5- Fatou

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 Comme chaque jour, je marchais en équilibre sur le bord du trottoir, gambadant derrière mon grand frère poussant son vélo. Mapaté était toujours pressé de rentrer le mercredi midi. Il avait faim ! Ceci dit, il avait toujours faim ; il fallait voir tout ce qu’il pouvait ingurgiter : presque la moitié du plat de thiéboudienne que pour lui. Il paraît que c’est l’adolescence qui veut ça chez les garçons. Pour l’instant, Mapaté restait un grand échalas à lunettes qui ne savait pas quoi faire de son corps qui grandissait plus vite que sa tête. Il me faisait peine, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure qu’il était préoccupé en ce moment. S’il pouvait se voir comme moi je le voyais, il arrêterait de se poser des questions et irait parler à la fille de ses pensées. Il oserait aussi faire autre chose que du mbalax. Je l’avais déjà entendu jouer du reggae et il se débrouillait très bien aussi avec ses percussions. Mapaté était autant doué pour la musique que pour les langues. Il aurait pu faire tout ce qu’il voulait s’il avait plus confiance en lui et s’il apprenait à s’écouter, plutôt qu'essayer de faire plaisir à tout le monde, surtout aux parents. Le pauvre, aussi, le seul garçon parmi nous six ! Toute la réputation de la famille sur ses épaules. Chez nous, un proverbe disait « Si l’enfant ne réussit pas, il n’est le fils que de ses parents, mais s’il réussit alors c’est le fils de tout le monde ».

Comme Baay, j’adorais beaucoup les citations, j’en connaissais plein. Chaque jour, je cherchais à en découvrir de nouvelles, elles m’apportaient un autre regard sur ma journée et sur le monde. Elles étaient souvent très imagées, ce qui me touchaient d’autant plus. J'appréciais particulièrement les images, les couleurs, les mouvements, les petites choses sous notre nez que les gens trop pressés oublient de regarder. Je m'asseyais sur un banc pour observer les visages, les attitudes, regarder simplement les gens vivre. J’aimais noter les changements de saisons sur le grand chêne place de la mairie, découvrir des formes dans les nuages, repérer les détails insolites : un pull mis à l’envers, un nouveau graffiti, une plante qui a poussé au milieu du béton.

 J’avais bien réfléchi pour Mapaté, j’avais envie de l’aider à réaliser ses rêves. Juste le pousser un peu. Alors, quand nous sommes arrivés dans la rue de LA boîte aux lettres, j’ai relancé notre conversation d’hier, l’air de rien :

- Alors, tu es allé parler à la fille de tes pensées ce matin ?

Mapaté s’arrêta au milieu du trottoir avec son vélo. Je voyais bien sa mimique contrariée, il n’avait pas dû encore oser.

- C’est pas vrai Fatou, tu ne vas pas recommencer !

- Tant pis, ce n’est pas grave, dédramatisai-je en haussant les épaules, ma spécialité.

Je m’écartai un instant de lui afin de laisser passer une jeune femme qui clopinait plus qu’elle ne courrait, rouge et essoufflée, l’air encore plus pressé que Mapaté de rentrer ce midi. Apparemment pour bondir sur le facteur.

Je m’accroupis pour ouvrir mon cartable et sortis un petit carré bleu de mon cahier de texte. J’avais préparé mon coup tout à l’heure pendant qu’on copiait les devoirs en classe. Je me relevai et agitai le Post-it sous le nez de Mapaté en souriant :

- J’ai trouvé une nouvelle citation, j’imagine que ça ne t’intéresse pas.

Il plissa les yeux méfiants.

- Que vas-tu faire encore ?

- Ça t’intéresse ou non, insistai-je en éludant sa question.

- Bon d’accord, qu’as-tu écrit ?

- Qu’exprimer ses émotions permet de repousser les nuages noirs devant le soleil et qu’ensuite peuvent pousser les fleurs.

- Et que suis-je sensé comprendre ? m’interrogea-t-il mi-agacé, mi-intéressé.

- Peut-être que si tu oses dépasser ta timidité et parler de tes sentiments à cette fille de belles choses pourront arriver ? proposai-je.

- N’importe quoi, nous ne nous connaissons même pas, nous nous croisons juste au lycée et nos classes ont sport ensemble. Elle ne sait pas qui je suis, je ne peux pas... je ne peux pas… débouler comme ça et dire ce que je ressens, s’énerva-t-il.

- D’accord, alors peut-être seulement lui proposer de vous voir pendant les vacances ?

- Aaargh !! Mais t’es… Mapaté s’interrompit, respira un grand coup, visiblement je m’y étais mal pris pour l’encourager.

- Juste lui adresser la parole ? signai-je timidement, Lui demander l’heure ?

Ce qui le fit tout de même sourire, même s’il leva les yeux au ciel.

- D’accord je te laisse tranquille, conclus-je, et j’achevai les quelques mètres qui me séparaient de LA boîte aux lettres et y introduisit mon papier. Puis je poursuivis mon chemin sans attendre.

Mapaté me rattrapa.

- Pourquoi as-tu recommencé ? questionna-t-il à la fois gêné, furieux et surpris. Je t’avais demandé de me la lire ta citation.

- Oui, mais tu n’en fais rien. Peut-être que cela profitera plus à ... E. BAUDOIN, épelai-je en dactylologie.[1]

- Qui ?

- La personne à qui appartient la boîte aux lettres.

- Et bien je lui souhaite bon courage pour s’inspirer de ton charabia, conclut-il.

 Nous reprîmes notre trajet. Nous croisâmes à nouveau la jeune femme qui manifestement avait enfin lâché le facteur et revenait moins essoufflée, mais passablement plus déçue, ainsi que le gros matou noir du quartier à qui je fis une caresse rapide en passant. Je trottai aussi vite que possible à côté des longues enjambées de Mapaté. Je l’avais assez énervé pour aujourd’hui, autant rentrer rapidement, il serait certainement de meilleure humeur une fois qu’il aurait mangé.

 Le lendemain, fin d’après-midi sur notre traditionnel trajet de retour à la maison, Mapaté essaya de contrecarrer mes projets, comme si je ne l’avais pas vu venir ni anticipé.

- Où vas-tu ? lui demandai-je innocemment.

- Par-là, répondit-il sans me regarder, d’un simple signe dans la nouvelle direction.

-Yaay ne sera pas d’accord que nous prenions un autre chemin.

Je m’engageai dans la rue de E.Baudoin. Mapaté me suivit, comme je l’avais prévu, après tout c’était lui le grand frère garant de ma sécurité. Même si je n’étais pas fière d’utiliser son sens aigu des responsabilités pour parvenir à mes fins.

- D’accord Fatou, mais pas de proverbe.

- Trop tard, il est déjà prêt, signai-je en agitant le Post-it jaune sortit à l’instant de ma poche. Je continuerai jusqu’à ce que tu inities quelque chose. Pour assouvir ta curiosité, aujourd’hui j’ai écrit sur le concept d’oser. Oser, comme sortir de son cadre ou de sa zone de confort, se détacher de l’impossible pour rendre les choses possibles, ajoutai-je tout en postant ma citation du jour.

J’espérai intérieurement que les petits cailloux que je semais allaient finir par mettre Mapaté en marche sur son propre chemin.


[1] Alphabet gestuel en langue des signes

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