4 - Mapaté

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« Allez Fatou, avance s’il te plaît. Tu es sûre que tu ne veux pas monter sur mon vélo, on irait plus vite, signai[1]-, nerveux et maladroit, de ma main libre.

- Tu es pressé ce soir ? Tu as une répétition ? » répondit par gestes ma petite sœur tout en marchant en équilibre sur la bordure du trottoir. Ses mains tintinnabulaient à chaque mouvement avec tous ses bracelets multicolores.

- Non c’est demain, mais j’ai pas mal de travail pour le lycée.

- Si c’est pour le lycée, commenta-t-elle avec un haussement d’épaules, on a le temps alors. » Elle s’arrêta pour caresser un chat noir qui paressait au soleil sur un muret de la rue. J’y adossais mon vélo pour l’attendre.


Arrgh ! Certains jours, j’aurais volontiers changé de sœur ou carrément ne plus en avoir du tout. Je pouvais même offrir un lot : cinq pour le prix d’une, de treize à vingt-trois ans. Tiens, ça me ferait drôle d’être fils unique ! Tous les deux ans, avec une régularité à toute épreuve, Yaay avait donné naissance à une fille, sauf moi, le numéro quatre. Fatoumata était la dernière. C’est pour elle que toute la famille était venue en France. Baay en rêvait depuis un moment, surtout que mon oncle Baba avait déjà émigré il y a quelques années. Alors quand l’ORL avait confirmé la surdité de Fatou, nous avons quitté Dakar. Baay avait trouvé un emploi de médecin urgentiste au service pédiatrique de l’hôpital public, un appartement avec trois chambres et un établissement spécialisé pour accompagner Fatou. Dix ans plus tard, nous étions toujours là. C’est pour Yaay que ça avait été le plus dur. Pourtant, nous n’étions pas la seule famille sénégalaise du coin et le réseau s’était vite reformé : Baba et sa famille, le neveu de l’ancienne voisine à Dakar, une sœur de maman et d’autres cousins du côté maternel.

J’étais le seul à être au lycée cette année et Fatou allait dans une classe spécialisée qui intégrait les élèves utilisant la langue des signes française. Nos sœurs allaient dans d’autres établissements scolaires et prenaient des trajets différents. J’étais donc responsable de la petite dernière, surprotégée par nos parents, quand nos emplois du temps correspondaient.

En fait, je n’aurais échangé Fatou pour rien au monde. Mon rayon de soleil de la journée, même si elle me déroutait par ses réflexions et sa façon d’appréhender la vie. J’étais aussi celui qui s’exprimait le mieux avec mes mains, mon don pour les langues peut-être, et lui servais régulièrement d’interprète. Fatou pouvait parler si besoin d’une voix un peu étrange et rocailleuse, mais elle était fascinante quand elle signait, si libre. Elle ne craignait pas le regard des autres et affichait un sérieux aplomb pour ses treize ans avec ses yeux pétillants et son sourire communicatif. Elle attirait tout autant l’attention par ses tenues colorées, ses bracelets et sa masse de cheveux vaporeuse.


Fatou me tapota l’épaule :

« Mapaté, pourquoi es-tu si pressé de rentrer ?

- Je te l’ai dit, j’ai beaucoup de travail cette semaine : pas mal de révisions et au moins deux ou trois répétitions d’ici dimanche pour la fête de la musique.

- D’habitude tu n’as pas l’air si soucieux.

- Que veux-tu dire ?

- Tu as le front plissé depuis une semaine et tu n’arrêtes pas de remonter tes lunettes, tu es dans tes pensées et tu oublies ce qu’il y a autour de toi. Alors qu’est-ce- qui te préoccupe ?

(comment pouvait-on être aussi perspicace, observatrice et fan de My little pony ?)

- Je ne vais pas parler de ça avec toi.

- Pourquoi ?

- Parce que…

- C’est politique ?

- Non.

- Violent ?

- Non !

- Bon alors… C’est interdit ?

- Nooonnn !

- Indécent ? continua-t-elle avec un large sourire.

-NOOOOONNNN !!! Je n’avais pas pu m’empêcher de râler.

- Alors pourquoi ?

- … c’est personnel !

- Mais tu n’es pas de bonne compagnie ce soir alors ça me concerne aussi !

Arrgh, je retirais ce que j’avais dit : finalement, qui voulait d’une petite sœur obstinée ?!

- Et bien, je rêve à certaines choses, c’est tout ! finis-je par lâcher espérant qu’elle me laisse en paix.

- Comme quoi ?

- …

- Je devine ? questionna-t-elle, sourire en coin et yeux rieurs.

- Surtout pas, tu as bien trop d’imagination !

- Alors ?

- Bon d’accord, je t’en parle mais tu le gardes pour toi.

- Je ne le DIRAI à personne, signa-t-elle en pouffant.

