Chapitre 3.1

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- Je peux savoir ce que tu as fais comme conneries, Martin, pour être convoqué par un membre de la Commanderie, en personne ?

  Ali Haddad ne prenait même pas la peine de dissimuler sa colère, et du reste, il était bien légitime qu'il soit inquiet ! Les Halles fonctionnaient comme une véritable confrérie où chacun avait un rôle à jouer, un équilibre précaire entre la contrebande et la légalité. Il arrivait souvent qu'Ali revende sous le manteau des pièces informatiques à des personnes peu recommandables pour « améliorer la soupe » comme on dit ! Or, Martin faisait partie de cette équation ! On lui faisait confiance, Ali en premier lieu ! Il connaissait toutes leurs petites fraudes, avaient vu les transactions illicites, l'argent blanchi, la marchandise dissimulée pour échapper à l’impôt…

  La force publique s'était jusque-là accommodée de ce système avec quelques pots-de-vin savamment distribués, mais si la Garde commençait à vouloir fourrer son nez dans les affaires des marchands…

- Rassure-toi, maugréa Martin, sourcils froncés. Je ne parlerai à personne de toute l'électricité que tu détournes ni de ce que tu revends ! Ça restera un petit secret entre toi et moi !

- Arrête ! s'agaça Ali en se grattant la barbe grisonnante. Tu sais très bien que ce n'est pas pour ça que je m'inquiète !

  Le jeune rafleur haussa un sourcil, avant de porter une nouvelle fois une vieille tasse de café à ses lèvres. La chaleur qui se diffusait de la faïence ébréchée lui faisait le plus grand bien, il devait l'admettre. Dans le confortable bric-à-brac que composait l'arrière-boutique d'Ali, Martin se sentait protégé, en sécurité dans cette forêt de câbles et au milieu de tous ces étranges appareils bourdonnant. Ces antiques écrans qui affichaient en permanence des lignes de code formaient un bouclier face au monde extérieur. En un sens, Martin comprenait l'obsession d'Ali pour la technologie de l'Ancien Monde. Elle avait quelque chose de profondément rassurant…

- T'en fais pas pour moi. Je me débrouille. Je me suis toujours débrouillé, asséna-t-il amèrement.

- C'est vrai, admit tristement Ali. Mais tu n'es peut-être pas obligé de tout affronter tout seul pour une fois. Tu pourrais aussi nous laisser t'aider !

- Et vous mettre en danger, toi et Yolande ? railla Martin. Hors de question !

- Tu pourrais aussi quitter la ville, remarqua Ali.

- J'ai pas l'intention de fuir, assura Martin en haussant un sourcil. Si la Garde veut me voir, alors j'irai.

- Mais…

- Tu sais très bien qu'on ne peut pas leur échapper ! D'autant plus quand ça vient de la Commanderie en personne, lâcha-t-il dans un rire sinistre.

  Par acquit de conscience, Ali se saisit de la missive et relut le nom qui avait été apposé en bas.

- Tu as dû faire quelque chose de grave, soupira Ali en se servant une seconde tasse de café. Ils ne se seraient pas donné la peine, sinon. Un Cadet s'en serait occupé.

Martin déglutit péniblement. Lui savait très bien pourquoi. C'était sans doute cette « Valentine » qui l’avait trahi ! Elle avait très certainement estimé qu'il était dangereux de laisser dans la nature un Sorcier incapable de se contrôler !

  Dans un coin de la pièce, Emma était en train de démonter un vieil appareil électronique que Martin avait retrouvé dans la carcasse d’une voiture. L'expertise d'Ali avait établi qu'il s'agissait d'un très vieux modèle d'autoradio. « Et d'ailleurs, pas de la dernière génération », avait-il rit avant de le donner à Emma. La petite fille avait commencé à se faire la main dessus, écoutant scrupuleusement les conseils de l'ingénieur.

  Il eut un sourire attendrit. Cette gamine ne cessait de le surprendre. Il admira sa vivacité d'esprit, sa petite moue concentrée, ses petites mains encore un peu potelées qui manipulaient avec précision un tournevis et une pince. Emma s'était donné pour objectif de réparer l'appareil par elle-même – quand bien même Ali avait annoncé qu'on ne pouvait pratiquement rien en tirer.

