Chapitre 20 - toucher l'interdit

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Lorsque Leyn avait proposé que Merwan travaille sur une partie de l’étude, il l’avait fait en toute bonne foi, mais il ne s’attendait pas à autant de résistance. Les omégas étaient toujours arrangeants. Il avait demandé un horaire plus long, le matin, pour que Merwan puisse se doucher en paix sans risquer de croiser un oméga. Il l’avait eu. Un autre lui avait demandé si c’était possible qu’il se décale de dix minutes plus tôt parce que ça l’arrangeait plus pour la suite de sa journée, Leyn avait accepté. Un autre avait demandé à ce qu’ils évitent de passer dans un couloir lors du repas du midi pour éviter un oméga inquiet, ils s’étaient arrangés pour que la situation soit plus simple pour tous. Ce n’était pas si compliqué que ça. Il suffisait d’un peu d’organisation et surtout, d’être assez ouvert pour écouter les autres. Au lieu de partir de l’idée que ses besoins n’allaient pas être respecté, on prenait le temps d’écouter les autres jusqu’à ce que tout le monde soit satisfait car personne n’agissait sans penser aux autres.

Du point de vue de Leyn, tout ceci était son quotidien et ses habitudes, il ne le remarquait même pas, mais alors qu’il s’heurtât à un mur de refus, il vit très bien la différence. Ces omégas refusaient d’être conciliants. Oh ce n’était pas pour rien, ce n’était pas pour le plaisir ou par égoïsme, ils avaient une raison qu’ils estimaient tout à fait valable ! Ils avaient peur de Merwan.

Pour la première fois de sa vie, Leyn se sentit vraiment incompris. C’était une sensation étrange et désagréable comme un fourmillement qui remontait le long de sa peau et dont il n’arrivait pas à se débarrasser. Mais d’un autre côté, il ne pouvait que comprendre. La relation qu’il avait avec Merwan était très particulière. Il avait eu du temps pour y réfléchir, pour prendre du recul et pour décider de vivre avec cet alpha. Depuis que Merwan était revenu, ils tâtonnaient ensemble, mais tout lui confirmait son choix. Cependant, il ne pouvait pas demander aux autres omégas et aux bêtas de lui faire pleinement confiance, car après tout, même lui avait peur parfois. Merwan était si grand, si fort, si imprévisible aussi… On disait ici et là qu’il était passé l’excitation à l’attaque en un quart de seconde, sans prévenir, sans laisser aux omégas la moindre chance de le calmer. Comment ne pas le craindre ?

Il fallait donc trouver un autre plan pour contenter tout le monde et heureusement, ses interlocuteurs n’étaient pas totalement braqués. Il avait obtenu leur accord pour l’ajout d’une partie, indépendante, basée sur des témoignages et des réponses à des formulaires. Il avait pu y faire inscrire dans le groupe de travail son alpha, mais il fallait que d’autres le rejoignent sans quoi le projet ne pourrait pas se développer. Leyn ne voyait pas trop l’intérêt de l’intégrer, ce n’était pas son domaine de compétence après tout ! Il devait donc dès à présent trouver des personnes capables d’aider Merwan à mener cela à bien… Mais qui ? Il avait expliqué la situation à de nombreux omégas et tout autant de bêtas en vain. Il allait devoir dire à Merwan que ce serait… compliqué.

Quand il retourna finalement dans la pièce où tout le monde travaillait, il ne s’attendait pas à voir ses collègues et amis aussi tendus. Mais il remarqua immédiatement l’ambiance et le soulagement que provoqua son arrivée. Merwan s’était installé dans un coin de la pièce, il leur tournait le dos et écrivait sagement quelques lettres grossières sur un calepin qu’on lui avait donné. Autour de lui, il y avait un peu plus de deux mètres avant les premières personnes qui l’évitaient ostensiblement. Sa laisse était attachée relativement courte au mur, exactement comme lorsqu’il l’avait laissé, quelques heures plus tôt. Marchant tranquillement jusqu’à l’alpha, il posa une main douce sur son épaule, lui arrachant un sursaut et un regard fou. Leyn soupira.

- Je ne voulais pas te faire peur… Désolé, j’en ai eu pour plus longtemps que prévu.
- Ce n’est pas grave.

En se penchant au-dessus de lui, à portée de crocs, il put atteindre le piton pour le détacher, ce qu’il fit sans attendre avant de s’asseoir devant lui.

- J’ai de mauvaises nouvelles…
- Ils ne veulent pas travailler avec un alpha.
- En effet… On a le droit de faire remplir des formulaires à des alphas, de recueillir des témoignages… et cette partie de l’étude sera prise en compte. Mais il nous manque des compétences et pour le moment, je n’ai pas trouvé de candidat pour venir t’aider.

Merwan eut un pauvre sourire puis il acquiesça. Il savait bien qu’en dehors des travaux physiques, un alpha serait toujours rejeté. Ils n’étaient pas censés être au contact des omégas et encore moins au contact d’autres alphas... En riant à moitié, il finit par lâcher, sur un ton des plus fatalistes :

- Il ne reste plus qu’à demander aux alphas.

