13 - Simone

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Saint Rodolphe, jour de l’été. Un dimanche radieux qui plus est, ce qui rendait les gens heureux et souriants, même malgré eux. Une sorte de gaieté contagieuse à l’idée des journées ensoleillées, des vacances, du temps de loisirs et d’oisiveté supplémentaires. Un temps magnifique à passer au jardin où m’attendaient du désherbage, la récolte des radis et des salades. La période des tartes et des bocaux, du séchage des herbes aromatiques et des préparations aux plantes. Et pourtant, et pourtant… pas d’envie. J’étais là, avachie dans mon fauteuil depuis le petit matin, la tasse de tisane froide à peine entamée. Les rideaux tirés, en robe de chambre et mules, le chignon défait. Seul Belzébuth, noir parmi les ombres, ronronnait sur mes genoux, ravi de mes gratouilles incessantes.

Onze heures sonnèrent à l’horloge mural. Puis le tic-tac métronomique reprit, imperturbable. La clé tournée dans la serrure vint briser le silence ambiant. Mouvement de porte. Démarche saccadée de Paul. « Je suis rentré ma douce ! ». Belzébuth profita de l’intermède pour bondir souplement et se faufiler dans l’entrebâillement afin de prendre la poudre d’escampette. Il avait ses aises dans le quartier autant que chez nous et je le suspectais d’aller quémander quelques friandises chez nos voisins. Succédant au félin, mon époux entra dans le salon, la casquette plate encore vissée sur son crâne dégarni, la baguette dépassant du sac accroché à son déambulateur.

Plus d’une heure et quart pour aller chercher son pain à trois cents mètres de là. L’effort était louable ; le mérite, grand.

Après avoir retiré son couvre-chef, Paul s’approcha et déposa un baiser léger sur ma joue.

«Tout va bien ma douce ? s’enquit-il pour la forme. Car voilà bien plusieurs mois que je me sentais dépérir et que mon mari faisait semblant de ne rien remarquer.

- La boulangère te donne le bonjour, poursuivit-t-il jovial en allant ouvrir les rideaux. Elle a souligné qu’elle ne t’avait pas vue depuis longtemps.

Le salon fut soudain baigné de lumière, m’obligeant à plisser les yeux. Face à mon silence constant, il enchaîna :

- Et devine qui ai-je croisé en faisant la queue ?

- Monsieur Lebon ou Mme Vignol, répondis-je face à ce scenario sans surprise.

- Mme Vignol !», répéta-t-il en écho sans m’avoir entendu.

Je notai intérieurement qu’il faudrait bientôt penser à changer les piles de ses prothèses auditives. Et oui, c’est qu’à nos âges canoniques, il n’était pas rare de cumuler.

Jusqu’à trente, quarante ans pour la majorité d’entre nous, nous pouvions vivre sereins et insouciants. Puis, les petits maux du quotidien s’installaient et devenaient des compagnons d’infortune. Les maladies, les accidents, la douleur ou les handicaps venaient jalonner notre parcours pour nous rappeler le caractère précaire et éphémère de notre situation. A chacun son lot, sa croix ou sa peine, et pour les plus malchanceux, les trois. Car tout était possible en ce bas monde et les plus petits malheurs pouvaient devenir l’enfer : jargonaphasie, triméthylaminurie, omphalophobie. Il suffisait de consulter le Larousse médical, doctichose ou d’écouter Monsieur Lebon. Bref, passée la soixantaine, de toute façon vous deveniez vieux ! Il devenait donc normal et admis d’avoir mal ici ou là. Et tout s’enchaînait de manière exponentielle : soixante ans, la retraite, la carte senior (de plus en plus, l’une avant l’autre) et le club du troisième âge. Là c’était fini, vous en étiez réduits à discuter météo, proverbes, varices et incontinence. Quand vous receviez plus de faire-part de décès que de mariage, vous ne pouviez plus faire l’autruche : vous faisiez partie d’une autre génération ! Votre prochain choix à anticiper risquait de se résumer à : crémation ou inhumation ?

