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À une trentaine de minutes du départ, une foule bigarrée et dense a investi la petite ville côtière, au point qu’on ne distingue plus le bitume de la chaussée. Six mille cinq cents coureurs presque immobiles tapissent d’un vêtement multicolore l’artère principale parallèle à la gare de Saint-Valéry-sur-Somme.

Pour prendre de la hauteur, je me tiens en équilibre sur l’un des rails de voie ferrée qui traverse la rue et du regard, je tente de reconnaître des visages amis parmi la multitude. Certains participants s'affublent de perruques, d’autres de chapeaux lumineux, tandis que quelques-uns arborent des costumes de super-héros de comics ou de personnages issus de Walt Disney. Depuis leur balcon, des riverains prennent en photo l’événement sportif estival.

La Transbaie [1] se présente comme une épreuve de course à pied de type trail, que je découvre pour la première fois, réputée très physique avec ses dix-sept kilomètres. Son originalité tient à ses étendues de vase et d’alluvions qui couvrent les deux tiers du parcours. L’itinéraire emprunte l’estuaire de la Somme à marée basse entre Saint-Valéry et Le Crotoy.

Sortant de mes réflexions, je vois jaillir de la cohue un cercueil factice, insolite, porté dans les airs par des bras tendus de fantomatiques squelettes asexués, encouragés par les sifflements de la foule. Des ballons colorés et des fanions en parement aux façades semblent s’incliner sous la douceur d’une brise de terre.

Ma montre me paraît tout excitée. La grande aiguille hésite, le trac, sans doute, à rejoindre le quart de l’heure officielle du départ, fixée à 10 h 15.

La pression augmente dans mon ventre, mais pas seulement. Comme par magie, une agitation soudaine révèle aux concurrents l’avant massif, cylindrique et majestueux de la locomotive qui d’habitude assure la liaison ferroviaire sur les rives de l’estuaire pour promener les touristes à la belle saison.

La vieille dame entre en scène et de la fumée blanche s’échappe de sa cheminée par des chuintements successifs et sifflants. La bête humaine délivre le message du signal du départ sous des applaudissements. À une centaine de mètres, le chronométrage officiel digital s’anime, libérant les premiers rangs composés d’une avant-garde kényane et de quelques challengers européens.

Le monstre à treize mille baskets s’ébranle avec bonheur.

Englué dans cette marée humaine, je me plie au changement progressif d’allure. La cadence passe au trot, puis peu à peu à une vitesse de parade, dans une sorte de défilé en ville durant les trois premiers kilomètres du parcours. On serait presque tenté de saluer la foule qui lance des cris et des prénoms en reconnaissant des coureurs.

Rien ne laisse présager ce qu’il se cache au-delà du pont basculant qui enjambe le port de plaisance, puis tout au bout, de la digue de mer : la lise attend en embuscade. Le rythme encore tranquille aide mes pensées à un voyage mental agréable alors que le soleil flirte avec les nuages. Je cherche avec avidité et curiosité à prendre la mesure de l’événement. Mais déjà, le sol s’incline, devenant rampe, et nous voilà absorbés, engloutis dans un bain de vase.

Impossible de revenir en arrière.

La chenille se démultiplie, se disloque et se métamorphose, passant des mille couleurs de nos maillots en un verdâtre militaire plus ou moins uniforme, un ton taupe pour les artistes, un ciment végétal pour les bâtisseurs écologistes.

Les jambes disparaissent en profondeur et les pieds tentent alors de s’extraire de cette purée gourmande dans de curieux bruitages de succion. Les spectateurs répartis de part et d’autre des lices de sécurité sourient aux anges. Ils jubilent de bonheur, envoyant force éclats de rire, bravos et vivats.

Ce spectacle de plein air se veut populaire et vivant. Il me rappelle un instant les jours festifs du Nord avec les costumes et les maquillages excessifs à la façon du "Cletche du Carnaval de Dunkerque".

Totalement jubilatoire.

Ceux qui s’échappent enfin, ressemblent à des lombrics gris-vert avançant, instables, chancelants, tentant d’éviter chute et glissade. À de multiples reprises, la rivière généreuse propose des cours d’eau de faible profondeur, offrant des baignades glaciales, mais bienvenues.

Alors, pendant quelques fugaces instants, je pense à ces photographies en noir et blanc, extraites de documentaires sur la Grande Guerre qui retracent la "Bataille de la Somme" avec en plus, la mitraille.

De nouveaux bains de boue nous invitent à plonger de plus belle, avec l’insouciance d’enfants terribles se jetant de plein gré pour éclabousser au maximum. Chaque nouvelle tranchée brise les tabous.

Sous couvert de l’anonymat, nous voilà tous à pousser des fesses, tirer des bras, sourire de manière éphémère à des inconnu(e)s. On remue des corps pour gravir avec un style très approximatif des ravines piégeuses comme autant de chemins de mine à ciel ouvert.

Quelqu’un annonce à son voisin de route la distance accomplie de sept kilomètres pour à peine une heure effective de course.

Encore dix ? me dis-je.

Vais-je tenir ?

En réponse, chacune de mes foulées provoque des bruits humides en chlop chlop ou en floutch floutch [2].

Telle une armée s’étirant sur plusieurs hectomètres et montant vers la ligne de front, un immense cortège humain mouvant, émouvant, encore nuancé de couleurs, tranche sur l’horizon lointain. Dans une brume de chaleur, se dessinent les contours incertains des maisons art déco du Crotoy.