Et l’idée saisit complètement Leyn, à aucun moment il n’avait envisagé que Merwan puisse ne pas être une exception mais que d’autres pourraient avoir réellement envie de faire un travail intellectuel, de travailler sur des questions et de participer à la conception de l’étude, puis au recueil des données et enfin, à leurs tris. Lentement, il se tourna jetant un regard à Perte, il était toujours aussi bien ligoté, de l’autre côté de la pièce, près de Saarf. Pris d’une inspiration, il se leva et marcha jusqu’à un jeune oméga qui connaissait le domaine qui les intéressait. Il lui demanda s’il avait des livres ou des références nécessaires pour qu’une personne puisse apprendre les bases de ce type d’études, il nota les noms et revint à Merwan.

- On va passer à la bibliothèque, on a quelques livres à aller chercher.

Dans la pièce, plusieurs personnes frémirent. Emmener un alpha dans une bibliothèque ? C’était un lieu si paisible que ça ne serait venu à l’esprit de personne, mais Merwan déplia son corps immense les faisant tous se recroqueviller légèrement et il marcha tranquillement derrière Leyn qui ne prenait même pas la peine de tenir sa laisse. Sur le chemin, le plus petit expliqua :

- Je n’ai vraiment pas les compétences pour t’aider et j’avoue que ce n’est pas un domaine qui m’intéresse… mais tu peux apprendre les bases. Et tu as raison… On devrait demander à des alphas s’ils ont envie de travailler avec toi, mais ça va poser des questions de sécurité.

Leyn se tut, il avait une impression bizarre, l’impression d’avoir mis le doigt sur une incompréhension importante. Merwan était-il particulièrement différent des autres alphas ou y avait-il de nombreux incompris ? Même s’il n’y en avait que très peu, les structures actuelles n’étaient pas adaptées pour eux et il y avait donc des évolutions importantes à prévoir !

La bibliothèque finit par apparaître au détour d’un couloir. Ce n’était pas un lieu qu’il appréciait particulièrement à cause de son affluence constante. Il y avait énormément d’omégas et un certain nombre de bêtas entre les rangées de livres. Sans attendre, il conduisit Merwan jusqu’au hall d’accueil où se tenait Arey avec qui il avait suivi quelques cours de méthodologies, il y avait déjà des années de ça. De là, il put observer à quel point la présence de l’alpha était dérangeante. Pourtant, en y jetant un coup d’œil, il put remarquer la manière dont Merwan se tenait. Il ne fixait personne et observait le sol. Il s’était tassé sur lui-même dans une tentative, vaine, de se rendre moins impressionnant. Alors tranquillement, Leyn s’approcha de lui jusqu’à frôler sa main. Merwan ne bougea quasiment pas, mais il changea de jambe d’appuis inconsciemment, basculant son poids vers son compagnon. Devant eux, le bibliothécaire toussota pour attirer leur attention.

- Ce sera dans la section H, rangée 34.
- Merci.
- Leyn ? Tu… tu sais si tu as besoin d’aide pour garder ton alpha, on est sans doute nombreux à pouvoir te prêter une chambre ou un espace où l’enfermer tout en le surveillant. En dehors de mes heures de travail, je le ferais si tu veux.

Merwan se figea complètement et sous sa main fine, Leyn put sentir la tension de ses muscles. Arey ne sembla pas remarquer le changement d’attitude mais sa proposition avait eu un effet particulièrement net sur l’alpha. Après tout, pourquoi Leyn n’accepterait-il pas ? Ce serait plus simple pour lui, beaucoup plus facile, il pourrait reprendre sa routine, ses cours et sa petite vie s’il le confiait à d’autres pour quelques heures.

- C’est vraiment très gentil à toi, merci, mais nous sommes là pour Merwan. Il travaille sur un projet ambitieux, j’espère que certains accepteront de venir travailler avec lui.
- Oh ! Il lit ?

Les yeux d’Arey se mirent à pétiller et il jeta un regard nouveau sur l’alpha. Il savait à quel point il pouvait s’avérer dangereux et sous son comptoir, il avait rapproché la petite télécommande qui pourrait l’arrêter en cas d’attaque, mais l’idée qu’il puisse lire l’avait complètement surpris. Lorsqu’il avait choisi son propre alpha, il avait lui aussi eu envie d’avoir quelqu’un avec qui il pourrait discuter. Il avait refusé plusieurs alphas et finalement l’évidence l’avait frappé : son envie était irréaliste. Depuis il vivait avec Johnson, un alpha lubrique, perpétuellement excité, qu’il envoyait trimer au champ dans l’espoir de le canaliser un peu, en vain. C’était décevant mais pas surprenant. Ce qui l’était davantage, c’était la manière dont l’alpha s’était collé à Leyn.

- Merwan ?