Paul cumulait donc, très classiquement, une baisse de la vue et de l’audition, une calvitie avancée et un embonpoint maîtrisé, ainsi que la pause récente d’une prothèse de hanche, d’où son nouvel ami le déambulateur. Ce qui en faisait malgré tout, un fringant jeune homme relativement bien préservé de presque soixante-quinze ans. Pour ma part, j’avais sept ans de moins que mon mari. Je laissais faire dorénavant le calcul, car vint un moment où l’on ne demandait plus l’âge d’une dame (même si je faisais bien plus jeune. Si, si). Paul et moi affrontions les affres du temps, côte à côte, depuis presque cinquante ans. Bientôt les noces d’or vous vous rendez compte ! Non, plus personne ne se rendait compte car nous serions certainement les derniers, vu la vitesse à laquelle se faisaient et se défaisaient les couples actuels. Aucune persistance ces petits ! Un couple, c’était l’art de la communication et du compromis !

Paul avait été journaliste. J’étais infirmière de formation. Nous avions élevé deux beaux enfants : un fils et une fille, qui nous avaient donné trois petits-enfants formidables et j’espérais bientôt être arrière-grand-mère. Mais nous leurs avions transmis également des valeurs, des idées et des ailes, et toute cette petite tribu s’était envolée aux quatre vents pour mieux découvrir le vaste monde. A mon grand désarroi.

Plus que le vieillissement, c’était la retraite et le départ de mes ouailles qui avaient creusé le sillon de ma décrépitude. Après avoir été plus qu’active et aux petits soins auprès de mes enfants et de mes patients, mon univers s’était considérablement restreint, se réduisant uniquement à Paul, Belzébuth et le jardin. Le premier acquis en dépit de tout, le deuxième plus qu’indépendant et le troisième devenant éreintant avec mes rhumatismes croissants.

J’avais essayé d’être une infirmière dynamique et une retraitée socialement investie. Autant vers cinquante ans on vous considérait encore avec toute votre expérience et votre sagesse, autant après j’avais juste eu le sentiment d’être ‘has been’ ! Méthodes désuètes, pas assez rapide ni rentable, ne maîtrisant pas les outils de télécommunication de base. J’avais donc été gentiment reléguée avec les gens de ma génération. Pour ressasser le passé et notre obsolescence ? Non merci !

Je me retrouvais, par conséquence et abandon de ma part, dans mon fauteuil un dimanche matin ensoleillé, avec ce sentiment abyssal de solitude et d’inutilité.

« Simone ? Simone !

- Oui, oui, je t’écoute, dis-je en raccrochant le fil de la discussion.

- Je disais donc que Mme Vignol attend ta visite. »

Diantre ! Je me redressai subitement dans mon fauteuil. Je n’avais rien écouté du tout. Quelle visite ? Chez cette double R : radoteuse ET râleuse. Les radoteurs tournaient en rond sur leurs mêmes sujets de prédilection. Les râleurs n’étaient jamais satisfaits de quoi que ce soit. Madame Vignol, cumulant les deux, elle était persona non grata et à éviter autant que possible pour tout un chacun voulant rester sain d’esprit. Un de ces jours, ma langue fourcherait et je ne manquerais pas de l’appeler devant elle : Madame Vitriol !

« Nous avons parlé tomates. Elle ne s’en sort pas avec les siennes, j’ai proposé que tu ailles lui montrer comment les tailler et les tutorer pour qu’elles donnent bien comme les tiennes », continua mon mari sur sa lancée.

Le malin. Ce n’était pas la première fois que je le soupçonnais d’inventer des stratagèmes ou, tout du moins, de saisir toutes les opportunités pour me forcer à quitter mon fauteuil.

- Pourquoi pas, je l’appellerai dans la semaine pour nous mettre d’accord, éludai-je.

Avec un peu de chance tout le monde aurait oublié d’ici là. Autant tirer parti des avantages de la vieillesse.

- Oh mais elle t’attend cet après-midi. Elle part demain en cure pour trois semaines, alors il vaut mieux le faire avant.

- Cet après-midi ?! Mais ça va faire court, m’affolai-je.

- Très bien si tu es ravie, mais pas la peine que tu courres, transforma Paul à sa sauce.

Cette presbyacousie avait vraiment bon dos. Je le suspectais aussi de l’utiliser comme ça l’arrangeait. Et mon époux sortit aussi vite que lui permettait ses quatre pieds avant que je n’ai pu me débiner.

Le filou.

« Pomponne-toi ma douce ! Je m’occupe du repas, j’ai pris des flans à la boulangerie pour le dessert », triompha-t-il depuis la cuisine.

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