Presque irréel, apparaît un pianiste assis sur une remorque, celle-ci posée sur la rive à l'est de l’estuaire. Il ressemble à si méprendre à William Sheller. Dans un improbable récital, il délivre des notes de musique aux vents et aux embruns depuis un beau piano, couleur d’ivoire, et nous le remercions de nos mains libres et engourdies par des applaudissements.

Comme dans "un vieux rock’n’roll", je puise de plus belle dans mes ressources, en quête de "gazoline pour mon chopper". À cet instant précis, "je suis un homme heureux".

Tout aussi irréel, dans un frôlement de gazelles, les Kényans glissent dans l’air, déjà sur le chemin du retour. Personne derrière eux.

Impressionnant.

Le coup au moral autant que l’éblouissement me sidèrent. Impression surréaliste, à leur passage, le temps les contourne, les respecte ; filiformes et graciles, la boue des vasières les épargne, reconnaissant en eux sans doute des guerriers Massaïs égarés dans une savane de silice.

À ma hauteur déboule un géant athlétique, reporter mandaté par France Bleue Picardie, qui effectue la course avec la charge considérable de son émetteur posée sur son dos. Il souffre lui aussi, émettant des flap flap, mais ne laisse rien paraître ni entendre dans le micro qu’il agite à la main.

De l’amplificateur grésille en sortant ses commentaires aux auditeurs de la station, avec une énergie sans doute galvanisée par la garde féminine et véloce de biches qui l’accompagnent, telle une nuée de groupies espérant la réussite à un improbable casting.

Le passage au Crotoy est trop rapide et la "Roue du Temps", imperturbable et facétieuse, propose un ciel obscurci. Les tables de ravitaillement sont presque vides et les poubelles pleines, atteintes d’un mal étrange de couleur orange agrume. Depuis un moment déjà, sous la voûte crânienne, mes idées se bousculent comme autant de nuages maussades et versatiles.

Je suis dans le dur !

Et il reste encore cinq kilomètres !

Par instants, comme pour conjurer la douleur, je crie à la foule de nous porter davantage. Plus loin, me voilà humble et dévoué, prenant la main d’une petite dame qui pourrait disparaître dans le courant d’un passage humide et encaissé. Je lis de la gratitude dans ses yeux.

En instantané, des images d’archives du D-Day se faufilent devant mon regard perdu alors que mes bras se dressent en l’air. L’eau nous oppose un fort courant froid qui endort la douleur. Notre dispersion me fait l’effet d’un débarquement. Je distille des encouragements autour de moi et le vent de mer me les renvoie en écho.

Je prends à présent conscience de ma position proche de l’arrière-garde. Je m’imagine alors dans le désert égyptien en pleine campagne napoléonienne avec quelques grognards valeureux et des cantinières encore bien vaillantes.

Le moindre sourire d’un de mes compagnons de circonstance suscite un espoir et dessine un trait lumineux au milieu d’un masque de souffrances, raviné par la vase et la sueur. Nous voilà d’apparence tous africains, tels des mamelouks burinés au soleil, ondulant sur les dunes d’une caravane en plein Sinaï.

Dans des flaques peu profondes, des reflets dorés me ramènent à la course et me permettent d’adapter mes foulées en rendant le pied sûr, économisant ainsi sur les douleurs lancinantes. Si le temps pouvait s’arrêter, les élancements cesseraient sans doute, mais égoïste, il n’a que faire de mes tourments. Chaque enjambée, pesante et difficile, dure plus d’une seconde.

À ce rythme-là, je vais bientôt reculer.

Mes chaussures, méconnaissables, ont doublé de poids, comme lestées de sable, de façon inégale, rendant ma démarche lunaire.

Le silence est troublant et incite encore au voyage.

Nous avons bouté l’envahisseur perse sur la plage de Marathon et nous voilà messagers, porte-drapeaux de nos aventures, frères et sœurs d’un périple incroyable, nous rentrons apporter la bonne nouvelle de notre victoire.

La trace de ceux qui nous précèdent indique la route à suivre et je comprends qu’il nous faudra traverser une ultime vasière qui, avide et gourmande, veut encore prélever des offrandes à la gloire des dieux athéniens.

Revenant à l’instant présent, j’imagine tous ces gens unis dans un effort gratuit et difficile, éloignés des indifférences de façade du quotidien. La mer, le sable et la vase, le vent, les oiseaux et "Dame Nature" offrent une audience commune, donnant à cette marée humaine une identité, une dignité, une noblesse, une puissance impressionnante.

L’arrivée se rapproche.

Je brûle mes dernières réserves d’énergie et passe sous l’Arc de Triomphe d’un dieu Chronos Digital. Le temps officiel fige dans ma mémoire “2 heures, 27 minutes et 50 secondes” d’une de mes plus belles épreuves sportives, enfin terminée.

Je réalise alors le défi physique et le voyage intérieur. Je me projette dans un an, comme un retour vers le futur. Il y aura sans doute une suite !

[1] Cette Transbaie date du dimanche 26 juin 2016.

[2] Je vous invite à un petit détour linguistique par le monde des onomatopées classées par ordre alphabétique qui traduisent tout un ensemble d’effets sonores parfois assez drôles :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Onomatop%C3%A9e

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