L’alpha fut surpris qu’on lui demande de répondre, mais il le fit sagement acquiesçant à la question. Oui, il lisait. Pas très bien, certes. Pas très vite, bien entendu. Mais il lisait de mieux en mieux.

- Surprenant !

En quelques minutes à peine, ils ressortaient avec quelques ouvrages et le cœur de Merwan tambourinait dans sa poitrine. Des livres. Des livres pour lui. Les autres omégas avaient eu l’air surpris, presque choqués, de le voir dans la bibliothèque et il s’était senti mal jusqu’à ce que les livres soient déposés entre ses mains. Ils étaient lourds, épais et il les détesterait sans doute dans quelques temps, mais c’étaient des livres pour lui et cette idée était renversante.

Ce soir-là, lorsqu’il arriva dans la petite chambre qu’il partageait avec son oméga, il ne put s’empêcher de se remémorer la bibliothèque, tous ces livres sagement alignés, agglutinés les uns contre les autres. Et entre leurs pages, c’étaient des tas de mots qui se suivaient gentiment dans une farandole immense. Il n’y avait eu qu’un intrus, qu’une note discordante dans ce joli ensemble : lui, l’alpha. C’était comme si le feu s’était invité entre les pages, prêt à tout dévorer. Ou en tout cas, les autres omégas avaient eu l’air de le vivre ainsi. Ce n’était pas surprenant et ce n’était certainement pas la première fois qu’il avait eu l’impression de déranger. En réalité, ce premier sentiment datait de bien plus tôt dans son enfance, dans sa petite école, il avait grandi vite et les autres enfants avaient commencé à le fuir comme s’ils pressentaient déjà ce qu’il deviendrait. Avec le temps, les choses n’avaient fait qu’empirer et avec Leyn, il redécouvrait peu à peu ce que c’était d’être avec quelqu’un capable de faire confiance.

Malheureusement, en regardant le lit, la réalité de la situation lui revint au visage. Ce soir encore, ils allaient devoir se rapprocher physiquement. Ce soir encore, il allait trembler en se demandant quand est-ce que tout allait déraper. A côté de lui, Leyn toussota avant d’admettre :

- Pour aujourd’hui… j’ai pensé à quelque chose de particulier.

Sans dire le moindre mot, l’alpha alla poser ses quelques livres, les caressant du bout des doigts tout en attendant de savoir ce qu’il devrait subir.

- Ce n’est pas grand-chose. J’ai pensé que nous pourrions… nous masser ?

Doucement, se retournant vers l’oméga, le plus grand répéta :

- Nous masser ?
- Oui. Le dos. Est-ce que ça te conviendrait ?

Merwan acquiesça sans vraiment revenir de sa chance. Il n’avait jamais vécu une véritable tentative d’apprivoisement. Tous les omégas qu’il avait connus s’était montré plus qu’intrusif dès le premier contact, mais Leyn était différent. Il avait remarqué que lors du jeu des caresses, les contacts s’étaient arrêtés très haut sur son visage et cette nouvelle activité qui ne se voulait pas sexuelle aurait l’avantage de les conduire un peu plus loin.

- Est-ce que tu veux commencer ? demanda gentiment l’oméga.

Le plus grand allait dire oui lorsqu’une de ses vieilles leçons de l’école des alphas lui revint en mémoire. Ça parlait des alphas qui voulaient toujours tout faire les premiers, passer devant, s’imposer et qui se plantaient misérablement à cause de leurs orgueils lorsqu’il aurait fallu accepter de voir faire avant, d’apprendre avant. Il se mordilla la lèvre et proposa, d’une voix nouée que Leyn débute.

Ce fut avec toute la lenteur du monde que les doigts fins vinrent se poser sur son dos après qu’il se soit assis sur le lit. Leyn s’était installé à genoux derrière lui et doucement ses mains firent un premier rond le long de ses omoplates. Ce n’était qu’une caresse réconfortante par-dessus le tissu mais elle ébranla l’alpha.

Les caresses se poursuivirent comme pour apprécier la largeur de ses épaules. Le tissu était doux sous ses doigts.

- Tu me diras si c’est… inconfortable ou douloureux ?

Merwan fronça les sourcils, sans vraiment comprendre. Douloureux ? Les doigts de l’oméga était semblable a des papillons qui l’effleureraient à peine. Mais ils se firent un peu plus prononcés alors qu’ils commençaient à suivre les muscles pour les détendre. Lentement, un sentiment étrange naquit dans son ventre et il mit longtemps avant de l’identifier. Ce n’était pas de l’excitation sexuelle, c’était juste… de la décontraction. Pour la première fois depuis sa petite enfance, il se détendait au contact d’un oméga. Cette idée le bouleversa et avant que Leyn n’aille plus loin, il s’échappa d’un bond.

- Ça ne va pas ?

L’alpha hésita, perdu dans ses sentiments qu’il ne parvenait pas à identifier, mais il devait donner le change alors il proposa, presque la mort dans l’âme.

- … à ton tour ?

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