celle que je suis devenue, mais qui m'est presque inconnue.

Je me suis habituée au visage aux traits plus durs de celle que mon miroir encadre. Je le vois chaque matin, quand je cache mes cernes sous des couches de fond de teint, et que je donne à ma peau mâte l'éclat qu'elle a perdu avec du blush et de la poudre. J'ai l'habitude de scruter mes yeux fatigués en les agrandissant avec du mascara et de l'eye-liner, de rendre à mes lèvres l'air de servir à quelque chose d'autre qu'à vomir avec du gloss. Mais je n'ai jamais pu m'habituer à ce corps. Je le détaille de haut en bas, et frissonne. Je veux savoir ce qu'ils verront quand j'arriverai, ce qu'ils voient tous les jours, mais que je ne vois plus. Je défais mon chemisier en satin, et le laisse atterrir sans bruit sur le sol, découvrant ma peau – anciennement d'un brun vivant et chocolaté – presque grise, sur des os saillants, qui me donnent l'air d'un squelette. Je passe un doigt sur mes côtes, visibles sous la peau de mon ventre, et sur mes clavicules dont mes amies aiment louer la délicatesse. Mais mon corps n'est pas délicat, il a perdu toute trace de vie.

Je sens une larme rouler sur ma joue, mais je n'arrête pas. De mes mains tremblantes, je défais la ceinture de mon pantalon, qui n'a presque même plus besoin d'être déboutonné pour tomber à terre. C'est alors que je me vois, pour la première fois depuis plusieurs mois, en sous-vêtements dans un miroir. Mes cuisses ne se touchent plus du tout, et je peux distinguer clairement les os de mes hanches et de mon bassin. Mon corps parait jeune et malade, mais je me sens si vieille, et si malade. J'essuie durement les larmes sur mon visage, y laissant de grandes traînées noires, et m'empare de mes vêtements jonchant le sol. Même si je me force à ne pas les regarder au lycée, je sais ce que mes anciens amis pensent de moi, quand ils me voient : je suis devenue l'une de ces fausses filles hypocrites, belles et très, très superficielles. Mais c'est faux. Je suis devenue fausse, et je ne montre rien d'autre que du superficiel, certes, mais ce n'est pas moi.

J'aimerais pouvoir aller à leur rencontre sans aucun masque, ni mensonge, mais c'est bien trop dur.

C'est facile de cacher la maigreur. Beaucoup de personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire vous le diront : les vêtements sont le meilleur masque. J'enfile les miens, ne manquant pas de raccrocher la veste à mon miroir, me cachant à mes propres yeux, et saisis un coton démaquillant pour effacer les traces que mes larmes ont laissées. Je retouche mon maquillage, tentant de paraître la plus normale et naturelle possible. Je ne laisse que très rarement mes cheveux détachés, parce que leurs boucles, leur volume, appuient la minceur de mon visage, tout comme je ne me colorie jamais les sourcils, sous peine de durcir encore plus mes traits qui le sont déjà bien assez par mes pomettes saillantes. Mais j'utilise beaucoup, beaucoup d'anticerne. C'est devenu une habitude, comme un dessin qu'on répète sans cesse, et chaque trait en est calculé.

Une fois les dernières imperfections rectifiées, je me regarde à nouveau, dans toute mon entièreté maquillée et trompeuse, et ai un haut-le-cœur. Une sensation que je ne connais que trop bien. Je me rue hors de ma chambre pour me rendre dans les toilettes qui – par chance – se trouvent à quelques pas. Rares sont les jours où je ne vomis pas, mais tout aussi rares sont les fois où quelqu'un se rend compte que je le fais.

On attribue ma minceur à un régime miracle, ou à une reprise en main, mais personne ne s'aperçoit qu'elle ne cache qu'une maigreur maladive, causée par des crises régulières.

Mais je suis devenue une professionnelle dans l'art de les éviter. Je mange peu, pour vomir moins, et ne regarde ou ne lis ni films, ni livres tristes. J'évite les miroirs, comme les lieux trop pleins et festifs, ou trop vides et tristes, et je ne dors souvent qu'une nuit sur deux, pour être dans un état de fatigue si puissant que mes cauchemars ne viennent pas me rattraper. Mais si, par malheur, une crise me prend par surprise, je sais également pleurer et vomir en silence.

Mon estomac se contracte violemment deux fois, mais rien ne vient. La tête au dessus de la cuvette, je soupire de soulagement : malgré mon habitude, je déteste toujours autant vomir.

Je me relève en me tenant au mur, les manches de mon haut tirées sur mes mains, et me saisis de mon téléphone pour regarder l'heure. Mon fond d'écran apparait, identique depuis plus d'un an, et dont je n'ai ni l'envie ni le courage de modifier. Je survole du doigt le visage de mes amis, les uns après les autres, en m'attardant sur le dernier, et c'est en voyant le visage pâle de Constance, éclairée par le flash, que des souvenirs me reviennent, étouffants. Je revois mon amie, d'une blancheur extrême, les joues baignées de larmes, glissant une petite chaîne en argent, celle que nous avions tous, dans la poche avant d'une veste. Je revois Alex, s'écroulant comme il ne l'avait jamais fait auparavant, le visage contorsionné par ses pleurs. Et je revois Clément, le visage sec mais dévasté, l'air pétrifié.

Dévastés. Nous l'étions tous. Je le suis toujours. Le sont-ils encore ?

Je me concentre sur ma respiration et tente de penser à autre chose, m'imaginant le mouvement doux et silencieux de l'eau sous la mer pour me calmer.

Ce n'est pas le moment de flancher.

Décidée, j'attrape ma veste en jean et lace mes Converse, prête à affronter mon passé et, avec un peu de chance, changer mon présent.

J'écoute de la musique tout le long de la route, regardant mes pieds, ne levant la tête que pour traverser la route, et suis surprise d'arriver au bout de quelques minutes, l'impression d'avoir franchis ma porte d'entrée il y a à peine quelques secondes. Je m'arrête au portail, surprenant la touffe de cheveux blonds décolorés d'Alexis, assis sous le perron.

_ Alors c'est ça ton trip, maintenant ? Tu te défonces... tout le temps ? demandé-je en désignant le joint qu'il roule, les coudes appuyés sur ses genoux repliés.

Il m'observe pendant un long moment, me détaillant d'une manière inhabituelle, l'air intrigué et... hésitant. Puis il ouvre la bouche, puis la referme, pour finir par la rouvrir et lancer :

_ Je ne suis pas dépendant. Ca m'aide juste à me sentir bien... calme. Tout va bien.

_ Si tu le dis.

Cependant, je ne peux retenir un soupir en l'observant, essayant d'imaginer la réaction qu'aurait l'ancien Alexis face à cette image. Devant mon air exaspéré, il lèche la longueur de la feuille et finit de rouler, avant de glisser l'objet dans sa poche et de me dire :

_ Je comptais pas le fumer, relax.

Je retiens la remarque acerbe qui me brûle la gorge, et franchis le portail pour le rejoindre sous le perron. Alors que je prends une grande inspiration, il se relève, et je frappe à la porte, la gorge serrée.

_ Avant, on ne frappait pas, dit-il.

_ On n'est plus avant.

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