Chapitre 1

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 Les ongles de Cadfaël grattaient la terre. Telle une taupe, il se faufilait dans cette masse d'argile fraîche, grouillante de vers gluants. Il n'allait jamais très profond pour pouvoir remonter à la surface et respirer quand il se sentait étouffer. À plusieurs reprises, il rencontra des obstacles, souvent des blocs de métal infranchissables. Il n'avait d'autre choix, alors, que de creuser plus fort et plus loin dans le sol dur.

 Plus d'une centaine de kilomètres le séparait du nord du pays. Le voyage avait marqué son corps. La terre, les pierres avaient écorché sa peau blanche, la chair était à vif. Plus il avançait, plus son corps s'abîmait. Sa respiration sifflait, ses ongles se cassaient un peu plus à chaque mètre. Mais sa volonté était inébranlable, même lorsque son corps l'abandonnait et ne pouvait plus continuer.

 Il se reposa quelques minutes pour reprendre son souffle.

 Il avait commencé son périple seulement quelques jours auparavant. Il avait quitté le clan, dès le lever du jour, comme le lui avait ordonné Dorian. Il s'était engouffré dans les souterrains à contrecœur et s'était éloigné de chez lui avant que le soleil ne se montre. Sa peau blanche ne résistait pas longtemps aux rayons du soleil. Il ne pouvait survivre qu'à l'abri, dans les ténèbres, et qu'auprès de sa famille. Il poussait sur ses coudes pour avancer, fermant les yeux et la bouche. Une grille cadenassée se trouvait sur son chemin. Il tira sur les barres de fer rouillées en jurant. Elle ne céda pas.

  Le petit matin arrivait.

  Il n'avait pas l'énergie nécessaire pour arracher la chaîne et dut rebrousser chemin. Il quitta les égouts et déambula dans les ruelles. Il cacha son visage émacié et cireux sous sa cape et ignora les insultes qu'on lui jetait à la figure. Certains avaient même le culot de lui cracher au visage ! Son apparence – hideuse, avait-il entendu – encourageait les moqueries. On le confondait avec ces mangeurs de rats d'égout qu'on trouvait près des Zones sombres, mais quand bien même ! N'y avait-il plus aucun respect dans ce bas monde ? S'il n'était pas en mission, il leur aurait arraché la tête, mais ce n'était ni le lieu ni le moment. Il sourit en songeant à ce qu'il leur ferait à son retour.

 Il quitta la ville en gravant dans sa mémoire les visages hagards, hébétés et sardoniques de ses futures victimes. Le soleil se tenait encore haut dans le ciel et ne se déciderait pas à se coucher avant plusieurs heures. Il utilisa les chemins souterrains, avançant comme un animal. Il creusait à mains nues et rampait comme un serpent. Il se sentait totalement courbaturé, mais n'avait d'autre choix que de continuer. Il gratta de nouveau la terre humide et soudain il se sentit tomber dans le vide. Il atterrit agilement dans une flaque d'eau. Soudain, l'air entra dans ses poumons, gonflant son corps ratatiné comme un ballon.

 Il resta immobile, attendant que ses yeux s'acclimatent à la pénombre. Il avança alors à l'aveuglette. Il se cogna contre une roche glacée et humide. Il jura et se frotta le front. Il n'avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Il longea le mur et huma l'air. Il devait y avoir une sortie quelque part. Remonter par là où il était tombé ne servirait à rien. Il continua à errer dans cet antre gelé jusqu'à sentir un courant d'air qui gifla son visage. Il posa ses mains sur la roche, dévoilant des ongles aussi longs que des griffes. La faible lumière était aussi visible qu'une luciole dans la nuit. Il devait se rapprocher. Il se courba, prenant une forme inhumaine, et pénétra dans le trou étroit. Il rampa jusqu'au bout et se laissa tomber dans le lac. Des dizaines de chaumières séculaires ressemblant presque à des maisons s'étendaient devant lui. Il cria d'allégresse en découvrant les enclos d'animaux ne demandant qu'à être dévorés, dépourvus de protection. Un sourire carnassier sur le visage, il se redressa, faisant craquer tous ses os, les remettant en place. Il lissa son vêtement déchiré et trempé et passa sa longue main dans ses cheveux gras. Il se lamenterait d'avoir quitté la Cité de Paris plus tard. Pour le moment, le dîner allait être servi.

 — Bien, bien, bien, allons faire connaissance avec ce charmant village.

 Il faillit tomber plusieurs fois en descendant le long de la grotte. Le chemin était rocailleux, et à sa droite le vide l'attirait indéniablement.

