Le témoin

5 minutes de lecture

07 : 30.

Le brouillard enlace les immeubles de la résidence en bordure de Schiltigheim. Les eaux du Rhin et de l’Ill s'écoulent toutes proches. Je viens de terminer deux années à la tête d’une unité militaire basée à Rastatt en Allemagne.

Je prépare à présent un concours d’informatique. Alors, courir me procure une grande sensation de liberté. Je chemine ce matin le long d’une ancienne gravière coincée entre Bischheim, la Wantzenau et Robertsau.

07 : 45.

Mes muscles commencent tout juste à s’attendrir en terminant un premier tour ; de la sueur roule en rivière glacée entre les omoplates. Il n’y a pas de vent. Je rythme ma respiration sur l’écho de mes foulées sur le sol gelé. Chaque expiration s’accompagne d’un panache humide. Mes yeux pleurent et le nez coule.

J’observe le parking. Il se trouve, à présent, une petite voiture en plaque bleue au fond et là, un camion de chantier avec trois occupants en ciré.

*

Pas un promeneur !

Curieusement, à l’entrée principale, je vois cette Ford Escort, déjà présente au début de ma séance ; les feux sont allumés et de la vapeur s’échappe en légères volutes. Les vitres embuées indiquent une présence humaine. J’essuie mes yeux d’un revers de mitaine mais je ne distingue personne à bord. J’entame alors un deuxième tour de " piste ", inquiet et intrigué.

*

Un mauvais pressentiment se dessine dans mon ventre.

Demi-tour.

À l’approche du véhicule, je cherche un témoin pour m’assister.

Personne à proximité.

J’ai très froid aux mains et le contact de la carrosserie n’arrange rien. Je distingue une forme allongée derrière le volant et mon cœur s’emballe. J’ouvre la portière, côté passager et m’abaisse à hauteur du siège avant.

Des cheveux abondants cachent le visage d’une jeune femme qui semble en vie ; il y a du sang sur le tissu du fauteuil à hauteur de sa bouche ouverte. Le froid neutralise les odeurs. Je lui parle avec douceur et l’air humide s'échappe en paillettes irisées par l’éclairage en veille du tableau de bord. Elle réagit par gémissement. D’un coup d’œil, je vérifie la présence éventuelle d’une arme, des médicaments ou de l'alcool.

Rien. Absolument rien.

*

Un mode opératoire se dessine alors dans ma tête.

" Coupe le contact, couvre cette femme sans trop la manipuler et préviens les secours", me dis-je à moi-même et ce plan semble me convenir.

Étrange !

Je passe aussitôt en mode action.

Une fois ma patiente en sécurité, je passe prévenir les deux automobilistes au voisinage pour les informer. Calé dans ma XM, je glisse avec aisance dans la ville déserte de Bischheim et j’entends l'écho feutré de mon passage le long des véhicules en stationnement. Le visage de cette femme évanouie apparaît en filigrane sur mon trajet à travers le pare-brise.

Une croix verte clignote.

La voiture à cheval sur le trottoir, j'entre en trombe et demande au pharmacien le téléphone réservé aux urgences. Je décroche et présente par le détail, la situation à l’opérateur.

Sur le retour, je roule comme dans un vortex aux contours transparents. Je repense à la tache de sang sur le siège. Peut-être a-t-elle pris un coup à la tête ou au visage ?

J'arrive à nouveau sur les lieux.

*

La Ford Escort est isolée sur le parking.

Plus de véhicules.

Plus aucun témoin.

Le soleil se décide enfin à rosir la brume matinale. De rares échassiers, invisibles au regard, se signalent par des cris sinistres.

*

Seul au monde, ou presque.

08 : 20.

Soudain, telle une charge de cavalerie légère, déboulent une fourgonnette blanche striée de bandes tricolores suivie de deux véhicules du SMUR et du SAMU. Un peu troublé par cet imposant déploiement de forces, je me dis que les choses vont enfin s’arranger.

Mais je me trompe !

Un adjudant lance sa patrouille pour procéder aux constatations et se porte à ma hauteur. Après s’être présenté, il laisse le champ libre aux équipes médicales qui très vite intubent la jeune femme. Les vérifications d’usage se réalisent à l'abri des regards dans l’une des ambulances.

L’air vif se remplit du grésillement des radios de bord qui échangent des codes d’interventions. Autour, il n’y a personne, pas de promeneurs, pas de curieux.

*

Et là, j’ai comme une révélation !

Mon cerveau de " témoin " devient celui d'un " suspect ". Des gouttes de " sueur froide " gèlent à la limite du collant de sport ce qui me démange. Du coup, je sautille sur place pour dissiper mon trouble et cela intrigue le policier qui ne me quitte pas d'un instant.

*

Mes antennes, pardon ! Mes oreilles passent en mode " super écoute ".

J’interprète avec acuité chaque détail qui s’ajoute à mon analyse. Je perçois sur ma gauche un agent en train de lire un compte-rendu au combiné. Sur la droite, les blouses blanches en terminent avec la patiente. On déplie une couverture de survie et l’on retire dans un claquement, des gants en latex.

Mes neurones débitent et classent chaque information à la vitesse de la lumière.

À présent, je " lis sur des lèvres " les mots qu’ils disent.

*

Incroyable !

" Elle aurait ingurgité de l’alcool et des cachets et heurté son visage sur le volant du véhicule en pilant face au plan d’eau.

Elle serait hors de danger ".

L'adjudant me fixe à présent en me tendant la main pour me saluer.

Un instant, tout se bouscule dans ma tête, comme lors d’un freinage à bord d’un bus ; les idées assises à l’arrière tentent de passer à l’avant. Il m’explique des choses et moi j’entends qu’il va me passer les menottes.

" Le mari de la victime aurait contacté le commissariat pour signaler la disparition de sa femme hier vers 23 heures, me dit-il. Je vous laisse et merci ! ".

Déjà, l’homme en uniforme s’éloigne et je me sens à la fois ridicule et soulagé. Sourire aux lèvres, je pousse du pied un caillou invisible comme pour chasser mon angoisse et j’entame une sorte de gigue imaginaire de victoire.

*

Déjà, les véhicules soulèvent la brume qui ondoie et se referme derrière eux. Pas de déposition. Rien. Étrange !

Je me demande : " qui suis-je ? "

Je ne suis pas un héros, mais je suis plutôt fier de moi. Après tout, j’ai sauvé cette femme.

Non ?

Mais si !

C’est cela !

Je suis un bon samaritain ; un chevalier sans destrier et sans armure ; pas de longue cape, ni de masque.

J'apparais au lever du jour, en collant, baskets et couleurs fluorescentes.

Je suis, je suis, Super…, Content de moi !

***

Le réveil vibre…

Il est 07 : 30.

Une nouvelle journée commence.

Le visage plein de lumière, je pars de nouveau, courir.


=O=

Annotations

Vous aimez lire Jean-Michel Palacios ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0