Sa blague préférée, qui me tirait encore un sourire malgré tout.

- J’aimerais bien jouer autre chose que du mbalax[2], mais je ne sais pas si les parents accepteraient, avouai-je.

- Tu veux te rebeller ? me taquina-t-elle. Je comprends que tu n’en parles pas. Que jouerais-tu à la place ?

- Je ne sais pas. J’adore jouer des percussions, mais j’aimerais bien essayer un instrument plus mélodique (je n’allais pas tout lui révéler quand même).

- Tu me laisseras ‘écouter’ même si tu changes d’instrument ? » me supplia-t-elle en faisant les grands yeux, comme le chat de Shrek.

Fatou avait l’habitude de venir se coller à mon djembé ou à mon dos quand je jouais pour mieux percevoir les vibrations.

« Seulement si tu plaides ma cause auprès des parents, négociai-je pour la peine.

- Promis ! » jura-t-elle main levée, très solennelle.


Je récupérai mon vélo et partis en roue libre. Fatou sautilla à mes côtés un moment puis stoppa à nouveau.

« A ce rythme-là, on ne va pas arriver à la maison. Je parie que Yaay s’inquiète déjà, râlai-je.

- Pose ton vélo, tu ne signes pas bien d’une seule main.

- Quoi encore ?

- C’est quoi l’autre chose qui te préoccupe ? insista-t-elle.

- Je t’ai tout raconté !

- Non, non, je ne crois pas. »

Zut, un vrai scanner cette fille. Pourquoi avais-je une sœur observatrice, précoce, têtue ET indiscrète ?

« C’est à cause de quelqu’un, avouai-je pour la deuxième fois.

- Et… m’encouragea-t-elle à poursuivre.

- C’est bientôt la fin de l’année scolaire.

- Et vous n’allez pas vous revoir pendant les vacances ? raisonna-t-elle.

- Je ne pense pas.

- On ne part à Dakar qu’un mois cet été, vous pouvez vous voir en juillet ?

- Ce n’est pas prévu.

- Tu lui as demandé au moins ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Parce que…

- Tu rougis.

- Ça ne se voit pas, grommelai-je.

- Que tu crois. Je le vois bien je suis ta sœur ! C’est une fille, n’est-ce pas ? » déduisit-elle.

Mon léger hochement de tête lui suffit.

« Et tu n’as pas osé lui demander pour les vacances ?

- On ne se parle pas trop en fait, signai-je rapidement.

- Tu parles cinq langues et tu n’as pas trouvé le moyen de discuter avec cette fille ? Tu n’as plus qu’à apprendre celle du cœur, argua-t-elle.

- La langue du cœur ? On n’est pas dans My little pony.

- Idiot, je te parle de tes sentiments. Si tu es amoureux, tu as deux possibilités : te taire et rêver de loin ou oser lui révéler ce que tu ressens.

- Et bien rêver me suffit.

- C’est pour ça que tu fais cette tête de dix pieds de long depuis plusieurs jours à l’idée de ne pas la revoir …

- Ça ne te regarde pas Fatou ! »

Mes gestes devenaient moins précis, cette conversation exacerbait mon agacement car cette petite sœur insistante visait juste. Elle me mettait de mauvaise humeur, et face à ma timidité. Je n’allais pas le lui avouer cette fois, fierté oblige.

« Bien. Si tu préfères rester à l’étroit dans ton petit cocon au lieu de t’affirmer, continue de jouer du mbalax et de rêver à ta princesse inaccessible, » conclut-elle, aussi énervée que moi.


Mais Fatou ne restait jamais fâchée longtemps. Elle avait une faculté à rebondir assez déconcertante que je lui enviais beaucoup. Inopinément, je la vis s’accroupir et sortir de son cartable sa trousse et un petit calepin coloré. A peine relevée, elle m’interpella à nouveau.

« Retourne-toi s’il te plaît. » Sans attendre, je la sentis prendre appui sur mon dos pour écrire quelque chose dans son carnet. Puis elle détacha une petite feuille rose et carrée et la glissa aussitôt dans la boîte aux lettres située derrière nous.

- Mais qu’est-ce que tu fais ? m’égosillai-je, désarçonné par son étrange initiative.

Fatou comprit sans que j’eusse besoin de répéter par gestes. Elle haussa les épaules et rangea ses affaires dans son cartable.

« Et bien si tu ne veux pas de mes conseils, peut-être qu’ils profiteront à d’autres, finit-elle par signer.

- Qu’as-tu écrit ? la questionnai-je, ne comprenant toujours pas son acte.

- Qu’au bout d’un moment on souffre plus à vouloir rester à l’étroit dans un bourgeon que de risquer d’éclore. »


Sur ce, elle reprit sa route en gambadant me laissant pantois devant la boîte aux lettres inconnue.



[1] S’exprimer par gestes avec ses mains en langue des signes


[2] Musique sénégalaise

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