- En fait, hésita Martin, si je suis venu te voir c'est pour te demander quelque chose…

- Je m'occuperai d'Emma, assura Ali avec un sourire entendu. Ne t'en fais pas. Et je te promets, ajouta-t-il d'un ton plus solennel, qu'elle ne travaillera jamais sur le marché si jamais tu ne reviens pas. Ce serait dommage d'ailleurs : c'est un futur ingénieur !

  Martin eut un sourire amusé. D'un bout des lèvres, il lui souffla un « merci » sincère, avant de reposer sa tasse de café d'une main tremblante. Il sentait le regard inquiet d’Emma sur lui. Cette enfant était bien trop maligne pour qu'on puisse lui mentir. D'un pas un peu raide, Martin vint s'accroupir pour être à sa hauteur.

- Ça avance ton affaire ?

- Tu t'en fiches, rétorqua la petite d'un ton sec.

Martin sourit.

- C'est vrai. C'est ton truc à toi de démonter tout ce qui te passe sous la main.

- Tu vas avoir des ennuis ?

Et perspicace avec ça.

- Je ne sais pas, admit Martin. Mais on m'a convoqué, il faut que j'y aille ou on va avoir encore plus de problèmes.

  Emma baissa immédiatement la tête vers son autoradio qui ne ressemblait plus vraiment à grand-chose. Martin vit ses épaules s'affaisser et sa lèvre inférieure se mettre à trembloter. Et finalement de grosses larmes glissèrent le long de ses joues. Elle les chassa vivement d'un revers de manche avant de reprendre son tournevis.

- Tu sais que j'aime pas quand tu ne veux pas me parler, sourit faiblement Martin en lui pinçant le nez. Elle est passée où la sale peste qui n'arrête jamais de causer ?

- Tu vas disparaître, pleura la petite en tournant la tête pour ne pas le regarder. Ils vont te faire disparaître ! Je le sais…

- Mais non, Emma…

- Bien sûr que si je le sais ! hurla-t-elle soudain en jetant violemment son appareil à travers la pièce. Ils ont déjà fait ça avec Paco' ! Ils l'ont attrapé et il a disparu ! Et je l'ai plus jamais revu !

  Martin fronça les sourcils avant de s'asseoir face à elle. Ali avait eut le bon ton de remonter vers la boutique pour leur laisser de l'intimité.

- Tu sais que j'en ai chié pour la trouvée, cette radio ?

- Je m'en fiche !

D’un geste brusque, elle jeta la vieille radio à travers la pièce.

- Arrête Emma, gronda soudain le rafleur en lui saisissant vivement le menton pour l'obliger à lui faire face. T'as le droit d'être en colère, affirma-t-il d'une voix dure, mais Ali est déjà assez sympa de t'héberger alors je t'interdis de tout exploser chez lui !

  Elle renifla, mais ne dit plus rien. Tant mieux. C'était déjà assez difficile pour lui, pas la peine qu'ils se disputent en plus de ça.

- Qui est Paco' ? demanda-t-il.

- Le plus grand des orphelins de Grand'Ronce, répondit faiblement Emma. Il était gentil. Mais il a disparu. Et toi aussi tu vas disparaître…

  Martin renonça à lui expliquer qu'il devait bien y avoir plus d'une douzaine de façons d'expliquer la disparition de ce garçon qui ne nécessitaient pas forcément l’intervention des Gardes. D'un geste plein de tendresse, il lui ébouriffa les cheveux.

- Tu sais quoi ? souffla-t-il comme sur le ton de la confidence. Si jamais ils veulent m'arrêter je m'enfuirais… et je viendrais te chercher, ajouta-t-il d'une voix plus forte. Et on quittera la ville tous les deux !

- Mais dehors il y a les Monstres, hésita Emma.

- Et alors ? ricana Martin. Je suis Sorcier, t'as oublié ? Tant que tu restes avec moi, tu risqueras rien ! Même les Ombres auront peur de nous !

  Un embryon de sourire apparu sur le visage poupon aux grands yeux humides. Elle se redressa, avant d'oser d'une toute petite voix :

- C'est promis ?

- C'est une promesse ! Et tu sais que je tiens toujours mes promesses !

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