 — Tu crois que je suis le seul représentant le mal sur cette Terre ? Peut-être bien, dit-il en riant comme un fou qui se serait échappé d'un asile, avant de continuer sa conversation avec le fossé : Tu crois peut-être que m'aspirer dans tes ténèbres purifiera cette planète ? (Il regarda le vide, attendant une réponse qui ne vint pas.) Je n'ai pas la prétention de croire incarner le mal en personne. Si c'était véridique, je ne me retrouverais probablement pas dans un endroit si peu enviable.

 Il arracha plusieurs branches des arbres qui venaient l'entourer, et les balancèrent au loin, faisant fuir les petits mammifères qui dormaient.

 — J’étais bien loti, vois-tu, avant de m’aventurer dans cette région du pays. Le nord me convenait parfaitement. Les dames étaient bien potelées et me rassasiaient. Me voilà maintenant au régime. (Il s’allongea au milieu du chemin et grogna.) Je n’ai jamais goûté aux humains du centre, ils sont peut-être infects ! (Il se releva difficilement et continua en s'appuyant sur un bâton pour avancer plus rapidement.) Mon ventre crie famine, si l’on peut dire, je dois manger au plus vite. Ça doit faire des semaines que je n’ai pas vidé un humain.

 Il atterrit à proximité d’une clairière. Les animaux détalaient à son approche. Ils éprouvaient une aversion pure pour les Convertis, et abhorraient son genre. Tout comme les humains, d'ailleurs.

 — Alors, y a-t-il un jeune humain qui se promènerait à cette heure tardive ?

 Tout compte fait, il ne se contenterait pas d'un animal. Il scruta les alentours, mais ne vit personne. Dommage, cela aurait été plus simple. Il ouvrit un portillon et contourna une maisonnette. La fenêtre était ouverte. Parfait. Pas besoin d’alerter tout le village.

 Il lâcha son bâton et dans un ultime effort, sauta jusqu’en haut. Il atterrit dans une chambre d'enfant. Le papier vert rendu vif par les rayons de la lune lui donnait la nausée. Il n’avait jamais pu supporter ces couleurs vives.

 Il s’approcha du lit à pas lents et posa sa main sale sur le bras de l'adolescent qui dormait profondément. L'énergie vitale du gamin fut comme aspirée par sa main. Un bruit au rez-de-chaussée l'incita à se presser et sans aucune mesure, il planta une longue griffe dans le cou de l'adolescent d’où le sang s’écoula en abondance. Il suça le vivame mélangé au sang. Le goût de fer dans la bouche lui donnait la nausée, mais il se retint de vomir. Les yeux du garçon s'ouvrirent en grand. Un cri s’échappa de sa bouche, étouffé par la main du Converti qui l’écrasait avec force. Il continua d'aspirer goulûment. Sa résistance faiblit, jusqu'à ne plus avoir aucune énergie. Ses bras se détendirent alors et tombèrent lamentablement sur sa couverture, souillée de sueur.

 Il abandonna le garçon mort, marqué d'une main grise qui brillait dans la nuit, et s'approcha du miroir pour voir sa transformation. La mine blafarde et les rides avaient laissé place à un masque jeune et élégant. Une douleur fulgurante vint compresser sa poitrine et par mégarde, il fit basculer sur le plancher la lampe de chevet qui se brisa. Il haleta bruyamment et attendit que la douleur disparaisse.

  Il n’y avait rien de plus vivant que les humains dans la fleur de l'âge, mais leurs âmes infligeaient toujours pareille souffrance. Les camés connaissent très bien ce sentiment. Ils se disent « juste une », et puis l'envie les assaille de nouveau, elle les oppresse et les prend au piège. Cadfaël n’était pas si différent, le vivame des enfants le rendant plus fort et plus beau que jamais auparavant.

 La porte de la chambre heurta le mur avec fracas. Dans le noir, éclairé seulement par quelques étoiles qui scintillaient dans la voûte céleste, un homme élancé se tenait dans l’embrasure de la porte. Il ne respirait pas, constata Cadfaël. Ne tremblait pas. Et n’hésiterait pas à tirer, pensa-t-il en émettant un rire amusé. Le fusil étincelait. La femme hurla en se jetant sur le garçon mort. Aussi pâle qu'une poupée de porcelaine. Presque irréel.

 — Oh non ! Ce n’est pas vrai, sanglota la mère.

 — Qu'est-ce que vous avez fait !

  L'homme arma son fusil et tira sans hésiter. Le Converti ne bougea pas. La balle s'écrasa contre le rebord de la fenêtre en l'éraflant au passage.

 — Je ne faisais que passer, répondit-il en faisant un signe d'adieu.

  Sa poitrine se serra de nouveau, il perdit l'équilibre et tomba dans le vide. Il entendit d'autres coups de fusil. Les lumières s’allumèrent les unes après les autres. Tous sortirent armés.

 Il quitta le petit village, un chevreau sous le bras et un sourire serein sur le visage. Avara était encore loin.

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