15 - Simone

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Un jeune homme brun d’une trentaine d’années, bien plus grand que moi, m’avait abordée par le côté. Il ressemblait à ces vagabonds qui traînent dans les squares avec leurs chiens et leurs bières, avec cette improbable coupe de cheveux, rasés sur les côtés, plus longs sur le dessus et derrière. Je tournai la tête pour voir à qui il pouvait bien s’adresser.

« Vous dansez ? répéta-t-il en me fixant.

- ...moi ? demandai-je incrédule.

- Oui, reprit-il avec beaucoup de douceur dans la voix contrastant avec son physique plus rude, vous savez danser la mazurka ?

- Un peu, acquiesçai-je, ne parvenant toujours pas à aligner plus de mots.

- Parfait. Vous voulez bien danser alors ? insista-t-il avec un sourire presque timide, désarmant.

- Mais vous ne préférez pas… y a plein de jeunes filles…, balbutiai-je.

- Mmmm », réfuta-t-il en hochant la tête de droite à gauche. Et il me tendit une main.

Mince, étais-je tombée sur le seul gérontophile du coin ? En même temps je ne risquais pas grand-chose au milieu de toute cette foule. Me surprenant moi-même, j’attrapai sa main toujours tendue au moment où je sentis qu’il allait se rétracter et renoncer. Il me guida alors tranquillement au milieu de la piste, positionna ses mains et s’ajusta à une distance raisonnable. Heureusement pour moi, il sentait le savon et non l’alcool ou je ne sais quelle substance illicite comme je le redoutais.

Au début, je focalisais sur le duo improbable que nous devions former et sur l’enchaînement de mes pas. Mais contre toute attente, défiant les apparences, mon cavalier se montra vraiment bon danseur, avec suffisamment de galanterie pour me sentir de plus en plus à l’aise. Petit à petit, j’oubliai ce qui nous entourait et me laissai embarquer dans LA danse. Celle où tout s’accordait à la perfection, celle qui faisait vibrer l’instant présent plus fort et suspendait le temps, celle qu’on voulait voir durer l’éternité… Une musique qui nous touche plus particulièrement, une osmose avec le partenaire, une fluidité du mouvement, l’enchaînement des pas connus mais toujours renouvelés, variés. Moment unique, éphémère, improvisé, libérateur.

La musique prit fin. Le vagabond me tint encore un moment, me fixant intensément de ses deux yeux gris comme pour prolonger cette surprenante connexion. Je crus y déceler cependant un voile de tristesse. Il me remercia sobrement, tourna les talons et disparut dans la foule. Je restai là hébétée jusqu’à être bousculée par les danseurs de polka suivants. Je retournai donc à petits pas vers mon banc, toute remuée par ce qui venait de se passer. Quand j’eus le déclic ! Mais bien sûr, mon cabas ! Cette diversion ! Quelle sotte ! J’étais tombée dans le panneau, me laissant distraire pendant qu’un acolyte devait faire main basse sur mes affaires. J’allongeai le pas et jouai des coudes pour arriver plus vite à ma destination.

Mon sac m’attendait bien sagement sous le banc là où je l’avais laissé, rien n’y manquait.

Quand j’ouvris la porte de la maison à presque dix-neuf heures, Belzébuth en profita pour se faufiler entre mes jambes.

« Je suis rentrée, lançai-je avant d’entrer dans la cuisine où Paul faisait mijoter une soupe.

- Et bien, visiblement l’après-midi a été bien rempli avec Mme Vignol, sourit-il.

- Je ne suis pas allée la voir, expliquai-je aussitôt, je l’ai appelée pour annuler et j’ai passé l’après-midi place de la mairie. Il y avait la Fête de la musique.

- Tu vois, le téléphone portable peut avoir du bon, souligna-t-il pour marquer son avantage. C’était bien alors cette école buissonnière ? Ou tu t’es endormie sur un banc, ajouta-t-il moqueur.

- C’était… surprenant. Excuse-moi je n’ai pas vu le temps passer.

- Tant mieux si tu as passé un bel après-midi, c’est le principal, ponctua-t-il d’un baiser léger dans mes cheveux. Mais à l’avenir préviens-moi si tu m’utilises comme alibi, poursuivi-t-il jovial.

- De quoi parles-tu ?

- Ne te voyant pas rentrer, j’ai appelé Mme Vignol - vu que tu ne réponds pas sur le portable, dit-il joueur. Cela m’étonnait aussi que tu réussisses à passer autant de temps chez elle.

- Qu’as-tu dit ? questionnai-je inquiète.

- Oh ! j’ai juste dû simuler d’affreuses douleurs et des pertes de mémoire importantes pour ne plus savoir où tu étais, se gaussa-t-il. La rumeur va bientôt courir au club de l’âge d’or que je suis bon pour l’hospice. J’espère tout de même qu’ils m’accepteront encore pour jouer au tarot.

Je sentis mon cœur se gonfler à nouveau.

- Merci de m’avoir couverte. J’ai acheté quelques crêpes sur le retour pour me faire pardonner.

- Tu es toute pardonnée ma douce. Cela me fait plaisir de te voir sourire à nouveau. »

En m’endormant ce soir-là, je remerciai Paul pour son amour sans faille. Je pensai également à ce jeune homme qui m’avait redonné espoir le temps d’une danse, me faisant sentir à nouveau digne d’intérêt et que fût un temps j’avais été une jeune fille aimant danser.

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